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en Turquie. Photos Alina Reyes
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Que la langue déferle à la lèvre de l’être,
Qu’elle abreuve les soifs, qu’elle lave les plaies,
Qu’elle prenne d’amour les hommes et les féconde !
Qu’elle baigne les corps qui s’apprêtent à naître,
Qu’elle ouvre les regards, que montent dans les baies
Les larmes et les chants qui consolent le monde !
Qu’approche le pays dont l’amour est le maître,
Que s’animent les cieux, que vienne la nuée
Nous rendre à la lumière, et que la grâce abonde
Aux bordures du temps où nos yeux se pénètrent.
« Le Christ « agrandi » et renouvelé de Quinet, c’est « ce Dieu qui se réveille dans les cœurs ». » (t.2, p. 227) La voie de Bro, avec sa hache de glace qui « réveille » les cœurs, n’est-elle pas une expression post-moderne de cette pensée, ce joachimisme égaré dont nous poursuivons l’exploration ? « Sous un autre langage, écrit Lubac, la pensée de Quinet n’est pas autre ici que celle de Michelet. » Et de citer l’Ahasverus de Quinet, où l’Éternité déclare :
« Au Père et au Fils j’ai creusé de ma main une fosse dans une étoile glacée qui roule sans compagne et sans lumière… » (p.232)
Lubac rappelle en note qu’il y a là un souvenir du Discours du Christ mort, de Jean-Paul. J’en donne ce passage, qui notamment par la mention du froissement, résonne aussi avec le livre de Sorokine :
« Alors je vis se lever pour s’enlacer autour de l’univers, le serpent gigantesque de l’éternité. Je vis le cercle se former et se doubler autour du grand Tout. Puis il se plia mille fois autour de la nature, et froissa tous les mondes les uns contre les autres ; et pulvérisant tout, il réduisit bientôt le temple de l’universalité, à n’être plus que l’église d’un cimetière. Tout était étroit, sombre et triste. — Se levant avec lenteur, le marteau d’une cloche immense allait sonner la dernière heure du temps, et la destruction de l’univers… quand je m’éveillai. »
Autre est la pensée d’Adam Mickiewicz, collègue au Collège de France et ami de Michelet et Quinet. « Ce qu’il attend, nous dit Lubac, c’est une « nouvelle explosion du Verbe de Jésus-Christ ». Edmond Fondille le faisait observer dès 1862 : « On a affecté, disait-il, de confondre Mickiewicz avec MM. Michelet et Quinet, … le maître catholique et napoléonien avec les deux professeurs voltairiens et révolutionnaires. La vérité est qu’il n’y eut rien de commun en esprit entre eux » ; alors que ceux-ci parlaient en adversaires de plus en plus virulents de l’Église et de toute foi dogmatique, celui-là « n’a pas un seul moment déserté la croyance dans laquelle il est né ». » (p.237) Et Lubac cite Ladislas, le fils du poète, pour lequel Michelet et Quinet « cherchaient toujours davantage dans la raison humaine les lumières que Mickiewicz ne demanda jamais qu’à l’inspiration chrétienne ». (p.238) Puis Daniel Halévy écrivant, toujours à propos de Mickiewicz :
« … Cette grandeur étrange est manifeste dans les leçons qu’il prononce de 1840 à 1844. On n’y trouve pas trace de cette rhétorique, de cette déclamation – donc de cette insincérité – qui gâtent les écrits de Quinet et de Michelet. Quinet et Michelet prétendaient parler d’inspiration, improviser ; ce n’était pas vrai ; mais Mickievicz, dont ils prenaient exemple, improvisait véritablement. Ses leçons… nous donnent sa parole même, libre, simple et puissante. La littérature de 1848 est gâtée par le faux et l’emphase. En lui, rien de tel… Les fleurs d’un merveilleux folklore se mêlaient sur ses lèvres au feu du messianisme. La puissance slave de souffrir, d’espérer, de transformer la souffrance en espérance, vivait en lui… Les improvisations de Mickiewicz ont la qualité mystérieuse, pressante, des Ballades. C’est une fantaisie, un feu, une beauté : on lit, on est saisi… » (p.246)
« Plus fondamentale, poursuit Lubac, est sa conception même de l’art. « Malheur, dit-il, aux poètes s’ils se bornaient seulement à parler ! C’est alors que la Poésie leur jetterait cette guirlande de fleurs mortes dont ils seraient condamnés à s’amuser pendant toute leur vie. » Il fait partager à son compatriote Krasinski son mépris pour cette pure littérature « qui brille quelque temps comme le ver luisant sur l’herbe de mai, puis s’éteint pour toujours ». Analysant l’œuvre de Pouchkine, il reproche au poète russe d’avoir subi d’abord l’influence des idées reçues dans l’occident, d’après lesquelles le poète est un artiste qui doit chercher seulement la perfection de son œuvre, ce qui est « déifier l’art » ; il le loue d’avoir ensuite reconnu – même s’il n’eut pas le courage de se maintenir à cette hauteur – que pour chanter dignement il faut subir une transformation intérieure et devenir « prophète ». » (p.247)
« Si le messianisme de Mickievicz est « d’abord le sentiment d’une intervention constante des puissances surnaturelles dans ce monde terrestre », Édouard Krakovski se dit tenté de croire qu’un tel sentiment lui vient d’abord « de la conscience qu’il a d’être en certains instants un véritable illuminé » ; avançant en âge, le poète discerne dans ce don « un avertissement de Dieu, un ordre obscur auquel il doit se soumettre et dont il doit déchiffrer complètement le sens ». Ce n’était pas orgueil, mas « sentiment très noble d’une sorte de responsabilité à accepter devant le malheur de sa patrie…, sentiment que le sacrifice est le suprême moyen dont nous disposons pour conformer notre monde visible aux desseins du monde invisible qui le régit… » Il est clair en effet qu’il généralise son cas lorsqu’il dit dans sa leçon du 15 janvier 1843 : « Ce qui commence dans la littérature des derniers temps, c’est cet appel au génie, à l’inspiration, ce que nous avons appelé le messianisme ». « (p.250)
Oui, il vient encore, le temps de la parole libre, ouverte, inspirée, la parole écrite mais aussi orale, spontanée, vivante ! Je la sens pousser en moi, si grand est son désir ! Tout vient et viendra à son heure, j’ai confiance et foi absolument et je vous donne pour finir ce chapitre ces quelques vers d’Adam Mickiewicz :
La glace insensible se crève,
L’ombre des préjugés n’est plus :
Matin de liberté, salut !
Où le soleil sauveur se lève !
Murmure ardent du métronome de la pluie
descend. La vie plus douce, plus immensément
baleine que toute contrariété du temps
déploie son arc-en-ciel dans le pur cœur de l’ouïe.
« Je vous ai modulé cela afin qu’en moi
vous ayez pleine paix. Ayez confiance, moi
j’ai vaincu le monde », nous rappelle le ciel,
saveur en nos membres de gingembre et de miel.
Voici un livre redoutable. Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous, disait Kafka. C’est ce que fait Sorokine, à l’endroit et à l’envers à la fois. Tout est ainsi dans ce livre, à l’endroit et à l’envers à la fois. Dans son livre la hache est de glace, c’est elle qu’on brise sur les cœurs, pour les « réveiller ». Mais attention.
Tout commence « normalement ». Je suis obligée de mettre des guillemets, car les mots sont à comprendre à l’endroit et à l’envers à la fois. Sorokine, lui, emploie beaucoup les italiques, pour faire ressortir tel ou tel mot – non pour dire qu’ils disent cela et son inverse à la fois, mais pour les mettre à l’écart, révéler leur caractère unique, isolé, comme non rattaché aux autres mots employés « normalement » dans la phrase.
Tout commence comme dans un beau roman russe, plein d’âme russe et de vie russe d’avant la révolution. Or voici qu’elle arrive, la révolution. Et qu’elle détruit tout. Le narrateur résume lui-même la situation, page 83 :
« Une enfance heureuse, la révolution qui s’était abattue comme une tornade, la disparition de ma famille, les errances, les études, la solitude et mon état d’orphelin, tout cela s’était pour toujours figé sous un verre. Tout cela était devenu le passé. Un passé distinct de moi. »
Ce qui est brisé d’abord, c’est la vie du narrateur. Et donc le temps. Comme cette forêt de Sibérie où, au jour et à l’heure de sa naissance, le 30 juin 1908, se désintégra la météorite dite de la Toungouska. Je ne vais pas raconter l’histoire, ni comment elle est liée aux haches de glace, vous trouverez tout cela dans le roman, très bien dit. Ce qui m’intéresse ici c’est le sens. À partir du moment où l’histoire personnelle du narrateur, intimement liée aux événements qui frappent son pays, rend le passé figé, gelé, nous entrons dans l’ère de la séparation. Séparation de quoi ? Premièrement, du nom. Tous les personnages frappés par la glace, le narrateur le premier, perdent leur nom. Je sais très bien ce dont il s’agit, puisque cela m’est arrivé, comme je l’ai raconté déjà dans un livre. Perdre son nom, c’est mourir.
Le nom c’est l’homme, c’est l’être : c’est biblique. Et l’homme c’est, à l’image de Dieu, celui qui est, qui était et qui vient. La rupture de cette logique, c’est la rupture avec l’humanité. Dans un monde qui remplace Dieu par autre chose – ici « une foi sacrée en la nouvelle Russie soviétique » puis en l’Allemagne nazie -, l’homme perd son nom d’homme, l’homme meurt. Si c’est un homme, disait Primo Lévi.
Le narrateur perd son nom, en lequel était inscrit son passé, son histoire. Comme, ensuite, à chaque membre de la secte, la hache de glace lui en donne un autre, qui n’est qu’un borborygme. Désormais il s’appelle Bro. Désormais lui et ses « frères » ne sont plus des hommes mais des particules de la Lumière originelle, à laquelle ils veulent retourner. Désir d’anonymat et de désincarnation – on pourrait se croire dans certaines régions d’Internet, ou de la communication en général. D’autant que la stratégie de cette secte, au motif de combattre le monde, consiste en fait à l’infiltrer par réseaux souterrains en adoptant ses comportements et en participant à ses méfaits.
« Et j’ai vu alors ceci : des pillards tuant pour de l’argent, des violeurs forçant des femmes à écarter les jambes sous la menace d’un couteau, des affairistes ruinant habilement d’autres hommes, des génies du mensonge transformant la tromperie en grand art, des empoisonneurs circonspects, des bourreaux déjeunant tranquillement après leur travail, des inquisiteurs envoyant des hommes au bûcher au nom du bien, des assassinats de masse au nom de l’appartenance à un autre peuple. »
C’est l’un des paragraphes du long réquisitoire auquel se livre Bro dans sa vision de l’histoire de l’humanité (pp 230-232). Au terme de laquelle il n’appellera plus les hommes du nom d’hommes mais : « les machines de chair ». Car, avait-il constaté au cours d’une précédente longue vision (p.103) :
« Durant toute leur histoire, les hommes s’adonnèrent à trois occupations fondamentales : faire naître des hommes, tuer des hommes et exploiter le monde environnant. Engendrés par une eau impermanente et dysharmonique, les hommes mettaient au monde et tuaient, tuaient et mettaient au monde. Parce que l’homme était l’erreur suprême. Comme tout ce qui est vivant sur la Terre. Et la Terre se transforma en l’endroit le plus monstrueux de l’Univers. Cette petite planète devint un véritable enfer. Et c’est dans cet enfer que nous vivions. »
Le monde est mauvais, la langue est mauvaise. La dissociation dans le temps entraîne aussi une dissociation de l’esprit et de la chair. « La voie de Bro » consiste à détruire la vie de la chair pour exalter le retour à une vie de pure lumière. Et cette exaltation, ce désir, saisissent l’être de puissants élans mystiques :
« J’étais dans un état superbe. J’étais plein de force et d’énergie. Je ne vivais que dans le présent : le passé était oublié. J’avais envie d’une seule chose : que la joie de mon corps ne cesse pas. Au nom de cela, j’étais prêt à tout. » (p.86)
« Lorsque tout le camp ronflait, je me levai et marchai alentour. Les étoiles et la lune étaient cachées par les nuages. Mais le ciel du Nord était lumineux, même la nuit. Je flânais entre les arbres calcinés, je posais mes mains sur leur tronc, je m’asseyais sur la terre moussue, puis je me relevais, j’errais en direction du marais, vers le ruisseau, je trempais les mains dans l’eau. La chose immense et familière était là, tout près. Elle m’attendait. Elle vait chassé le sommeil de mon corps, n’y laissant que l’enthousiasme de l’attente. Elle faisait tressaillir mon cœur.
L’aurore m’accueillit au milieu des arbres morts. » (pp 89-90)
« Je priais pour une seule chose : que mon exaltation ne cesse pas. (…) Nos cœurs n’étaient pas encore nés ! Cette découverte me stupéfia comme si j’avais été frappé par un éclair. Puis je tombai en transe. » (p. 92)
« Le silence absolu du monde me bouleversait. Le monde terrestre était pétrifié devant moi dans un calme suprême. Pour la première fois de ma vie, je ressentis avec acuité que le monde était une création. Il n’était pas apparu de lui-même. Il n’était pas le résultat d’une combinaison aléatoire de forces aveugles. Il avait été créé. Par un effort volontaire. Et en un instant. » (p.97)
« Cette chose énorme et familière m’appelait. Et je me rendis à son appel. » (p.97)
« À chaque pas mon cœur battait plus fort. Mais ce n’étaient pas des battements habituels d’émotion et d’excitation. Les battements de mon cœur étaient lents, mais toujours plus forts et plus intenses : chaque coup résonnait dans ma poitrine, des ondes se diffusaient dans tout mon corps. » (p.98)
« J’avais trouvé cette chose énorme et familière ! Mes doigts effleuraient sa surface lisse. Mon cœur battait de façon étourdissante. Je sentis que je perdais connaissance. Ma tête se vida un instant. Un néant divin résonna en elle. » (p.100)
Etc. Nous retrouvons bien ici l’expression d’une « énorme et familière » expérience mystique. À l’endroit et à l’envers à la fois. Elle se passe « à l’endroit » dans le mode, mais « à l’envers » dans le sens. Voilà où ce livre est redoutable. Il dit quelque chose d’épouvantable et vrai, quelque chose qui continue d’arriver à l’homme. La possibilité de croire vivre un « réveil » pour la vie, alors qu’il s’agit d’un réveil pour la mort, au sens où Heidegger parle de l’homme comme d’un « être-pour-la-mort » – et ce faisant fédère beaucoup d’adeptes bien intentionnés autour de sa philosophie, qui n’est sur ce point que l’expression cachée du nihilisme de son temps, et du nôtre.
Ce que vit le narrateur de Sorokine « ressemble » à une expérience chrétienne, avec sens du sacrifice, illumination, recherche de frères, prière du cœur… Mais en réalité il s’agit d’une voie de désincarnation, de collaboration au mensonge du monde, de meurtre, de dégénérescence, de désir du néant, de la destruction, de la mort. La voie de Bro est une voie de tromperie.
Dans cette « imitation » du vrai nous pourrions citer encore bien des éléments du texte, comme l’histoire du cheval maltraité et de l’homme qui s’effondre (p.153), rappelant le passage de Nietzsche dans la folie, ou celle de Deribas qui tel saint Paul se convertit à la Lumière après avoir été un tueur d’hommes au service du bolchevisme (p.174)… Leni Riefensthal et sa lumière bleue sont aussi évoquées (p.274) (elle que j’avais évoquée aussi en même temps qu’un autre livre de Sorokine où elle ne figurait pas). Quand Bro, ne mangeant plus, est transporté dans une caisse, j’ai pensé aussi au « champion de jeûne » de Kafka… J’ai pensé encore à Kafka et à la fin du Procès, et puis aussi au doux sémite Jésus, quand Sorokine dit que les déportés se sont laissé tuer sans essayer de se défendre… Sans doute peut-on trouver encore bien d’autres références incluses dans le texte, mais elles y sont en quelque sorte toujours dépouillées de leur chair, comme vidées d’elles-mêmes. Dans cette logique, il n’est pas étonnant que les adeptes de la secte trouvent un très grand pourcentage des leurs parmi les déportés d’Auschwitz. Nous voici de retour à la Bible. À la perversion de sa parole. Voici le récit de la récupération de l’un de ces déportés par la secte :
« Quand les frères l’ont déshabillé et l’ont ligoté contre une paroi, il ne leur a opposé aucune résistance. Il se contentait de prier. Il serrait dans sa main droite un bout de papier gris chiffonné. Fer et moi avons visualisé sa vie et nous avons compris ce qu’était ce papier. Quand on l’avait transporté jusqu’au lieu d’extermination, une machine de chair le lui avait transmis. Elle connaissait beaucoup de prières, et dans sa vie précédente, à l’époque où la paix régnait, des machines de chair venaient la voir pour qu’elle leur indique la manière de vivre convenablement. En lui confiant ce papier froissé, la machine de chair lui avait dit que ce papier était lui-même. Et de lui dépendait ce qu’il serait : froissé ou redressé. Et toutes les nuits, dans le lieu d’extermination, il étalait ce papier sur sa main. Le matin, il le froissait. Ligoté contre une paroi, il serrait ce bout de papier dans sa main. Dès que le marteau de glace a frappé sa poitrine cachectique, le bout de papier s’est échappé de sa main. Et son cœur voyant s’est mis à parler :
« Ub ! Ub ! »
Vous entendez ? Ubu. Oui, faisons attention.
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Vladimir Sorokine, La voie de Bro, traduit du russe par Bernard Kreise, éditions de l’Olivier
Luxe de calme et de beauté, ma barque
fend les eaux poissonneuses à profusion,
à volonté, à vif, je suis l’étrave
et mon verbe, ma phrase l’étendue
scintillante au soleil des fruits sauvages
qu’on trouve au printemps dans les bois, des fraises
minuscules qui éclatent entre langue
et palais, pleurant leur joie aux papilles
du jour. Ma barque va, béatitude.
Dans sa travée les milliards de poissons
qu’elle engendre se transportent avec elle,
pont d’étoiles jaillissant de la mer,
dans l’infini des siècles que nous sommes,
milliards de mains entrelacées d’amour.