Par la fenêtre (avec Verlaine et Miyazaki)

par la fenetre 1-min

par la fenetre 2-min

par la fenetre 3-minen cette fin d’après-midi par ma fenêtre, photos Alina Reyes

*

Je me rappelle (sans jeu de mots volontaire) quand je longeais la prison de la Santé, avant sa rénovation, et que des prisonniers me faisaient bonjour à leur petite fenêtre à barreaux. Je me rappelle aussi la prison où je suis allée parler à des prisonniers, et que c’était tellement plus affreux pour eux que d’être confiné chez soi. Je me rappelle aussi le poème de Verlaine, écrit de sa prison :

 

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul Verlaine, Sagesse (1881)

 

Juste avant le début du confinement officiel, quelqu’un m’a passé plusieurs films de Miyazaki, que j’avais tant envie de revoir. J’ai commencé aujourd’hui par visionner sur mon ordi Le Voyage de Chihiro. Une merveilleuse façon de laisser à distance la masse des discours sur la pandémie – informations sans doute nécessaires, mais dans lesquelles il ne faut pas non plus se laisser emprisonner.

*

De notre liberté en période de confinement

 

Vais-je critiquer les gens qui ont vidé supermarchés et supérettes pour faire des stocks très exagérés, vais-je râler parce qu’ils m’obligent à me contenter jour après jour de ce qui y reste et à me passer de ce qui n’y est plus ? Bof. Peu m’importe, je fais avec, comme je fais avec la nécessité du confinement. Je constate seulement que beaucoup d’entre nous n’ont jamais appris à vivre un peu à la dure, à dormir dans le foin ou à la belle étoile, à s’alimenter avec les moyens du bord, à faire ses besoins et sa toilette dans la nature, etc. Je ne dis pas que nous devons retourner à ce genre d’existence, je dis seulement qu’il est bon de savoir aussi vivre autrement et ailleurs que dans son salon. Plutôt que de paniquer à l’idée qu’on pourrait risquer de manquer de PQ. Je n’ai même pas envie de critiquer ça, tant je le déplore. Sans papier, on peut toujours se nettoyer le cul à l’eau. Mais sans rigueur, on peut mourir et/ou propager la mort durant une épidémie.

C’est la même défaillance qui crée la peur de manquer et l’inconscience face au réel danger. Les gens qui ne respectent pas les consignes de sécurité participent d’un aveuglement mortel. Les textes religieux de toutes sortes qui enjoignent de craindre Dieu essaient de rappeler aux gens de cesser d’avoir peur de ce qui n’est pas si terrible qu’ils l’imaginent, et de cesser aussi d’ignorer ou de minorer ce qui risque vraiment de les tuer. Comme disent les montagnards dans le pays Toy où j’habitais : « Un Toy ne craint que Dieu et l’avalanche ». C’est que Dieu et l’avalanche, c’est la même chose : une chose qui dépasse ce que nous prenons pour le centre du monde, nous-mêmes en tant qu’humains, voire en tant qu’individus. Le fait est que dans cette crise beaucoup d’entre nous se révèlent aussi irresponsables que l’ont été nos (ir)responsables politiques, qui n’agissent que lorsque l’avalanche est déjà en train d’emporter trop de vies et ont si peu prévu pour nous protéger tous (pas de masques, pas de tests, pas assez de capacités de soins et d’hospitalisation…) Certains d’entre nous agissent avec égoïsme et inconscience, d’autres avec responsabilité et générosité. Et ces deux pôles sont actifs en chacun de nous. Il n’y a pas d’un côté des gens qui sont nés pour devenir des salauds, ordinaires ou non, et d’un autre côté des gens qui sont nés pour devenir des héros, ordinaires ou non. Nous ne sommes pas des machines, nous avons une intelligence, une conscience, nous sommes en capacité de décider de la façon dont nous nous conduisons.

*

Fille de Zeus vs fils d’Hypérion : Odyssée, premiers vers (ma traduction, commentée)

odyssee-min

« Dis-moi l’homme ». C’est exactement ainsi que commence l’Odyssée. L’adjectif vient après l’apostrophe à la Muse, et il est capital de respecter cet ordre – ce qui n’est pas habituellement fait. J’ai choisi de traduire ces premiers fantastiques vers de l’Odyssée en vers de 14 pieds non rimés (ils ne sont pas non plus rimés en grec). Afin de leur conférer davantage de rythme que dans une traduction en prose, de rendre un peu leur caractère de chant inaugural. Et j’y ai mis en évidence les deux grandes oppositions qui s’y trouvent : celle entre Ulysse, « si plein de sens », et ses compagnons, « pauvres insensés » ; et celle entre le dieu Hélios, fils d’Hypérion, fatal à ses compagnons, et la déesse Athéna, fille de Zeus, alliée d’Ulysse. Homère assimile Hélios à Hypérion, donc à un Titan, un dieu primordial, dieu de l’ancien temps ; alors qu’Athéna, déesse de la sagesse, est de Zeus, le Dieu, dieu des dieux, le dieu de la nouvelle génération des dieux, le dieu moderne. Il y a là aussi une opposition entre un mâle primitif et une féminité évoluée. Opposition représentée également par le caractère « aux mille sens » d’Ulysse (ma traduction, où l’on peut entendre « aux mille directions » et aussi « plein d’esprit sensé », voire « aux mille significations » me semble plus proche de l’adjectif grec polutropon, souvent traduit par la locution « aux mille tours » ou « aux mille ruses », et aussi plus élevée peut-être, et surtout plus riche, plus polysémique), et le caractère insensé de ses compagnons, caractère qui les a conduits à la mort alors qu’Ulysse le sensé, bien que devant errer longtemps, reste vivant.

Voici donc ma traduction, au plus près de chaque vers :

 

Dis-moi l’homme, Muse, aux mille sens, qui tant erra
après avoir détruit la sacrée, puissante Troie ;
qui vit de nombreux peuples et fut instruit de leur pensée ;
qui sur les mers souffrit, tant, jusqu’au tréfonds de son âme,
luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons.
Et pourtant il ne put les sauver, malgré son désir ;
car ils périrent de leur propre folle présomption,
ces pauvres insensés ! Ayant mangé des bœufs d’Hélios,
fils d’Hypérion, lequel les priva du jour du retour.
Dis-m’en plus là-dessus, toi, déesse, fille de Zeus !

 

Homère, L’Odyssée, Chant I, 1-10
*

Pour une autre de mes traductions d’un passage de l’Odyssée, c’est là : Ulysse et le Cyclope

Je cesse de préciser comme ces jours derniers que je suis confinée après que le coronavirus s’est invité chez moi (sous une forme bénigne), tout le monde à Paris, entre autres, se trouvant désormais en confinement. C’est le moment de rappeler à qui aurait envie de le lire que mon roman Nus devant les fantômes est offert gracieusement en pdf ici. Restez à la maison et bonne lecture !

*

L’île du lac d’Innisfree, par William Butler Yeats (ma traduction)

Debout ! Je vais y aller, aller à Innisfree !
M’y faire une cabane en argile et branchages.
Neuf rangs de haricots, une ruche et voici !
Seul avec les abeilles en bruissant voisinage.

 

Et j’y serai en paix : lente goutte la paix
Des voiles d’aurore où chantent les sauterelles.
Minuit y est lueur, midi feu empourpré,
Et le soir y est plein des ailes d’hirondelles.

 

Debout ! Je vais y aller, car nuit et jour, toujours,
J’entends l’eau doucement clapoter sur la rive ;
Que je sois sur la route ou les pavés d’un bourg,
Tout au cœur de mon cœur je l’entends qui arrive.

*

WB_Yeats

 

Voici le poème, que j’ai traduit aujourd’hui (toujours confinée en attendant que le coronavirus, toujours très peu virulent pour moi, cesse de me rendre potentiellement contagieuse), dans le texte de W.B. Yeats :

I will arise and go now, and go to Innisfree,
And a small cabin build there, of clay and wattles made;
Nine bean-rows will I have there, a hive for the honey-bee,
And live alone in the bee-loud glade.

And I shall have some peace there, for peace comes dropping slow,
Dropping from the veils of the morning to where the cricket sings;
There midnight’s all a glimmer, and noon a purple glow,
And evening full of the linnet’s wings.

I will arise and go now, for always night and day
I hear lake water lapping with low sounds by the shore;
While I stand on the roadway, or on the pavements grey,
I hear it in the deep heart’s core.

William Butler Yeats, « The Lake Isle of Innisfree »

*

Première vision de l’Homère de Chapman, par John Keats (ma traduction)

J’ai beaucoup voyagé par les royaumes d’or,
J’ai vu maints bons pays et belles capitales,
Je suis passé par maintes îles occidentales
Où règnent d’Apollon bien des corrégidors.

 
Souvent me fut conté l’espace qui rayonne,
Domaine gouverné par Homère au front plein,
Mais je n’ai respiré son air pur et serein
Avant que par Chapman haut et fort il résonne.

 
Alors je me sentis comme un veilleur des cieux
Quand il voit s’y glisser un nouveau corps céleste
Ou le vaillant Cortes de ses yeux d’aigle bleu

 
Fixant le Pacifique – l’effroi que manifestent
Par leurs regards croisés ses hommes ! silencieux,
Lui, debout sur un pic du Darien, sans un geste.

 

*

john keatsVoici le texte original de ce sonnet, hommage à la traduction que j’ai traduit aujourd’hui (toujours confinée en attendant que le coronavirus cesse de me rendre contagieuse), après avoir commencé à écouter ce cours de littérature comparée au Collège de France (je n’ai pas encore écouté la fin, ni le précédent, mais j’ai apprécié le début).

 

Much have I travell’d in the realms of gold,
And many goodly states and kingdoms seen;
Round many western islands have I been
Which bards in fealty to Apollo hold.
Oft of one wide expanse had I been told
That deep-brow’d Homer ruled as his demesne;
Yet did I never breathe its pure serene
Till I heard Chapman speak out loud and bold:
Then felt I like some watcher of the skies
When a new planet swims into his ken;
Or like stout Cortez when with eagle eyes
He star’d at the Pacific—and all his men
Look’d at each other with a wild surmise—
Silent, upon a peak in Darien.

John Keats, « On First Looking into Chapman’s Homer »

*

Lézarder

 collage-minCoronavirus quand tu nous fais rester à la maison… c’est bon de s’amuser pour lézarder sans ennui. Là j’ai fait un petit collage-coloriage

*

Lézards sur les pierres, l’un traînait sa queue fourchue, du fait d’une mue non décrochée. Je les imaginais grands comme des dinosaures : je ne pouvais plus exister. Retour à leur taille réelle : je respirais. (extrait de mon roman Forêt profonde)

*

Coronavirus at home

 

Le coronavirus s’est invité chez nous, à plusieurs titres. D’après la médecin contactée par téléphone (pour ne pas la contaminer), O en a présenté ces derniers jours tous les symptômes, forte fièvre, forte toux, diarrhée… après avoir été en contact avec de nombreuses personnes qui ont voyagé récemment. J’ai lu que les hommes quinquagénaires, comme lui, sont les plus touchés par l’épidémie. Il va mieux maintenant. Comme on ne peut pas être testé, on n’est sûr de rien mais on se confine et on se soigne comme on peut, en alternant paracétamol et ibuprofène [ajout du 14-3 : je lis aujourd’hui que le ministre de la Santé recommande de ne pas prendre d’ibuprofène, seulement du paracétamol ; il ne pouvait pas le dire plus tôt ?]. La pharmacienne m’a dit qu’elle et ses confrères n’arrêtaient pas d’en vendre – les gens en achètent-ils par prévention ou parce qu’ils sont malades, on ne sait pas. Pour ma part, j’ai sans doute été contaminée aussi mais je n’ai pratiquement pas de symptômes, pas de fièvre, pas de toux, seulement une grosse fatigue, un peu de mal au ventre, des maux de tête et un très léger essoufflement qui ne m’empêche pas de continuer à faire mon yoga. Je sors seulement pour faire de rapides courses au supermarché, en faisant attention à ne pas trop m’approcher des gens – comme je ne tousse pas, ça va, mais le mieux serait de porter un masque et on ne peut pas acheter de masque. J’ai plus de soixante ans et j’ai eu un cancer récemment, si ça ne s’aggrave pas j’aurai eu de la chance, et je me dis que c’est peut-être aussi grâce au yoga quotidien.

O travaille avec des Américains, il se retrouve donc sans travail, et sans revenus car il n’est pas salarié. Bon, on va s’adapter. Tout le monde se retrouve dans une situation difficile avec ce virus, et je dois dire que la décision de Trump de fermer ses frontières ne paraît pas déraisonnable, même si elle doit affecter l’économie. Alors que l’épidémie battait son plein en Chine, à Roissy trois vols par jour continuaient à arriver de là-bas. Rien n’a été fait non plus pour contenir l’épidémie depuis l’Italie. On dit aux gens de se confiner s’ils sont malades, et en même temps on laisse le pays ouvert au virus. Pour ce coronavirus comme pour le reste, la politique montre son incohérence et son manque de vision, qui deviennent criants quand survient un problème grave et plus visible que les autres. Or il y en a et il y en aura d’autres.

*