aujourd'hui à Paris, photo Alina Reyes
Commençons une lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques mois avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.
« Cette année, je voudrais continuer l’étude du franc-parler, de la parrêsia comme modalité du dire-vrai. (…) L’alèthurgie serait, étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste. Donc laissons de côté les analyses de type « structure épistémologique » et analysons un peu les « formes alèthurgiques ». (pp 4-5)
On ne dira pas que le géomètre ou le grammairien, enseignant ces vérités auxquelles ils croient, sont des parrèsiastes. Pour qu’il y ait parrêsia (…) il faut que le sujet, [en disant] cete vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse. Il faut pour qu’il y ait parrêsia que, en disant la vérité, on ouvre, on instaure et on affronte le risque de blesser l’autre, de l’irriter, de le mettre en colère et de susciter de sa part un certain nombre de conduites qui peuvent aller jusqu’à la plus extrême violence. C’est donc la vérité, dans le risque de la violence. » (p.12)
La parrêsia risque donc non seulement la relation établie entre celui qui parle et celui à qui est adressée la vérité, mais, à la limite, elle risque l’existence même de celui qui parle, si du moins son interlocuteur a un pouvoir sur lui et s’il ne peut supporter la vérité qu’on lui dit. Ce lien entre la parrêsia et le courage est fort bien indiqué par Aristote lorsque, dans l’Éthique à Nicomaque, il lie ce qu’il appelle la megalopsukhia (la grandeur d’âme) à la pratique de la parrêsia. (p.13)
Le peuple, le Prince, l’individu doivent accepter le jeu de la parrêsia (…) cette espèce de pacte qui fait que si le parrèsiaste montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, celui auquel cette parrêsia est adressée devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité. (…) La pratique de la parrêsia s’oppose terme à terme à ce qui est en somme l’art de la rhétorique. (…) Le bon rhétoricien, le bon rhéteur est l’homme qui peut parfaitement et est capable de dire tout autre chose que ce qu’il sait, tout autre chose que ce qu’il croit, tout autre chose que ce qu’il pense, mais de le dire de telle manière que, au bout du compte, ce qu’il aura dit, et qui n’est ni ce qu’il croit ni ce qu’il pense ni ce qu’il sait, sera, deviendra ce que pensent, ce que croient et ce que croient savoir ceux auxquels il l’a adressé. Dans la rhétorique, le lien est dénoué entre celui qui parle et ce qu’il dit, mais la rhétorique a pour effet d’établir un lien contraignant entre la chose dite et celui ou ceux auxquels elle est adressée. Vous voyez que, de ce point de vue-là, la rhétorique est exactement à l’opposé de la parrêsia, [qui implique au contraire une] instauration forte, manifeste, évidente entre celui qui parle et ce qu’il dit (pp 14-15)
Disons, très schématiquement, que le rhéteur est, ou en tout cas peut parfaitement être un menteur efficace qui contraint les autres. Le parrèsiaste, au contraire, sera le diseur courageux d’une vérité où il risque lui-même et sa relation avec l’autre. (…) La parrêsia est tout de même autre chose qu’une technique ou un métier, (…) c’est une attitude, une manière d’être qui s’apparente à la vertu, une manière de faire. » (p.15)
La suite de la lecture nous conduira à voir le rapport entre parrêsia et prophétie, et entre parrêsia et sagesse.
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Le lion marche à travers les blés, lumière d’or ondulant dans le temps, esprit le corps.