Ulysse le polytrope et Pénélope la tisseuse de texte, ou les mille sens de l’Odyssée

John William Waterhouse, "I Am Half-Sick of Shadows, Said the Lady of Shalott" (wikimedia)

John William Waterhouse, « I Am Half-Sick of Shadows, Said the Lady of Shalott » (wikimedia)

« Et dans les eaux sombres de la rivière
Tel un prophète téméraire en transe
(…)
La Dame de Shallot… »
Alfred Tennyson, The Lady of Shalott

*

Au premier vers de l’Odyssée, Ulysse est désigné non par son nom mais comme homme «polytropos », adjectif qui a été traduit tantôt, selon les traducteurs et les éditeurs, comme « des mille détours » (Bardollet), « aux mille tours » (Bérard), « aux mille expédients » (Dufour et Raison), « illustre par sa prudence » (Remacle), « fameux par sa prudence » (Bitaubé), « fertile en stratagèmes » (Dugas Montbel), « aux mille astuces » (Meunier), « rusé » (Boitet), « adroit » (Froment), « plein d’entreprise » (Pelletier du Mans), « fin et rusé » (Certon), « fécond en ressources » (Pessonneaux), « illustre par sa prudence » (Bareste), « prudent » (Dacier), « aux manœuvres subtiles » (Séguier), « prudent et courageux » (Dubois de Rochefort), « Inventif » (Jacottet), « subtil » (Leconte de Lisle), ou encore « souple, divers, fécond en ruses et en stratagèmes » (Leprince Lebrun). Liste non exhaustive. Pour ma part, j’ai choisi « aux mille sens », et cette liste pourrait suffire à justifier mon choix.

De fait, le mot tropos signifie d’abord direction. Puis tournure, manière, mélodie, style, façon de penser – et aussi figure de mots, trope. Voilà donc tout ce qui, en grande quantité ou qualité (poly) est susceptible de qualifier Ulysse, d’après les deux mots qui composent l’adjectif. L’adjectif en lui-même, polytropos, signifie d’abord « qui se tourne en beaucoup de sens », puis « qui erre çà et là », puis souple, habile, industrieux, rusé, et enfin très divers, très varié. La plus belle traduction est à mon sens celle de Leconte de Lisle : « subtil ». Il se trouve que ce mot pourrait signifier, à l’origine, « qui passe sous les fils de chaîne » (sub tela) du tisserand. Voilà une belle conjonction avec Pénélope la tisseuse et détisseuse – dont j’ai déjà écrit qu’elle pouvait être vue comme la tisseuse (tissu et texte ont même étymologie) de l’histoire d’Ulysse, autrement dit une figure d’Homère.

Odyssée, Chant II, v. 161-207 (ma traduction)

ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

J’ai critiqué vivement hier la traduction de Victor Bérard (et j’ai révisé ma note car je m’y étais emmêlé les pinceaux) d’après le début que j’en avais lu. Aujourd’hui, m’étant procuré d’autres traductions encore en bibliothèque, j’ai trouvé cette autre critique sur le travail de Bérard par un autre traducteur de l’Odyssée, Louis Bardollet : « V. Bérard, dans son édition parue en 1924, et sans cesse reprise depuis cette date, s’est livré à un travail de démolition du poème d’Homère qu’il a conduit avec une admirable persévérance. Des vers, des morceaux entiers sont supprimés ou changés de place, quand ce ne sont pas des chants, et cela d’un bout à l’autre de l’œuvre. » La prochaine fois, nous entendrons un homme, animé par Athéna, accuser ceux qui regardent sans réagir les prétendants se livrer à leur entreprise de vandalisme. On pourrait en dire autant de ceux des professeurs, éditeurs et autres intellectuels qui se font les complices de tels vandalismes sur des chefs-d’œuvre.

Nous en étions au moment où, après la survenue des aigles, le vieux devin allait prendre la parole. Voici ce qu’il dit, et comment lui réplique Eurymaque, l’un des prétendants.
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« Écoutez maintenant, gens d’Ithaque, ce que je vais dire :
C’est particulièrement aux prétendants que je m’adresse,
Car un grand malheur roule vers eux. En effet Ulysse
Ne sera plus longtemps loin des siens. Il est quelque part
Près d’ici, plantant la graine du carnage et de la mort
Pour tous les prétendants. Et il y aura du malheur
Pour d’autres habitants de la bien visible Ithaque. Alors
Songeons dès maintenant au moyen d’arrêter cela.
Qu’ils cessent d’eux-mêmes, c’est présentement le mieux.
Je ne rends pas des oracles en homme inexpérimenté,
Mais en savant, et tout ce que j’ai dit s’accomplira,
Comme ce que j’avais prédit quand les Argiens embarquèrent
Pour Troie et que partit avec eux Ulysse aux mille sens :
Qu’il souffrirait mille maux, perdrait tous ses compagnons,
Et qu’inconnu de tous, vingt ans après il reviendrait
Chez lui. Voici maintenant que tout cela se réalise. »

Ainsi lui réplique Eurymaque, fils de Polybe :

« Eh, le vieux, va donc rendre tes oracles chez toi,
À tes enfants, de peur qu’il ne leur arrive malheur
Dans l’avenir ! Ici, je prophétise bien mieux que toi.
Certes beaucoup d’oiseaux vont et viennent sous le soleil
Mais tous n’annoncent pas l’avenir. Quant à Ulysse,
Il a péri au loin. Dommage que tu ne sois pas mort
Avec lui ! Tu ne nous ferais pas de telles prédictions
Et tu n’exciterais pas la bile du si affligé
Télémaque, dont, j’imagine, tu auras un cadeau !
Mais je te le dis, et cela va bel et bien s’accomplir :
Si tu as en tête, avec tes très antiques conseils,
De pousser un tout jeune homme au ressentiment,
Celui qui, d’abord, aura à en pâtir le plus, c’est lui :
Car de toutes façons, il ne pourra jamais réussir.
Quant à toi, vieillard, nous t’infligerons un châtiment
Pénible à ton cœur, une douleur dure à supporter.
À Télémaque, devant tous, voilà ce que je conseille :
Qu’il ordonne à sa mère de retourner chez son père.
Qu’on s’apprête au mariage, qu’on prépare les cadeaux,
Fort nombreux comme il convient pour une fille bien-aimée.
Je ne pense pas qu’avant cela les fils des Achéens
Cesseront leur terrible poursuite. Quoi qu’on fasse, nul
Ne nous fait peur, ni Télémaque qui parle tant,
Ni toi, vieillard, et tes prophéties dont nous n’avons cure,
Que tu nous assènes en vain et qui te rendent plus odieux
Encore. Ses biens seront dévorés toujours plus et rien
Ne changera tant que les Achéens verront différé
Le mariage. Encore une fois nous attendons tous les jours,
Nous luttons à cause de sa vertu, sans aller
Vers d’autres femmes, que chacun serait digne d’épouser. »

Ainsi répond à haute voix le sage Télémaque :

*
le texte grec est ici
le premier chant dans ma traduction, en entier
à suivre !

Victor Bérard, embourgeoiseur de l’Odyssée

Victor Bérard (wikimedia)

Victor Bérard (wikimedia)

Depuis que j’ai commencé à traduire l’Odyssée, je n’avais pas encore vu la traduction de Bérard. C’est en entendant Brunel en parler comme de la traduction qui fait toujours autorité que je me suis dit qu’il fallait quand même que j’aille la voir. Je comptais aller la chercher en bibliothèque, et puis j’ai vu qu’elle se trouvait en ligne. J’en ai donc lu ce que j’ai jusqu’ici traduit, c’est-à-dire le premier chant et les 180 premiers vers du deuxième chant. Et là, j’ai été presque en colère. Que cette traduction fasse autorité alors qu’elle ne respecte pas le texte. Bérard transformerait l’Odyssée, s’il le pouvait, en un récit bourgeois. Ce n’est pas seulement une question de style – chaque traducteur fait nécessairement plus ou moins avec son style, et à ce compte je préfère certes celui de Leconte de Lisle mais cela ne suffirait pas à mon reproche à l’égard de Bérard s’il ne changeait carrément le sens de certains mots, ou en ajoutait d’autres. Selon lui, Zeus au sommet de l’Olympe habite, non dans un palais, mais dans un « manoir » (pourquoi pas un chalet suisse ?) Quand Athéna conseille à Télémaque de se préparer une bonne renommée pour les hommes du futur, lui dit « pour quelque petit-neveu ». Quand Homère inaugure son deuxième chant en disant « Dès que parut Éos (l’Aurore) aux doigts de rose », lui ajoute, d’entrée, quelque chose qui ne s’y trouve pas du tout : « dans son berceau de brume » – la poésie d’Homère ne lui suffit-elle pas, il faut donc qu’il y ajoute la sienne, de poète pompier ?
De plus il tire ridiculement le texte vers le christianisme en appelant Hypérion, fils d’Hélios, « Fils d’En Haut » et Athéna « la Vierge », dès les premiers vers.
Quant aux Éthiopiens, il les appelle les Nègres.

Homère par Philipppe-Laurent Roland, musée du Louvre (wikimedia)

Homère par Philipppe-Laurent Roland, musée du Louvre (wikimedia)

Ces quelques exemples tirés de quelques vers lus rapidement suffisent à disqualifier complètement cette traduction. Je ne dis pas que tout y est mauvais, du reste je vois que j’ai parfois fait les mêmes choix que lui à tel ou tel moment ; je ne dis pas non plus qu’une traduction parfaite est possible, mais enfin je préfère encore des moments maladroits dans une traduction plutôt que des arrangements de cette sorte, qui sont des trahisons conscientes et assumées, sans que le lecteur puisse s’en rendre compte. Certes chacun traduit avec ce qu’il est, son milieu, son époque, et c’est pourquoi les grands textes sont toujours à retraduire et à offrir en plusieurs traductions, mais il faudrait songer tout de même à respecter le texte source autant que possible.

Dans plusieurs traductions que j’ai vues jusque là, y compris donc celle de Bérard, les vers 101 et 102 du chant II sont traduits de façon que Pénélope semble dire vouloir éviter que les autres femmes la critiquent pour n’avoir pas fait de linceul à Laërte. Mais elle dit que les autres n’ont pas à s’indigner, ou à s’irriter contre elle : ce n’est pas le commérage qu’elle repousse, mais l’injustice, qu’elle ou les autres pourraient commettre. Pénélope ne se place pas sous le regard des autres mais veille elle-même à son propre honneur, tout en ne s’excluant pas du peuple, même si elle en est la reine. Là aussi le fait de craindre le regard d’autrui est une considération bien bourgeoise ; en tout cas ce n’est pas, si je ne me trompe, ce que dit le texte.

L’Odyssée a été transmise pendant l’Antiquité et ensuite avec beaucoup de soin, d’esprit de fidélité et de souci d’en établir et préserver le texte d’origine, autant que possible. Ses traducteurs (et c’est une leçon que je me fais aussi) doivent l’aborder avec le même immense respect, ce poème extraordinaire, construit comme pourrait l’être un grand roman de la modernité, et d’une richesse de sens inimaginable, qu’on ne peut rendre toute comme on ne peut en rendre toute la beauté, la musique. À défaut, chaque traducteur doit essayer d’y ouvrir dans sa langue une nouvelle porte, par où entrevoir de nouveau sa splendeur.

la traduction de Victor Bérard peut être lue ici
celle de Leconte de Lisle ici
l’émission avec Pierre Brunel est sur youtube
ma traduction du premier chant (et la suite dans les notes suivantes)
à suivre !

Odyssée, Chant II, v. 129-160 (ma traduction)

à Paris ces jours-ci, photo Alina Reyes

à Paris ces jours-ci, photo Alina Reyes


Voici la réponse de Télémaque à ceux qui lui demandent de collaborer avec eux pour faire plier sa mère, Pénélope. Puis l’arrivée magnifique des deux aigles.
Les derniers vers de la réponse de Télémaque sont exactement répétés du discours qu’il a déjà fait la veille aux prétendants. Homère insiste ainsi sur le caractère nécessairement répétitif de la demande – qui reste non écoutée – et sur la détermination du jeune homme. Par cette réponse de Télémaque, il évite aussi à ses personnages la pire situation possible, celle d’une trahison intrafamiliale, comme celle évoquée par Zeus dès les premiers vers de l’Odyssée, comme celles que mettront en scène, deux à trois siècles plus tard, les dramaturges grecs, et qui ne peuvent que finir épouvantablement.
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Ainsi répond à haute voix le sage Télémaque :

« Antinoüs, en aucune façon je ne chasserai
De la maison celle qui m’a mis au monde et nourri.
Mon père est quelque part sur la terre, vivant ou mort,
Et j’aurais beaucoup de mal à payer ma dette à Icare,
Si je lui renvoyais ma mère. Et je serais puni
Par mon père et par les dieux aussi quand ma mère, invoquant
Les terribles Furies après avoir quitté la maison,
Serait vengée par les humains. Je ne prononcerai donc
Jamais une telle parole. Si cela vous irrite,
Quittez donc ce palais. Préparez d’autres repas,
Consumez vos propres ressources, invitez-vous tour à tour.
Mais s’il vous semble plus avantageux et meilleur
De persister à ruiner impunément l’existence
D’un seul homme, allez-y, pillez ! Moi j’invoquerai les dieux
Éternels, afin que Zeus vous fasse payer vos actes.
Puissiez-vous périr sans vengeance au sein de cette maison ! »

Ainsi parle Télémaque. Alors Zeus qui voit au loin
Envoie voler, du sommet de la montagne, deux aigles
Qui tombent en planant le long d’un courant d’air,
L’un à côté de l’autre, les ailes étendues.
Mais quand ils arrivent au-dessus de la bruyante agora,
Ils se mettent à tournoyer en battant de leurs ailes épaisses,
Dévisageant chacun, annonçant du regard la mort.
Puis, de leurs serres, ils se déchirent les joues, autour du cou,
Et s’élancent à droite à travers leurs maisons et leur ville.
Ces oiseaux, qu’ils ont de leurs yeux vus, les laissent stupéfaits.
Remués dans leur cœur, ils songent à ce que cela présage.
Alors vient leur parler le vieux héros Alithersès,
Fils de Mastor, qui l’emporte sur tous ceux de son âge
En connaissance des oiseaux et en interprétation
Des augures. Bien disposé envers eux, il leur dit :

*
le texte grec est ici
ma traduction du premier chant entier est
à suivre !

Odyssée, Chant II, v. 103-128 (ma traduction)

hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

hier à Paris 5e, photo Alina Reyes


Voici donc la suite des reproches amers de l’un des prétendants, Antinoüs, à l’encontre de Pénélope. Ce qui ressort de son discours de petite frappe, c’est bien ce dont les accuse Télémaque, à savoir qu’ils font le siège de Pénélope depuis des années pour la forcer à épouser l’un d’eux. Et décidément odieux, il essaie de mettre son fils de leur côté. Nihil novi sub soli, les siècles passent et les hommes ne changent pas – mais ils ne sont pas tous pareils, tous ne se laissent pas emporter par le mal – pensons à tant d’  « élites » et intellectuels médiatiques qu’on voit en ce moment partir en vrille – certes la société les rend plus visibles, mais auront-ils le dernier mot ? L’Odyssée nous dit que non, la vie aussi.
Ici Pénélope, en suivant l’esprit divin plutôt que de se soumettre aux bas calculs des hommes n’apparaît-elle pas comme une préfiguration d’Antigone ? Sophocle comme Homère, conscients de vivre dans des sociétés patriarcales, ont eu le génie d’élever contre leurs pouvoirs abusifs de magnifiques figures de femmes intelligentes et combattantes.
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« Ainsi parla-t-elle, et nos désirs virils se laissèrent
Enjôler. Or chaque jour elle tissait la grande toile
Et chaque nuit la défaisait, en s’éclairant aux flambeaux.
Trois ans elle a voilé sa ruse et fléchi les Achéens,
Mais dans la quatrième année le moment est arrivé
Où l’une des femmes, sachant ce qu’il en était, l’a dit.
Et nous l’avons trouvée défaisant sa brillante toile.
Alors elle a dû l’achever, contrainte et forcée.
Ainsi te répondent les prétendants, que tu le saches bien
Dans ton esprit, et que le sachent tous les Achéens :
Renvoie ta mère et ordonne-lui de se marier
À qui son père voudra et qui lui plaira aussi.
Si elle faisait languir longtemps les fils des Achéens
En réfléchissant dans son esprit à tous les travaux
Splendides auxquels l’a exercée Athéna, à sa noble
Pensée, à son efficacité, telles qu’on n’entendit
Nul ancien en dire autant des Achéennes aux belles boucles,
Que ce soit Tyro, Alcmène ou Mykène au front couronné ?
Nulle n’était aussi intelligente que Pénélope
Aujourd’hui ; mais ses intentions ne sont pas convenables.
Et donc nous mangerons tes ressources et tes troupeaux
Aussi longtemps qu’elle persistera dans cet esprit
Que les dieux lui ont mis dans le cœur. De là viendront, pour elle
Grande gloire, et pour toi, perte de tes moyens d’existence.
Car nous n’irons pas à nos travaux, ni ailleurs
Tant qu’elle n’épousera pas un Achéen de son choix. »

*
le texte grec est ici
le premier chant dans ma traduction, en entier :
à suivre !