Macron et le Cyclope

Pandémie. D’après sa com’, Macron serait si intelligent qu’il serait devenu assez épidémiologiste pour se passer de l’avis des épidémiologistes et gérer tout tout seul. On voit le résultat : plus d’un an après, toujours plus de malades et de morts, toujours des attestations à remplir et des amendes à payer, toujours autant ou plus de gens privés de travail, et maintenant trop peu de vaccins et de plus mauvais résultats que la plupart des autres pays. Bref, toujours plus de preuves que, pour tout le reste comme en politique, masturbation intellectuelle, vanité narcissique et méthode Coué sont non seulement stériles mais potentiellement dévastatrices. Comme dit l’autre, c’est sur vos œuvres que vous serez jugés.

Il faut vraiment être stupide pour croire mieux savoir que ceux qui savent mieux et pouvoir se passer de leur savoir chèrement acquis – c’est la maladie de vanité qui touche les bluffeurs. Ces imbéciles me font penser au Cyclope qui se croit plus fort que tout le monde, « beaucoup plus fort » que Zeus lui-même, comme il le déclare, et qui finit avec son unique œil crevé. Drôlerie du dialogue (que j’ai traduit aujourd’hui) au cours duquel Ulysse, minuscule à côté de la masse de Polyphème, l’appelle « mon brave » en essayant de lui apprendre à bien se comporter. Peine perdue, l’idiot lui répond avec condescendance et va coûter la vie à plusieurs compagnons d’Ulysse avant d’être mis hors d’état de nuire par l’intelligent héros.

La vertu comparable des Grecs, par Marcel Detienne

… ou du danger politique des pensées faussées. Analyse toujours juste de Marcel Detienne, en préface au livre d’André Bonnard Civilisation grecque :

detienne« … Heidegger pense en terme d’historialité et fonde son autorité sur la volonté de « penser plus grec que les Grecs ». Pensée hautaine, totalement indifférente à tout ce qu’un anthropologue historien des lieux et des formes du politique pourrait d’abord apprendre, ensuite argumenter contre une thèse d’une fragilité si surprenante. Qu’on en juge, le dossier est simple : nul linguiste, aucun helléniste ne connaît l’étymologie de polis, le mot grec qui désigne « la cité ». Heidegger n’a pas l’ombre d’une hésitation : polis vient de polein, une forme ancienne du verbe être. Conséquence évidente : la cité est en soi le lieu du dévoilement total de l’être ; variante : la Polis n’est ni l’État ni le politique au sens trivial, elle est le pôle (polos-polein), l’axe tourbillonnant dans lequel et autour duquel tout se meut. Et la chose politique, le politikon dont parle Hérodote et ses contemporains, la cité, la polis si longuement explicitée par les indigènes dans les inscriptions, dans l’écriture publique qui affirme avec autant d’audace la présence de cette chose abstraite, si malaisée à faire exister dans des lieux, dans des choix, dans des décisions quotidiennes, au nom de quelle révélation seraient-ils déclarés nuls et non avenus ?

Appropriation d’un seul ? Point. Alentour, silence respectueux. Les uns glosent, les autres regardent ailleurs. Une étymologie en vaut bien une autre. Sauf que celle-ci engage davantage que les Grecs de Heidegger. C’est le philosophe lui-même qui prend position dans l’actualité, et la plus lourdement « historiale ».
Les faits sont bien établis. Dix années de fidélité au parti nazi ; l’appel au peuple allemand en 1933 quand le philosophe Heidegger prend en charge le rectorat de l’Université de Fribourg-en-Brisgau ; le silence soutenu jusqu’au dernier jour sur le génocide des Juifs, et l’impuissance du philosophe à faire lui-même la critique philosophique de son adhésion au national-socialisme. Le 27 mai 1933, l’appel au peuple allemand énonce la mission historique du Grand Reich et de ses « possibles historiques et destinaux ». Détruire la tradition sclérosée, faire cesser l’éclatement des sciences en disciplines séparées, vouloir une politique originaire, répéter le grand commencement grec.
(…)
L’Existant déterminé par le souci de soi, tourné vers sa différence radicale, s’approprie soi-même en se détournant du quotidien, de la sociabilité, en se tenant à l’écart de la cité et de ses bavardages. Dès ce moment, l’espace politique, au sens grec (l’étymologie tordue et idiosyncrasique d’un philosophe ne vaut rien contre tout ce que nous savons sur le politique et ses formes dans des milliers de documents sur plusieurs siècles), est dévalué. La démocratie, ce misérable champ quotidien et fini des affaires de la cité, il faut la condamner pour « oubli de l’être ». L’homme historial n’habite pas les places publiques polluées par la « technique » (au sens « technique » heideggerien de « métaphysique achevée…)

Pour une autre étymologie, le désaccord suffirait, ou l’objection linguistique, voire historique. Mais ici les Grecs sont l’Incomparable, et leur terrible actualité dans une philosophie qui se les approprie si radicalement pendant un demi-siècle de l’histoire allemande et européenne prend place à côté des grands délires du racisme indo-aryen et de toutes les lâchetés de la peur et de la haine.

Je ne crois pas qu’il nous soit possible aujourd’hui de faire de l’anthropologie avec les Grecs (comme terrain expérimental) sans commencer de critiquer radicalement la fausse actualité et les dévoiements souvent certains imposés par les lectures de Heidegger à la culture, à la pensée et aux pratiques de la Grèce ancienne. La seule actualité que les Grecs peuvent avoir dans le champ de l’anthropologie, c’est leur vertu expérimentale d’abord, leur vertu de « comparables ». Et plus grand sera le sens, plus large l’horizon des sagesses. »

Voir aussi, de Marcel Detienne, ma note sur son livre Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque

Athémistes, leur doigt dans leur œil

Arrivant avec Ulysse et ses compagnons chez les Cyclopes, je vois qu’Homère qualifie ces derniers d’ athemistoi, et je pense aussitôt au mot athéisme, d’autant que les Cyclopes font partie des gens qu’Homère oppose, de façon récurrente, à ceux qui respectent les dieux et agissent avec justesse.

Athemistos signifie « sans loi ». Je cherche donc dans mon dictionnaire l’étymologie de themis, la loi. La racine est celle du verbe tithèmi, qui signifie poser. Je cherche l’étymologie du mot théos, dieu. La racine est la même. Le dieu est l’instance qui pose le monde et la loi.

Le mot athéisme n’existe pas dans le grec d’Homère parce que cette notion, au sens moderne, n’existe pas à son époque, mais le mot athemistos, qui signifie « sans loi, sans règle, criminel », indique la fonction du dieu : faire des hommes des humains civilisés. C’est tout l’enjeu de l’Odyssée (je montrerai précisément comment, avec quelle subtilité), comme de toutes les grandes œuvres, chacune selon leurs propres voies.

Ce n’est pas l’athéisme qui fait les criminels, c’est l’athémisme. Le fait de se croire tout permis, de ne respecter ni les personnes ni la vérité. Aux athémistes, voilà ce que dit Homère : non seulement vous ne voyez que d’un œil, mais en plus vous vous mettez le doigt dedans, vous et « personne » d’autre que vous-mêmes et vos pareils.

Qui est Ulysse ?

« Je suis Ulysse, fils de Laërte, connu de tous hommes
Pour mes amorces, et ma renommée va jusqu’au ciel.
J’habite Ithaque qu’on voit au loin ; le mont Néritos,
Remarquable, y agite son feuillage ; tout autour,
Se trouvent des îles nombreuses et très proches entre elles,
Doulichion, Samè, et Zacynthe couverte de forêts.
Ithaque est basse, et située au plus profond du couchant ;
Les autres îles sont plus loin, vers l’aurore et le soleil.
Elle est rude, mais bonne nourrice de garçons ; et moi
Je ne peux imaginer de terre à la saveur plus douce.
Certes Cacheuse, déesse entre les déesses, me tint
Dans ses grottes creuses, me voulant vivement pour époux ;
Ainsi même Circé, par ses amorces, me retint
Dans ses demeures d’Aiaié, me désirant pour époux ;
Mais jamais elles n’ont convaincu mon cœur dans ma poitrine.
Tant rien ne peut se trouver de plus doux que la patrie
Ou les parents, même si on habite, en pays lointain,
Dans une riche demeure, mais séparé des siens. »

Homère, Odyssée, chant IX, v.19-36 (ma traduction)

*J’ai traduit le mot dolos par son sens premier, « amorce », plutôt que, comme on le fait habituellement, par « ruse », d’autant que l’histoire du mot ruse, en français, révèle qu’il s’agit d’une tactique d’échappement pour les animaux chassés, alors que l’amorce est au contraire une tactique pour attraper. Ce mot dolos se retrouve dans le qualificatif qu’applique Ulysse à Circé, je l’ai donc fait ressortir aussi comme « amorce ».
Au sens figuré, je trouve l’amorce d’Ulysse ici particulièrement habile. On dirait James Bond se présentant : « My name is Bond. James Bond ». N’est-elle pas magnifique, cette tirade de présentation de lui-même, qu’il finit par faire devant Alkinoos et les Phéaciens après être arrivé chez eux en naufrageant, en malheureux errant, suppliant d’être secouru ? Et le voici soudain dans sa souveraineté.

C’est là que j’en suis cette nuit de ma traduction de l’Odyssée, qui avance vite et bien, poussée par un vent vif et doux.

Conseils à une ou un jeune poète

Chante tout le temps, sauf quand on veut te faire chanter.
Chante avec tout, sauf avec ceux qui chantent faux.
Chante juste. Exerce-toi jusqu’à chanter juste, ou tais-toi.
Chante tout, sauf ce qu’on veut te faire chanter.
Chante comme tu l’entends, mais seulement si tu l’entends.
Chante en sachant que si tu chantes vraiment, les mauvais chanteurs vont se retourner contre toi.
Chante vraiment.
Chante sans raison, mais avec la raison.
Chante sans mesure, mais dans la mesure de tes propres rythmes.
Chante sans miroir, sois le miroir.
Chante sans peur, mais en cultivant ta religieuse crainte.
Chante en sainte âme errante, en sainte âme ermite, en sainte âme savante, en sainte âme voyante, en sainte âme morte, en sainte âme vivante, en sainte âme féconde, en sainte âme gratuite, en sainte âme voilée, en sainte âme nue, en sainte âme mordante, en sainte âme ardente, en sainte âme aimante, en sainte âme paisible, en sainte âme guerrière, en sainte âme impudique, en sainte âme invincible, en sainte âme fragile, indestructible, insaisissable, irrécupérable, inenfermable, inflammable, inconsumable.
Chante, c’est tout. Chante et souviens-toi de tout, chante et oublie tout. Chante et danse et envoie tout valser.

Grâce

Heureuse et bienheureuse dans mon corps et dans mon esprit. Musclée, agile, au psychique et au physique. En grec, pour saluer, on dit χαῖρε : « réjouis-toi », enjoy, mais en plus de la joie il y a dans ce mot, d’abord, la grâce – c’est le mot qu’on entend dans « charisme ». Le grec est à mon sens la plus belle langue que je connaisse, surtout le grec d’Homère, chamarré, composite, antique et atemporel, brut et extrêmement subtil. La joie m’inonde tout le temps que je passe à le traduire, comme pendant le yoga. Souvent je dois m’arrêter parce que l’émotion me submerge, ou parce que s’ouvre devant moi une perspective jusque là inouïe, que je prends le temps de contempler. Ma langue de traductrice se libère à mesure de l’avancée dans le texte, à mesure que j’y suis de plus en plus chez moi, comme Ulysse toujours plus près de son retour à la maison. Alexandre le conquérant emmenait partout avec lui un coffre contenant les œuvres d’Homère. Selon Plutarque, le poète lui apparut un jour en rêve et lui désigna, par deux vers de l’Odyssée, l’île de Pharos, où s’implanter – île qui a donné, d’après son fameux phare d’Alexandrie, son nom aux phares. « Pharos » est aussi le mot par lequel Homère désigne la toile que tisse Pénélope, et la voile d’un navire, et le manteau des femmes ou des hommes. La beauté du regard d’Homère, aussi bien sur les femmes que sur les hommes, est unique, illuminante.

… et voyez aussi mes deux derniers livres !

Homère écrivant ?

« Puéril, le fils de Tydée, qui dans son cœur ne sait pas
Que ne dure guère qui se bat contre les immortels,
Et que nul enfant sur ses genoux ne lui dira papa »
Iliade, V, 406-408 (ma traduction)

Encore une preuve par Homère qu’Arte s’est servi de l’argent public pour falsifier Homère en appelant Ulysse « l’homme qui défiait les dieux ». Mais il fallait bien oublier l’homme Homère, nier l’homme Homère, pour se permettre de le falsifier. Tel est le principe de tous les crimes contre l’humanité.

Les gens qui pensent qu’Homère n’a pas existé ne font qu’avouer, sans le savoir, qu’il n’existe pas d’Homère en eux. Les gens qui pensent qu’Homère ne pouvait pas être une personne mais un groupe de personnes ne font qu’avouer, sans le savoir, qu’ils ne peuvent être une personne en eux-mêmes, sans un groupe de personnes. Les gens qui doutent de l’existence d’Homère ont beaucoup de sans-le-savoir, à commencer par sans savoir ce qu’est le génie et d’où il vient en l’humain ; d’où le ressentiment qui les pousse à exprimer un doute sur l’existence d’un génie.

Certains Grecs anciens, sans nécessairement faire profession de réciter Homère, apprenaient par cœur l’Iliade et l’Odyssée, même après leur fixation par l’écriture – comme aujourd’hui encore, par exemple, certains musulmans apprennent par cœur le Coran. C’est ainsi que des textes transmis oralement peuvent conserver leur intégrité. Mais quand ont été fixés par écrit les poèmes d’Homère ? Deux siècles après, comme on le pense souvent, ou plus tôt ? C’est au moment où il a vécu que l’écriture grecque, empruntée et adaptée de l’écriture phénicienne et remplaçant l’ancien système d’écriture, est apparue. Certains philologues pensent qu’il n’est pas impossible, en conséquence, qu’Homère lui-même, ou un scribe avec lui, ait fixé par écrit ses œuvres. Voire qu’il ait adapté lui-même l’écriture phénicienne pour pouvoir écrire ses œuvres en grec.

Étant donné l’extraordinaire génie d’Homère, cette hypothèse ne me paraît pas plus invraisemblable que le fait que Léonard de Vinci ait été à la fois peintre et homme de science et de technique. En tout cas, il est tout à fait vraisemblable que, s’il n’a lui-même inventé l’écriture grecque, la voyant apparaître il s’en soit saisi au profit de son poème, exactement comme un génie d’aujourd’hui n’aurait pas tardé à se servir d’Internet. La puissance de tels esprits dépasse la capacité de compréhension de ceux qu’on appelle les esprits forts, ceux qui se sentent d’attaque contre les immortels, comme dit Homère, parce que, en vérité, ils ne savent pas. Les humbles, eux, savent, comme je le sais, qu’il y a beaucoup plus puissant qu’eux-mêmes. C’est ainsi que l’humble et le génie peuvent communier, alors que l’esprit fort s’exclut du supérieur inconnu, s’interdit la possibilité de le connaître. Telle est la condition ordinaire de l’humain moderne, terriblement bornée. Pour sortir de l’implacable finitude, la nôtre et celle de nos civilisations, voire de notre espèce, il faut ouvrir l’esprit. Nous sommes mortels dans le temps, mais hors du temps nous pouvons vivre aussi longtemps que nous le désirons.

Bonne journée !