Objets doués d’âme, une écriture

Chez moi il y a beaucoup d’objets récupérés, notamment dans la rue, et d’objets – surtout des tableaux – faits maison. Le tout dans un grand « désordre ordonné », comme me l’a dit hier un jeune homme, une sorte de musée vivant. Certains sont des objets d’art (trouvés gratuits ou achetés à tout petit prix, car on peut collectionner ou collecter des objets d’art sans budget, l’art n’est pas forcément synonyme de prix élevés), d’autres des objets tout simplement, notamment des objets naturels, cailloux, pommes de pins, glands… J’ai moins de moyens que n’en avait André Breton pour constituer son merveilleux musée-atelier-appartement, mais c’est un peu l’esprit. L’essentiel est de donner la vie à ces objets par les relations mentales qu’ils supposent, par le sens qu’ils acquièrent en constituant un espace à vivre, par la pensée et l’amour que leur assemblement figure. En fait, ils constituent une écriture. Et vivre à l’intérieur, c’est le bonheur.

Dans la ville aussi, des écritures animent les murs et les objets, comme ces quelques graffs que j’ai photographiés hier au passage :

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graff 4-minhier à Paris, photos Alina Reyes

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Cadavre exquis assisté

Homme lisant au lit la nuit, photo Alina Reyes

Homme lisant au lit la nuit, photo Alina Reyes

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Robin Sloan est un romancier californien. Le 18 octobre dernier, le New York Times consacrait un article à sa nouvelle façon d’écrire, assistée par ordinateur. Il commence une phrase, un petit programme d’intelligence artificielle la termine. Dans son nouveau roman, la Californie est retournée à l’état sauvage. Il écrit : « Les bisons sont rassemblés autour du canyon ». Il envoie. L’ordi fait « pock », analyse les dernières phrases et ajoute : « sous le ciel nu ». Il poursuit : « Les bisons voyageaient depuis deux ans », l’ordi ajoute quelque chose comme « en pleine ville ». Il n’avait pas pensé à ça, il est content. Le cadavre exquis assisté, en quelque sorte. C’est amusant. Depuis cet article les incendies sont passés, il devient de moins en moins improbable que la Silicon Valley puisse retourner bientôt à l’état sauvage. Il n’y aura plus qu’à se remettre à écrire avec son propre cerveau.

 

Pensées de Léonard de Vinci

vinci-minPlus profondes encore que celle de Blaise Pascal, et dénuées d’épouvante face au naturel, contrairement à celles du religieux de Port-Royal, les pensées de Léonard de Vinci, qui ont également traversé le temps par fragments sur des feuillets non classés, restent encore à analyser. En voici quelques-unes ; qu’elles semblent faciles ou difficiles d’accès, elles demandent une vraie réflexion (d’autant que cet homme écrivait d’une écriture spéculaire, qui ne peut se lire qu’en miroir).

« L’expérience n’est jamais en défaut. Seul l’est notre jugement, qui attend d’elle des choses étrangères à son pouvoir.
Les hommes se plaignent injustement de l’expérience et lui reprochent amèrement d’être trompeuse. Laissez l’expérience tranquille et tournez plutôt vos reproches contre votre propre ignorance qui fait que vos désirs vains et insensés vous égarent au point d’attendre d’elle des choses qui ne sont pas en son pouvoir. Les hommes se plaignent à tort de l’innocente expérience et l’accusent de mensonges et de démonstrations fallacieuses ! »

« Aux ambitieux que ni le don de la vie ni la beauté du monde ne suffisent à satisfaire, il est imposé comme châtiment qu’ils gaspillent la vie et ne possèdent ni les avantages ni la beauté du monde. »

« L’œil, dès qu’il s’ouvre, contemple tous les astres de notre hémisphère.
L’esprit passe en un instant de l’orient à l’occident ; et toutes les grandes choses immatérielles ressemblent beaucoup à celles-ci, sous le rapport de la vélocité. »

« Ô mathématiciens, faites la lumière sur cette erreur ! L’esprit n’a pas de voix, car là où la voix existe, il y a un corps et là où il y a un corps, il occupe dans l’espace une place qui intercepte les objets situés derrière cet espace ; donc ce corps en soi emplit tout l’air environnant, c’est-à-dire par les images qu’il présente. »

« Observe la lumière et considère sa beauté. Cligne des yeux et regarde-la. Ce que tu vois n’y était pas au début, et ce qui y était n’est plus. Qui donc la renouvelle, si celui qui l’a faite meurt continuellement ? »

« Toi qui médites sur la nature des choses, je ne te loue point de connaître les processus que la nature effectue ordinairement d’elle-même, mais me réjouis si tu connais le résultat des problèmes que ton esprit conçoit. »

« Tout tort sera redressé. »

« Le mouvement est le principe de toute vie. »

« Le poids d’un petit oiseau qui s’y pose suffit à déplacer la terre.
La surface de la sphère liquide est agitée par une minuscule goutte d’eau qui y tombe. »

« Étant donné une cause, la nature produit l’effet par la voie la plus brève. »

« Écris sur la nature du temps, distincte de sa géométrie. »

« Fuis l’étude qui donne naissance à une œuvre appelée à mourir en même temps que son ouvrier. »

« Vois, nombreux sont ceux qui pourraient s’intituler de simples canaux pour la nourriture, des producteurs de fumier, des remplisseurs de latrines, car ils n’ont point d’autre emploi en ce monde ; ils ne mettent en pratique aucune vertu ; rien ne reste d’eux que des latrines pleines. »

« Par conséquent, ô vous, étudiants, étudiez les mathématiques et n’édifiez point sans fondations. »

la cène,

« Le mensonge est d’une abjection telle, que dût-il célébrer les grandes œuvres de Dieu, il serait une offense à sa divinité. La vérité est d’une telle excellence que si elle loue la moindre chose, celle-ci s’en trouve ennoblie.
La vérité est au mensonge ce qu’est la lumière par rapport aux ténèbres ; et la vérité est, en soi, d’une excellence telle que même quand elle traite de matières humbles et terre à terre, elle l’emporte considérablement sur les sophismes et les faussetés qui se répandent en grands discours redondants ; car bien que notre esprit ait fait du mensonge le cinquième élément, il n’en reste pas moins que la vérité des choses est la pâture essentielle pour les intellects raffinés – mais non, il est vrai, pour les esprits qui errent. »

« Quiconque dans une discussion invoque les auteurs, fait usage non de son intellect mais de sa mémoire.
La bonne littérature a pour auteurs des hommes doués de probité naturelle, et comme il convient de louer plutôt l’entreprise que le résultat, tu devrais accorder de plus grandes louanges à l’homme probe peu habile aux lettres qu’à un qui est habile aux lettres mais dénué de probité. »

« Qui marche droit tombe rarement. »

« Le désir de savoir est naturel aux bons. »

« Un corps en mouvement acquiert dans l’espace autant de place qu’il en perd. »

« L’amour triomphe de tout. »

« Sauvage est qui se sauve. »

« L’hermine préfère la mort à la souillure. »

« Le mouvement tend vers le centre de gravité. »

« D’une petite cause, naît une grande ruine. »

« À l’épreuve nous reconnaissons l’or pur. »

« La fosse s’écroulera sur qui la creuse. »

« Puissé-je être privé de la faculté d’agir, avant de me lasser d’être utile. »

Sélection de pensées faite dans Les Carnets de Léonard de Vinci, classés par Edward MacCurdy et traduits par Louise Servicen.

Léonard de Vinci, l’homme aux myriades de cerveaux

da-vinci-studies-of-embryosJ’ai commencé hier soir à relire les Carnets de Léonard de Vinci, lus au moins partiellement plusieurs fois au cours des dernières années. Auteur et penseur de premier plan, dont les paroles valent d’être méditées autant que les peintures et les machines. Mais il est intéressant aussi de se pencher sur la façon dont Léonard est reçu, vu, à travers le temps. En 1550, trente et un ans après la mort de Léonard, dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Giorgio Vasari vante la merveille de son génie, mais lui reproche sévèrement sa prétendue inconstance dans le travail, et va jusqu’à inventer un pieux repentir du peintre sur ce sujet au moment de mourir. Que l’inachèvement de plusieurs de ses œuvres fasse partie de son œuvre et de son génie -comme il arrive chez certains autres génies- n’est pas compris à l’époque, et sans doute reste aujourd’hui à éclairer.

 

Leonardo_da_Vinci_-_Virgin_and_Child_with_St_Anne_C2RMF_retouchedEn 1910, Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci commet un énorme délire sur l’homosexualité, prétendument frigide et platonique, du peintre. Son essai, fondé sur une faute de traduction, en dit davantage sur Freud que sur Léonard, mais reste sauvé du plantage total par une observation pertinente sur la figuration de ses deux mères (la naturelle et l’adoptive) dans le tableau La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne. Aujourd’hui la vie homosexuelle du peintre, dans presque  tous les documentaires sur lui que j’ai pu visionner, fait encore manifestement l’objet des fantasmes de ceux qui en parlent comme s’ils avaient tenu la chandelle, lui prêtant des liaisons sexuelles multiples, y compris avec un enfant. En réalité, en l’absence de témoignages sur la question, on ne peut rien affirmer. Seulement supposer, d’après ce que son œuvre écrite et peinte laisse comprendre de lui, qu’il ne fut ni « platonique » ni débauché mais tout à la fois libre et raisonné, d’esprit donc de corps aussi.

Lire ce qui est dit de Léonard m’aide aussi à réfléchir sur mon propre travail, passé, présent et à venir, et à le guider. Après la note d’hier, voici quelques autres réflexions qui ont retenu mon attention :

Da_Vinci_Vitruve_Luc_Viatour« Coleridge appelle Shakespeare l’homme aux « myriades de cerveaux ». Si la discussion baconienne était ouverte, un parallèle serait possible avec la multiplicité des cerveaux de Léonard. » Et : « chez lui, la beauté d’expression nous obsède jusqu’à la torture ». E. MacCurdy, dans son Introduction aux Carnets de Léonard.

André Chastel, dans son édition du Traité de la peinture de Léonard de Vinci, note « l’impression ambiguë que laisse l’étrange Léonard ».  Et :

« Le passage de Léonard ne se marque pas seulement – comme celui d’un Rubens ou d’un Greco – par le fait que les peintres sont saisis de nouveaux problèmes ou d’une nouvelle face des problèmes de leur art. Il se signale aussi par des écarts, des prétentions, des fixations nouvelles, enfin tout ce qui laisse supposer que Léonard comptait par la tension, l’inquiétude, l’interrogation, la critique, bref l’irritation intellectuelle et nerveuse qu’il propageait, autant que par les exemples de son art. »

« Ce que l’on admire d’ordinaire et respecte instinctivement chez Léonard, ce qu’il offre en tout cas de peu commun, c’est l’indépendance du comportement. »

« Les deux notions [scientifique et irrationnelle] sont actives dans son esprit comme les deux faces également exigibles du merveilleux. »

« Léonard est un admirable écrivain, tour à tour nerveux et sinueux, direct et enveloppé, froid et enthousiaste. »

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Leonardo_da_Vinci_-_Portrait_of_a_MusicianIl fut aussi chanteur et musicien, et inventa des instruments, notamment une « viola organista » qui a été réalisée récemment d’après ses dessins et que l’on peut entendre prendre vie grâce au pianiste polonais Sławomir Zubrzycki. Pour en savoir plus, consulter cet article sur France Musique.

Dans ce Portrait de musicien, on peut lire sur la partition de l’homme peint par Léonard (il me plait de penser que ce pourrait être lui-même) : « Cant…Ang… » Le chant des anges, je présume. C’est en tout cas ce que fait entendre cet instrument, dans cet enregistrement que je ne me lasse pas d’écouter et réécouter :

Pour en entendre davantage et le voir de plus près :

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Et pour plus sur ce génie, suivre le mot clé Léonard de Vinci.

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Léonard de Vinci vu par…

leonard de vinci-min*

Walter Pater, dans The Renaissance, Studies in Art and Poetry (1873, trad. A.Henry) :

« Son idéal de beauté est si exotique qu’il nous fascine davantage qu’il nous séduit : plus que chez tout autre artiste, cet idéal semble refléter les pensées et presque les catégories d’un monde intérieur. Aussi ses contemporains le croyaient-ils détenteur d’un savoir caché, de source suspecte, tandis que Michelet et d’autres ont vu en lui un précurseur. Il a fait peu de cas de son propre génie et n’a produit ses chefs-d’œuvre que dans ses dernières années, si tourmentées ; pourtant, ce génie le tient si bien qu’il a pu traverser sans s’émouvoir les événements les plus tragiques qui accablaient sa patrie et ses amis ; c’est comme s’il les croisait par hasard au cours de sa mission secrète. »

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Paul Valéry, dans sa préface à la traduction des Carnets de Léonard de Vinci par Louise Servicen (Gallimard, 1942) :

« (…)

Il y eut une fois Quelqu’un qui pouvait regarder le même spectacle ou le même objet, tantôt comme l’eût regardé un peintre, et tantôt en naturaliste ; tantôt comme un physicien, et d’autres fois, comme un poète ; et aucun de ces regards n’était superficiel.

(…)

Usant indifféremment du dessin, du calcul, de la définition ou de la description par le langage le plus exact, il semble qu’il ignorât les distinctions didactiques que nous mettons entre les sciences et les arts, entre la théorie et la pratique, l’analyse et la synthèse, la logique et l’analogie, distinctions tout extérieures, qui n’existent pas dans l’activité intime de l’esprit, quand celui-ci se livre ardemment à la production de la connaissance qu’il désire.

(…)

Rien de réel ne lui paraît indigne d’occuper sa puissante attention. (…) Dans cet homme complet la connaissance intellectuelle ne suffit pas à épuiser le désir, et la production des idées, même les plus précieuses, ne parvient pas à satisfaire l’étrange besoin de créer : l’exigence même de sa pensée le reconduit au monde sensible, et sa méditation a pour issue l’appel aux forces qui contraignent la matière. L’acte de l’artiste supérieur est de restituer par voie d’opérations conscientes la valeur de sensualité et la puissance émotive des choses, – acte par lequel s’achève dans la création des formes le cycle de l’être qui s’est entièrement accompli.

Ce chef-d’œuvre d’existence harmonique et de plénitude des puissances humaines porte le nom très illustre de Léonard de Vinci.

(…)

Léonard est différent (comme je l’ai déjà indiqué) à nos distinctions scolaires entre l’œuvre scientifique et la production artistique. Il se meut dans tout l’espace du pouvoir de l’esprit.

Il l’est aussi aux tentations de la gloire immédiate. Il ne sait pas sacrifier sa curiosité généralisée, les excursions de sa fantaisie, qui est profondeur, aux exigences d’une production suivie et de rapport certain. Il commence des œuvres qu’il abandonne… »

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Paul Valéry encore, dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894), dédiée à Marcel Schwob :

« Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente : c’est à l’univers qu’il songe toujours, et à la rigueur. Il est fait pour n’oublier rien de ce qui entre dans la confusion de ce qui est : nul arbuste. Il descend dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s’y éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il les travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise, énumère, émeuve. Il laisse debout des églises, des forteresses ; il accomplit des ornements pleins de douceur et de grandeur, mille engins, et les figurations rigoureuses de mainte recherche. Il abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux. Dans ces passe-temps, qui se mêlent de sa science, laquelle ne se distingue pas d’une passion, il a le charme de sembler toujours penser à autre chose… Je le suivrai se mouvant dans l’unité brute et l’épaisseur du monde, où il se fera la nature si familière qu’il l’imitera pour y toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. » (texte entier sur wikisource)

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camion rue mouffetard-minhier soir rue Mouffetard, photo Alina Reyes

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