Le loucherbème de Marcel Schwob, destiné à n’être pas compris par une certaine classe de gens

marcel schwob

portrait de Marcel Schwob paru dans l’Illustration à sa mort en 1905

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Pourquoi lit-on si peu Marcel Schwob ? Ses contes cruels et ciselés resteront-ils encore longtemps le délice de happy few amateurs des charmes raffinés et décadents du XIXème sicèle finissant, ou écrivains en quête d’inspiration ? Son œuvre savante et singulière ne saura-t-elle pas, à l’instar de celle d’un Borges (qui l’admirait) dépasser le cercle des curieux et toucher un public plus large ?

Issu d’une vieille famille juive, d’apparence assez bonhomme, Schwob fut un homme de passion et d’exception. Mort en 1905 après dix années de maladie à l’âge de 38 ans, il avait aimé d’un amour violent les femmes et les lettres, auxquelles il avait consacré sa vie. Grand érudit, philologue, spécialiste de Villon et de l’argot, admirateur de Stevenson, ami de nombreux écrivains, dont Claudel et Colette, défenseur de Jarry, journaliste, amant passionné d’une petite prostituée, puis de la comédienne Marguerite Moreno qu’il épousa, Schwob laissait une oeuvre qui avait fait l’admiration et l’étonnement de tous ses contemporains.

Les Etudes sur l’argot français, son premier livre, datent de 1889. Écrites en collaboration avec son ami Georges Guieysse, qui se suicide avant la fin de la rédaction, ces études sont le fruit du goût de Schwob pour les langues, avec ce qu’elles peuvent donner d’aventures et de libertés à qui les fréquente. Notons au passage ses remarques sur l’orthographe dans un article consacré à Stevenson :

L’écrivain qui rompt l’orthographe traditionnelle prouve véritablement sa force créatrice. Or, il faut bien se résigner : on ne peut jamais changer que l’orthographe des phrases et la direction des lignes, écrit-il après avoir noté que tous les écrivains du XVème et du XVIème siècles usaient d’une langue admirable, alors qu’ils écrivaient les mots chacun à leur manière, sans se soucier de leur forme. Aujourd’hui que les mots sont fixés et rigides, vêtus de toutes leurs lettres, corrects et polis, dans leur orthographe immuable, comme des invités de soirée, ils ont perdu leur individualisme de couleur. Les gens s’habillaient d’étoffes différentes : maintenant, les mots, comme les gens sont habillés de noir. On ne les distingue plus beaucoup.

Orthographe, orthodoxie des mots et de la langue, images figées d’un monde ordonné… En s’intéressant à l’argot, Marcel Schwob passe de l’autre côté du miroir :

C’est une langue artificielle, destinée à n’être pas comprise par une certaine classe de gens.

Partant du loucherbème, employé par la corporation des garçons bouchers concurremment avec les classes dangereuses, Schwob étend son étude, fait appel à Villon et à Rabelais et démontre que l’argot, loin d’être une langue spontanée, est régi par ses propres lois et se reproduit par dérivation synonymique.

 

crociata dei bambini

L’un de ses titres, « La croisade des enfants »,  avec Paolo Uccello

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Le Livre de Monelle est peut-être la plus étrange des œuvres de Marcel Schwob. Inconsolable après la mort de Louise, la petite ouvrière-prostituée avec laquelle il vivait, il se souvient de Thomas de Quincey et de Dostoïevski pour écrire cet hymne à la figure mythique de la prostituée pleine de pitié.

Avant de se perdre dans les mille visages de ses sœurs (la Perverse, la Fidèle, la Sacrifiée…), Monelle parle et ordonne, à la manière de Zarathoustra :

Détruis, détruis, détruis.

D’apparitions en disparitions, seule et démultipliée, Monelle est l’insaisissable, dans un univers peuplé de masques où le réel est perpétuellement en fuite. Il faut se pénétrer longuement du Livre de Monelle pour en goûter tout le mystère. Et se perdre dans ses profondeurs aux reflets nihilistes, si proches des labyrinthes qui fascinent notre époque.

(J’ai publié cet article dans Libération au début des années 1990)

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un site consacré à Marcel Schwob

Une terre lointaine

« J’ai continué à marcher, malgré mon barbelé dans la cuisse. Il faisait si froid. Si je m’arrêtais, j’allais m’endormir, mourir sur place. J’avançais, et il y avait juste une idée dans ma tête : le jardin, la ménagerie. Là-bas il ferait chaud, à cause du souffle des animaux endormis. » (Je finis de taper L’Exclue, paru en 2000 et dont je n’ai plus le manuscrit, qui sera l’un des livres reproposés ici dans quelques jours sous forme numérique).

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 » … Et l’homme ultime prononcera sa première parole, afin que poussent les herbes, et que la femme comme un rayon de soleil apparaisse à son côté. Et de nouveau il adorera la femme et la couchera sur l’herbe ainsi qu’il a été ordonné. Et les rêves obtiendront vengeance, et ils sèmeront des générations dans les siècles des siècles !

 

Vers une terre lointaine et sans péché désormais je m’avance.

Désormais me suivent des créatures légères

avec aux cheveux les irisations du pôle

et sur la peau le doux scintillement de l’or.

Étrave mon genou, je progresse parmi les herbes

et mon haleine rejette de la face de la terre

les ultimes pelotes du sommeil.

Et les arbres cheminent à mon côté, contre le vent.

Je vois de grands mystères singuliers et étranges :

Fontaine la caverne d’Hélène.

Trident avec dauphin la forme de la Croix.

Porte blanche le barbelé sacrilège.

Par là glorieux je passerai.

Les paroles qui m’ont trahi et les gifles seront

devenues myrtes et palmes :

Hosanna annonceront-elles, Hosanna à celui qui vient !

Je vois dans la privation la jouissance du fruit.

Oliviers obliques avec un peu de bleu entre les doigts

ces temps de la colère derrière les barreaux.

Et plages sans fin, humides du désir ensorcelant des yeux,

les profondeurs de Marina.

Là chaste je marcherai.

Les larmes qui m’ont trahi et les humiliations

seront devenues souffles et chants infinis d’oiseaux :

Hosanna annonceront-elles, Hosanna à celui qui vient !

Vers une terre lointaine et sans péché désormais je m’avance. »

 

Odysseas Élytis, Prophétie

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Allez au jardin

Dans le bac de terre accroché à ma fenêtre, je laisse les graines venir du ciel, sans arroser ni rien faire moi-même. Il y pousse de la mousse, de toutes petites herbes à quatre feuilles qui se serrent comme un petit peuple, d’autres ont de longues tiges et montent droit dans la lumière, certaines portent de minuscules fleurs jaunes ou blanches, l’une est si fine et haute qu’elle se balance dans la brise à tout instant, avec ses micro-soleils qui s’ouvrent, se referment et se réouvrent. Jamais sans le ciel. N’oubliez pas votre jardin !

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Lumière à travers temps

J’ai compris quelque chose d’absolument essentiel et immense pour toute l’humanité, je vais l’exposer dans mon prochain livre. Je vais tout expliquer. Quel dommage que tant d’hommes se dépensent dans tant de choses vaines, des choses d’hommes, entre hommes, entre aveugles, au lieu de s’intéresser à ce à quoi il faut s’intéresser. S’ils savaient quel est l’enjeu, en vérité, pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils entraînent à leur suite ! Heureusement beaucoup d’autres, même s’ils ne le savent pas, font ce qu’ils ont à faire, et nous approchons de la Vérité.

Je ne l’ai pas compris en spéculant, je l’ai compris en le vivant et en avançant, en voyant le paysage à mesure, en voyant où j’arrivais. Il ne faut jamais s’arrêter. Je ne m’arrête jamais. J’entends les dominos tomber derrière, ceux qui voulaient se construire Babel, mais je sens aussi avancer avec moi les humbles, les sincères, les désintéressés, les passionnés, les déjà sauvés, co-sauveurs de tous ceux qui marchent avec eux.

Oui ce que nul n’a dit je le dirai, je l’ai déjà écrit en résumé ce soir, nul ne l’a dit parce que nul ne l’a vu comme je l’ai vu, mais d’autres l’ont su par la parole qui leur a été donnée pour le dire sans pouvoir l’expliquer. Il ne faut jamais quitter de vue la vérité, ne jamais cesser de la désirer et de désirer la servir en la trouvant. Alors le mot béatitude est trop faible pour dire ce qui se présente, cette plénitude, cette joie, cet accomplissement.

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