Miyazaki renversant, journal de déconfinement, haïkus du coronavirus et maisons ouvertes

 

« J’aimerais voir si elle est sortie indemne des miasmes de la forêt toxique ». Hayao Miyazaki, Nausicaa de la vallée du vent

Pourquoi ce coronavirus laisse-t-il indemnes, ou invaincus, les enfants ? Je continue à revoir les films de Miyazaki, et j’y vois un excellent accompagnement pour passer cette pandémie. J’y vois bien des éclairages sur le renversement de notre vision du monde appelé par ce coronavirus. D’abord, ses films sont bâtis, le plus souvent, non sur un héros mais sur une héroïne puissante, qu’elle soit petite fille, jeune fille, jeune femme ou vieille femme : Chihiro, Sophie, Nausicaa, Kiki, Mononoké… Ensuite, la question de la nature comme monde visible et monde invisible, menacée et salvatrice, y est omniprésente. Celle de la technologie est récurrente aussi, liée à la guerre et au vain et mortel désir de domination par le ciel. Celle des transformations y est tout autant façon de chasser les illusions et illustration de la vie et de la connaissance. Et bien sûr, ses films sont conçus pour tout public mais d’abord pour les enfants. Miyazaki renverse les valeurs. Mieux, il renverse le monde tel qu’il est habituellement vu par les hommes. Dans le monde vu par Miyazaki, les monstres sont gros comme dans notre monde, mais ce qui est petit est puissant, ou du moins combattant. Voilà qui est tout à fait d’actualité. Greta Thunberg est une héroïne miyazakienne. Le coronavirus, puissance naturelle invisible, est un élément également miyazakien.

La mode est aux journaux de confinement. C’est compréhensible, c’est très humain, le besoin de dire ce qu’on vit pour faire écran au néant. Mais une fois racontées la galère avec les enfants ou la queue au supermarché, une fois déclarées les pieuses intentions de lire ou de se mettre à quelque autre noble activité qu’en réalité on ne pratiquera certainement guère plus que d’habitude, que dire de plus ? Les journaux invitent des gens à tenir des journaux de confinement car les journaux sont eux-mêmes des journaux de confinement. Le résultat est d’abord instructif d’un point de vue social, puis, très vite, très limité, d’autant que la plupart des personnes qui peuvent témoigner de leur quotidien ne sont pas les plus en difficulté. Plus constructives sont alors les analyses, comme celle-ci.

En réalité, la littérature, l’art, sont des journaux de déconfinement. Car les humains sont confinés. Confinés dans leurs pensées toutes faites, leurs habitudes. Avant ce coronavirus, ce n’était pas dans leur appartement qu’ils étaient confinés, mais dans leur appartement intérieur, dans leur habitation mentale, dont rarement ils ouvrent les fenêtres et plus rarement encore la porte. J’écris, ici ou dans mes livres, pour déconfiner les esprits, comme je déconfine le mien à la lecture des autres écrivains, les vrais, les déconfinants. C’est en lisant et en écrivant que je déconfine et que je renverse le monde, si petite que je sois.

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Coronavirus,
qui es-tu ? Toi qui nous tues
et nous laisse en vie.

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Coronavirus,
as-tu toi aussi des mains
pour jouer aux dés ?

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Coronavirus,
invainqueur d’enfants, vas-tu
en voyant, ou non ?

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Et voici une lecture, faite il y a cinq ans, sur mes « maisons » :


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Dombasle, Slimani, Darrieussecq, BHL… la mort aux trousses

 

En plein confinement, alors que tant de gens souffrent, soit malades soit soignants et autres dévoués à la survie de tous, Arielle Dombasle fait la promo de son dernier titre sur les réseaux sociaux, se mettant en scène en train de rouler dans Paris désert, en limousine avec chauffeur. Qu’importe aux privilégiés le bien commun ? Comme les « Marie-Antoinette » dont je parlais hier (expression qui a été reprise par France Culture), à savoir Leila Slimani dans Le Monde et Marie Darrieussecq dans Le Point, ces gens n’ont même pas conscience de leur indignité, l’étalant complaisamment, dans leur égocentrisme forcené. Pourquoi en parler ? Parce que ces déplorables exemples sont emblématiques de toute une partie de la population, de tout un monde de privilégiés qui agissent de même, convaincus de leur bon droit, le droit d’être au-dessus de la règle commune, le droit de tricher, le droit de sacrifier les autres, le droit de s’idolâtrer eux-mêmes, « quoi qu’il en coûte » comme dit l’un des leurs, quoi qu’il en coûte à ceux qui ne sont rien, qui sont corvéables et sacrifiables à merci. Nous sommes en guerre, dit Macron, mais s’il s’agit d’une guerre contre la pandémie ce ne sont pas eux qui la font. Eux se débinent, autant que possible. Eux ont leurs planques, pour leur fric comme pour leurs personnes, et s’ils envoient le peuple lutter contre l’épidémie c’est qu’ils ont besoin du peuple, sur le dos duquel ils vivent, pour continuer à se maintenir.

En vérité les privilégiés ont peur. Ils sont en guerre ? Oui, contre ceux qui pourraient leur reprocher leur incurie. En guerre pour garder leurs privilèges, menacés par la désorganisation induite par l’épidémie. Le coronavirus n’est que le petit signe de ce qui les menace : leur propre néant, leur propre illégitimité. Dombasle squelettique et les yeux déjà quasi caves ne voit pas que ce qu’elle met en scène, c’est sa peur de la mort, mort physique et mort sociale. Ce qu’elle montre, c’est la hantise de son propre cadavre transporté dans un corbillard à travers un monde devenu éteint pour elle parce qu’elle est elle-même éteinte. De même Darrieussecq racontant qu’elle cache au garage sa voiture immatriculée à Paris pour ne pas aller à la plage avec un « 75 aux fesses ». Outre qu’elle aussi circule en contrevenant aux consignes et en fait la publicité, ce qu’elle ne voit pas non plus c’est que ce « 75 aux fesses » est un aveu de hantise de la mort aux trousses, de la mort aux fesses qu’elle partage avec les acheteurs compulsifs de PQ. Slimani voit la nature gelée, quitte sa mère, mortelle, trop mortelle ; Darrieusseq cherche refuge dans le ventre maternel, la maison familiale, à proximité de ses parents. Oui, la mort les hante, et doublement parce qu’elle habite tellement en eux, sous la forme du mensonge, des privilèges indus, de l’éternel parasitisme.

BHL, après avoir retweeté Pivot souhaitant juste avant le confinement que « d’innombrables citoyens » envahissent les librairies pour faire provision de livres (toujours avec le même mépris de cette classe pour la vie humaine), se fend ce matin d’un tweet d’hommage aux soignants, éboueurs, etc. Tous ces gens qu’il a insultés pendant des mois quand ils sortaient en gilets jaunes. Non, l’argent ni l’entregent ne protègent de tout. Son hommage soudain est un autre aveu de peur, face à la révélation éclatante de l’iniquité, de l’incapacité, de la dangerosité, de la fragilité, de son ordre, de leur ordre.

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Privilégiés en débâcle et artistes de l’honneur

chateau ambulant,*

Après Le voyage de Chihiro avant-hier, j’ai regardé Le château ambulant hier. Merci Miyazaki. Quand on ne peut pas se déplacer physiquement, au moins se déplacer en pensée. Je suis aussi allée faire rapidement des courses, mais je compte ne pas y aller plus de deux fois par semaine et ne pas sortir pour autre chose. J’ai été contaminée et je suis tirée d’affaire mais je ne veux pas risquer de propager le virus alors qu’il se répand largement. J’ai vu encore trop de gens peu soucieux de la sécurité de tous. C’est ainsi, par l’aveuglement délibéré, qu’on s’engage dans le crime.

C’est un grand raout évangélique qui a été l’un des principaux foyers de dissémination du coronavirus dans le pays – les deux mille qui s’y donnaient la main venaient d’un peu partout et y sont retournés porter l’infection. Qu’est-ce qui est le plus grave, la stupidité ou la nullité ? Ces maladies contagieuses ont investi les librairies et les lieux de culte. Le coronavirus les a fermés, il nous laisse le soin de les désinfecter, ainsi que tous les autres lieux de pouvoir infectés.

Pourquoi des journaux confient-ils à des femmes imbéciles le soin de tenir dans leurs pages un « journal de confinement » ? S’ils veulent de l’indignité pour faire le buzz, ce ne sont pourtant pas les hommes imbéciles qui manquent dans l’édition. On voudrait discréditer les femmes, on ne s’y prendrait pas mieux. Le confinement ne peut que rendre un·e auteur·e médiocre encore plus médiocre. La pratique de la chronique dans la presse aussi – car les auteurs y sont livrés à eux-mêmes, alors que dans l’édition leur piètre production est vernie par les éditeurs afin qu’elle soit vendable.

Ces dames, nées et demeurées grandes bourgeoises, font donc dans Le Monde et Le Point leur Marie-Antoinette. Le peuple sur les réseaux sociaux l’a bien saisi, ce qu’elles disent malgré elles, c’est : si les gens du peuple se plaignent d’être confinés dans leurs étroits appartements, qu’ils aillent comme elles dans leur Petit Trianon ! Elles feraient mieux de réfléchir à ce qui pourrait arriver à leurs petites têtes, à leur retour de Varenne.

L’argent et la renommée achètent bien des choses et des gens, mais ils ne protègent pas de tout. Et surtout pas du déshonneur. Mais là où croît le déshonneur, croît aussi l’honneur. Et la pandémie nous révèle nombre d’artistes de l’honneur, à commencer par les soignantes et soignants que les confinés applaudissent chaque soir à leurs fenêtres d’immeubles. Artistes de l’honneur aussi, les éboueurs qui ramassent les poubelles et nous évitent ainsi davantage d’infection, alors même que les hommes « de pouvoir » sont incapables de leur fournir des masques et de quoi se protéger de l’épidémie, comme à bien d’autres qui sont au front : des ouvriers, des caissières, des employés, des policiers et des gendarmes, des pompiers… Honneur à tous ceux, toutes celles qui sauvent l’honneur au combat. Tous ceux que Macron et son monde ne voient pas, ne voient que comme des « riens » corvéables – c’est pourquoi Macron lors de son allocution ne s’est adressé en fait, en recommandant aux confinés de lire, qu’à son monde, le monde des bourgeoises et des bourgeois chroniqueurs et lecteurs de chroniqueurs. S’il s’était adressé au peuple entier et non à sa classe seulement, il se serait abstenu de recommandations paternalistes, ou du moins aurait pu recommander de lire mais aussi de jouer aux jeux vidéos, d’écouter du bon son, de cuisiner, de faire des abdos à la maison… Le fait est que le moment que nous vivons révèle combien tant de « ceux qui ne sont rien » sont précieux, alors que tant de « ceux qui ont réussi » sont bons à rien.

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Pas perdus pas perdus

 

J’ai terminé aujourd’hui l’un de mes livres en cours. Si le coronavirus ou autre chose me fait passer de vie à trépas, voilà au moins quelque chose qui ne sera pas perdu. (Façon de parler, car je vais bien).

En ce moment les salles des pas perdus ne résonnent plus de beaucoup de pas. Ça reviendra.

Certains parlent de rouvrir les librairies. Comme s’il fallait que les livres empoisonnent les lecteurs, comme dans Le Nom de la rose.

Quand tout rouvrira, on aura peut-être envie de passer à autre chose.

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Par la fenêtre (avec Verlaine et Miyazaki)

par la fenetre 1-min

par la fenetre 2-min

par la fenetre 3-minen cette fin d’après-midi par ma fenêtre, photos Alina Reyes

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Je me rappelle (sans jeu de mots volontaire) quand je longeais la prison de la Santé, avant sa rénovation, et que des prisonniers me faisaient bonjour à leur petite fenêtre à barreaux. Je me rappelle aussi la prison où je suis allée parler à des prisonniers, et que c’était tellement plus affreux pour eux que d’être confiné chez soi. Je me rappelle aussi le poème de Verlaine, écrit de sa prison :

 

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l’arbre qu’on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

– Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

Paul Verlaine, Sagesse (1881)

 

Juste avant le début du confinement officiel, quelqu’un m’a passé plusieurs films de Miyazaki, que j’avais tant envie de revoir. J’ai commencé aujourd’hui par visionner sur mon ordi Le Voyage de Chihiro. Une merveilleuse façon de laisser à distance la masse des discours sur la pandémie – informations sans doute nécessaires, mais dans lesquelles il ne faut pas non plus se laisser emprisonner.

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