Haïkus du solstice d’hiver. Haïku, yoga et photographie

 

Pierre gravée d'un haïku : source de l'image

Pierre gravée d’un haïku : source de l’image

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Le haïku, comme la photographie, est une saisie d’instants, et un geste instantané. Ces deux arts ont cette grâce en partage avec le yoga, ses respirations (pranayama), ses postures (asana) et ses méditations (dhyâna en sanskrit – mot devenu zen en japonais). Mais la photographie se distingue par le fait qu’elle requiert de la part de son auteur·e un pas en arrière, un pas dans la mort. C’est seulement depuis la mort que le photographe peut arracher un moment au temps. Alors que le haïku, comme le yoga, projette son auteur·e de plain-pied dans la vie. Le photographe n’est pas dans son image, même en cas d’autoportrait : s’il « écrit la lumière », selon l’étymologie du mot, il le fait depuis la ténèbre où il lui faut se tenir pour réaliser ses images ; et il arrive souvent qu’il n’ait pas à s’y retirer, qu’il s’y soit retrouvé malgré lui et que la photographie se présente alors à lui comme moyen de ne pas oublier la lumière.

Il en va autrement du haïku et du yoga : leur auteur·e y est, y engage et y exerce pleinement sa vie, physiquement et mentalement. Le détachement que ces deux arts requièrent ne se formalise pas par un pas en arrière mais par un pas en avant, un bond par-dessus la flaque de la vie et de la mort mêlées. Le Bateau ivre de Rimbaud est une tentative de haïku, un essai de yoga mental au terme duquel le poète chercheur, encore insuffisamment savant des choses de l’esprit, insuffisamment entraîné à bondir en longueur, se retrouve dans la flaque. Alors que Kafka à la fin du Verdict, écrit en une nuit, ayant achevé le processus de destruction des liens morbides, se jette dans le flux de la vie, en extase (« Il sauta le garde-fou, en gymnaste consommé… » – « j’ai pensé à une forte éjaculation » écrira-t-il à propos de cette fin, généralement très mal comprise, à mon sens).

Haïku et yoga sont en quelque sorte les contre-postures de la photographie. C’est pourquoi aujourd’hui où tous les humains, munis de leur téléphone, sont photographes, le haïku et plus encore le yoga s’étendent aussi dans le monde, comme salvateurs de millions de vies. En articulant images mentales et postures corporelles comme autant de kundalini lovées dans le retrait du photographe pour la faire se dérouler le long d’une colonne vertébrale réveillée, flexible, dressée – jusqu’à la lumière en soi.

J’ai pris beaucoup de photos, mais j’ai écrit beaucoup de haïkus aussi, ces dernières années, avant de venir au yoga. Hormis le tout-premier, écrit seul et à 3-5-3 temps, je les ai écrits par séries de trois, à 5-7-5 temps, comme dans la tradition japonaise. Voici ceux que j’ai écrits cette nuit, dans ma chambre, à la lumière de mon téléphone, façon de faire du yoga avec mon stylo.

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Fine pluie nocturne

Les lumières de la ville

sont toutes mouillées

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O douce insomnie

en cette nuit de décembre

auprès de l’aimé

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Je souris dans l’ombre

Aux murs les peintures semblent

respirer aussi

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Un Panthéon, des véhicules et des Yoga Sutras

pantheon-minvue sur le dôme du Panthéon, aujourd’hui à Paris, photo Alina Reyes

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« La renaissance dans une forme d’existence différente est une modification due à l’exubérance des forces de la Nature. »

« Le temps existe en raison de sa nature propre, en relation avec la différence des chemins et de leurs caractéristiques. »

Patanjali, Yoga-Sutras, IV 2 et IV 12, trad. du sanskrit par Françoise Mazet

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Destin et autopoïèse

il y a quelques années, à la montagne

il y a quelques années, à la montagne, photographiée par O

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« Une mutation de l’expérience (c’est-à-dire de l’être) est aussi nécessaire qu’un changement dans la compréhension intellectuelle, si l’on veut parvenir à suturer les dualismes de l’esprit et du corps. » Francisco Varela

Cette nuit, plusieurs heures après avoir demandé à ma conscience de faire un rêve parlant une fois endormie, je suis partie à vélo, en rêve donc, de la villa Sous-Bois, comme je le faisais à 19 ans quand je vivais seule, et enceinte, dans cette maison isolée, éloignée du centre-ville. Ce matin, avant de me lever pour ma séance de yoga, j’ai songé que la société s’acharne à nous contraindre au destin qu’elle a formé pour nous, surtout si nous sommes pauvres, et plus encore si nous sommes, de plus, femme. Certain·e·s résistent à la prédestination, d’autres moins. Résister à la prédestination ne consiste pas à faire en sorte de changer de classe sociale, de refuser une prédestination pour se soumettre à une autre. Là est toute la difficulté du refus de la prédestination : aller là où il n’y a nulle place prévue, ni pour d’où vous venez ni pour d’où viennent d’autres, inventer donc à mesure que vous vivez la place, de place en place, où vous pouvez être. C’est ainsi que vous agrandissez le pays – et que l’humanité qui se tient dans une prédestination vous considère comme un corps étranger, à exclure de son illusion fermée, dans laquelle elle s’entrereconnaît, alors que vous semblez lui tendre un miroir venu des confins de l’espace, dans lequel se reflètent les barreaux de sa prison.

Les philosophies de la sagesse ont cette grandeur de désaliéner l’homme de la société, mais, souvent aussi, cette faiblesse de l’y réaliéner en lui demandant de se contenter de son sort bienheureux (car être sage, c’est être bienheureux). C’est ainsi que l’humain libre se trouve à son tour réinvesti par la société, qui lui accorde une place également toute faite et somme toute confortable, la place du sage qui ne fait pas de vagues, qui se contente de ne pas bouger ou d’agiter l’eau sans danger, pour divertir la société en jouant les phares – inutiles à toute autre chose qu’à incarner la bonne conscience et l’illusion de liberté dont ont besoin les enchaînés volontaires.

La liberté n’est pas d’occuper, si possible avantageusement, telle ou telle place que la société nous a destinée et/ou donnée après que nous avons opéré un décalage par rapport à notre prédestination initiale. L’autopoïèse n’a rien à voir avec l’existentialisme – souci de bourgeois, trop bourgeois. Elle est une biologie de l’esprit, un recherche de la psyché de l’univers, pour reprendre des termes de Varela. Il s’agit d’être, pas d’exister. La liberté est d’être. C’est-à-dire d’expérimenter, et de chercher. Il n’y a pas d’invention sans recherche, pas de recherche sans expérimentation. Sans expérimentation, dans une recherche qui ne suture1 pas les dualismes de l’esprit et du corps, il n’y a que répétitions et variations de et sur ce qui est déjà connu, ou exploitation de la recherche d’autrui : dans les deux cas, une aliénation. La paresse intellectuelle qui crée l’aliénation n’est pas seulement une faiblesse, elle est une faute. C’est par la faute des aliénés, et notamment des élites aliénées, que le monde est aliéné. C’est par leur faute que le travail des êtres libres, travail que les aliénés ignorent, ridiculisent, récupèrent, combattent, peine à désaliéner le monde. L’esprit n’est pas leur illusion, il est à l’œuvre dans notre corps et il est son œuvre. En cours.

1Cf les Sutras de Patanjali (sutra et suturer ont même racine)

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Dystopie « en marche » : l’histoire visible et l’histoire (pour l’instant) invisible

Aujourd'hui à Paris, photo Alina Reyes

Aujourd’hui à Paris, photo Alina Reyes

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Depuis Macron, c’est le bordel. Gilets jaunes, manifestations, grèves… La vie se défend contre les ambitions délirantes de cet homme élu par pirouette, inconnu des Français, qui constatent avec effarement ses manipulations grossières.

La Miviludes, qui faisait un travail salutaire de surveillance des sectes, va être placardisée. M.Macron ne veut pas qu’on fasse d’histoires aux sectes complices de la macronie, qui a elle-même de plus en plus les caractéristiques d’une secte.

M.Macron n’ayant pu, comme il le souhaitait d’abord, se servir de la littérature pour se sembler grand, tente maintenant, faute de littérature, de se servir de l’Histoire pour faire du pays une dystopie qui puisse concurrencer 1984, Le meilleur des mondes et autres La Caverne. Un lieu de cauchemar où la police mutile et tue en toute impunité, où l’on meurt dans les couloirs des hôpitaux, où l’école est chargée de faire des enfants de futurs esclaves, où les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres, où les puissants échappent à la loi pour être toujours plus au service des puissances de l’argent, où les féminicides augmentent dans l’inertie des pouvoirs publics, où les fascismes reprennent du poil de la bête, caressée dans le sens de ce même poil par le président, où la vieillesse aggrave toujours plus les inégalités, où les libertés sont chaque jour combattues par ceux qui sont censés les garantir, où les méfaits de l’étatisme renforcent ceux du libéralisme, où la parole, enfin, est constamment le lieu d’une inversion de la vérité. Telle est la vengeance sur la littérature et sur l’humanité d’un homme que la Littérature a rejeté parce qu’il manquait de vérité.

Lui et ses semblables apprendront que l’Histoire, cette littérature, ne se laisse pas davantage posséder que la Littérature. La vraie vie, elle seule, est puissante.

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Samadhi : extase, enstase ?

*Ce texte est repris dans mon livre Yogini : Petit précis de méditation
 

 

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Cherchant le seul cahier qui me restait de mon adolescence, celui où j’avais notamment recopié des extraits du Rig-Veda et dessiné un Shiva dansant, je retrouve des poèmes écrits par mes enfants quand ils avaient entre 5 et 7 ans. Impossible de mettre la main sur mon cahier, après tout il n’est peut-être pas ici, mais ces petits textes pleins de grâce et de splendeur, témoignant de véritables moments d’extase, suffisent à illuminer ma journée et à soutenir ma réflexion sur ces mots, extase et enstase, qu’on oppose – à tort, selon mon expérience, et je vais essayer de dire pourquoi.

Swami Nikhilânanda, dans son introduction à l’Évangile de Mahendra Nath Gupta, raconte que Gadâdhar, plus tard connu sous le nom de Râmakrishna, alors qu’il était âgé de six ans connut cette expérience qu’il qualifia plus tard de joie indicible :

« Un jour qu’il cheminait le long d’un étroit sentier, entre des rizières, en mangeant le riz soufflé qu’il portait dans un panier, il regarda le ciel et il vit un beau nuage sombre d’orage qui s’étendait avec rapidité, enveloppant le ciel tout entier. Un vol de grues, d’une blancheur de neige, passa au-dessus de lui. La beauté du contraste lui fit perdre conscience. Il tomba évanoui. Le riz s’éparpilla autour de lui. »

Cette expérience ressemble beaucoup aux poèmes que mes enfants écrivirent à peu près au même âge. Dans l’hindouisme (et au yoga) on parle de samadhi. Terme que Mircea Eliade a traduit par enstase, néologisme qu’il a formé pour marquer la différence avec l’extase, sortie de soi connue par des mystiques chrétiens et musulmans. Le samadhi n’est pas une sortie de soi mais une arrivée au plus profond de soi, à l’union avec le Soi, l’âtman, le Brahman, Dieu.

Or, selon mes propres expériences, il n’y a pas lieu d’opposer extase et enstase. J’ai déjà décrit, notamment dans Voyage et dans Forêt profonde, des contemplations aboutissant à des extases, comme sorties de soi au sens où tout le corps et son intérieur, tout l’esprit, ne sont plus que vide et lumière. Le samadhi auquel peut donner accès la méditation yogique, par dépouillement successif ou instantané de tout ce qui constitue le corps et le psychisme, avec leurs limitations, donne une pareille expérience du vide et de la lumière. Dans les deux cas, il s’agit d’un franchissement des limites, qui peut durer quelques secondes ou des heures (voire perdurer la vie entière, sous la surface) : de l’autre côté de cette ouverture, dont on sent très bien, comme un déclic, le moment où on la passe, il n’y a plus de temps, seulement une joie sublime. Il n’y a plus non plus d’extérieur ou d’intérieur au-delà de cette trouée, la trouée fait se rejoindre les deux. Il n’y a plus de moi, voilà l’extase/enstase, seulement un Je vibrant, lumineux, sans gravité ni durée, un pur Être universel.

Extase et enstase pourraient s’opposer comme méthodes, comme chemins, pas comme résultats. Recherche par la contemplation pour ainsi dire au télescope dans un cas, au microscope dans l’autre. Pour poursuivre dans cette image traduisant grossièrement les processus en jeu, disons qu’au bout de la contemplation, l’infiniment grand et l’infiniment petit ne font plus qu’un.

L’extase ou l’enstase ne sont pas réservées aux seuls mystiques, et ne sont pas nécessairement le résultat d’un processus savant. Tout être humain peut connaître de ces instants qui surviennent comme venus d’on ne sait où – si cet être connaît, même inconsciemment ou épisodiquement, une attention de chercheur, dans quelque domaine que ce soit. Les scientifiques, notamment, cherchent à éclaircir des mystères, comme les mystiques, par leurs propres voies. Cette attitude mentale les rend sensibles et aptes à ces moments de grâce et de révélation qui restent fermés à ceux qui restent enfermés dans leur moi. Des exemples célèbres illustrent ce fait, comme la légende de la pomme tombée sur la tête de Newton et lui donnant une révélation scientifique majeure (Newton était aussi par ailleurs un mystique). Mais tout chercheur scientifique réel connaît de ces instants, même si leurs résultats ne sont pas toujours aussi fabuleux, du moins dans l’immédiat. L’astrophysicien David Elbaz raconte au début de son livre À la recherche de l’univers invisible comment, un jour, il fut saisi à la vue d’une feuille d’arbre qui s’arrêtait dans sa chute. Je suis en train de l’écouter, il a le talent d’expliquer simplement ce qui est complexe, et magnifique :