Des virus, des entraves et des sorties de secours

Avec cette pandémie qui n’en finit pas, je songe à ce que j’avais écrit en 2017, comparant l’élection d’Emmanuel Macron à l’arrivée au pouvoir d’Œdipe, qui sans le savoir apportait la peste. Ce qui est au moins aussi inquiétant que le virus, c’est l’obscurantisme de grandes parties de la population que cette crise révèle. À quoi sert que nous allions longtemps à l’école si c’est pour être incapables d’échapper à des peurs irrationnelles, en l’occurrence peur du vaccin, si c’est pour céder à sa peur au point de mettre en danger, et soi-même et les autres, si c’est pour n’avoir aucun sens du bien commun comme du bien personnel, si c’est pour être incapable de discernement ? Qu’apprend-on aux enfants, aux jeunes ? Je l’ai constaté durant les quelques mois où j’ai enseigné, ces dernières années. Trop souvent du vent, du rien, de ce par quoi, nous y revenons, a été possible l’élection de Macron. De ce qui fait que nous n’avons pas de classe politique digne de ce nom. Le phénomène est planétaire ou à peu près mais il n’y a pas à désespérer, on a bien vu arriver Biden après Trump et même si Trump est toujours là, même si les forces obscurantistes continuent à travailler l’Amérique et l’Europe, entre autres, les forces de vie continuent à travailler aussi. Depuis qu’ils sont libérés de l’obscurantisme franquiste, les Espagnols qui furent gravement atteints par la polio à cause du retard du vaccin chez eux, ont confiance dans le système de santé et sont aujourd’hui les plus vaccinés. Tant que tout le monde ne le sera pas, le virus entravera notre vie. Et les vies entravées, quoi ou qui que ce soit qui les entrave, deviennent dangereuses.

J’ai fini hier soir, comme prévu, la traduction du chant 2 de l’Iliade. Commencé ce matin celle du troisième. Si tout continue à bien aller ainsi, je devrais avoir terminé à la fin de l’année, ou à peu près. Si quelque chose vous entrave, tournez-vous vers autre chose où vous ne serez pas entravés. Je cours dans mon travail, et c’est la joie.

Le catalogue des vaisseaux

« L’illustre Hippodamie sous Piritoos le conçut,
Le jour où ce dernier punit les Monstres velus. »
Homère, Iliade, II, 742-743 (ma traduction)

Comment ne pas être absolument réjouie en traduisant Homère ? J’en suis au fameux « catalogue des vaisseaux », où le poète expose, en centaines de vers, les forces grecques et troyennes en présence. Comme tout catalogue, fût-il signé d’Homère, ce n’est sans doute pas le plus intéressant à traduire, et pourtant il recèle d’innombrables perles. Et je lui accorde le même soin qu’au reste du poème, et je m’en réjouis autant.

Par ailleurs ce catalogue des vivants me rappelle celui des morts, que j’ai traduit dans l’Odyssée, lors de la descente aux enfers ; il s’agissait là de quelques dizaines de vers seulement, et l’exposé était différent, mais entre les deux on peut voir une béance, qui est celle de l’histoire, que pourraient résumer ces deux vers plus haut cités.

J’aurai terminé de traduire ce long deuxième chant ce soir ou demain matin. Je me sens comme ces chefs tirant sur l’eau une longue suite de vaisseaux, et ces vaisseaux sont des mots.

Athéna guerrière : Iliade, II, 445-458 (ma traduction)

Autour de l’Atride, les rois nourrissons de Zeus s’élancent
Pour ranger les hommes, avec Athéna aux yeux brillants,
Portant la précieuse égide, incorruptible et immortelle,
Dont les cent franges toutes d’or voltigent dans le vent,
Bien tressées et valant cent bœufs, chacune d’elles ;
Apparaissant soudainement, elle parcourt les rangs,
Les poussant à marcher ; dans chaque torse, la déesse
Fait se lever le cœur de combattre et lutter sans trêve.
Et tout d’un coup, leur devient plus douce la guerre
Que le retour, sur les nefs creuses, au pays de leurs pères.
Comme un feu aveuglant consume une immense forêt
Au sommet d’une montagne, et qu’au loin brille sa lumière,
Ainsi dans leur avancée l’éblouissante clarté
De l’airain merveilleux monte au ciel à travers l’éther.

*

La beauté terrible de l’Iliade remplit d’indicible.

Thersite ou Homère parrésiaste : Iliade II, 211-244 (ma traduction)

Thersite est présenté comme laid parce que la vérité qu’il présente est laide. Certes c’est un aspect de la vérité, qui en a d’autres, mais c’en est un. On ne me fera pas croire qu’Homère ne s’identifie pas en partie à lui, diseur de vérité, parrésiaste menacé par les puissants et rejeté par les autres. À mon sens, c’est justement à cause de cette menace et de ce rejet qu’Homère utilise un personnage qu’il a l’air de mépriser pour lui faire dire des vérités sans trop risquer les coups de bâton. Sinon, pourquoi lui donner la parole, pourquoi écrire (oui, je parle d’écrire, car je vois, en lisant çà et là de savants hellénistes, qu’Homère ait écrit ses textes est très sérieusement estimé vraisemblable, ou du moins complètement possible) – pourquoi écrire, donc, ce vigoureux passage, reprenant des reproches plus tôt exprimés par Achille à l’encontre d’Agamemnon, avec plus de force encore quand ils sont dits par un humble ?

*

Les hommes enfin s’assoient et se tiennent en place.
Seul Thersite, intarissable bavard, continue à criailler ;
Il connaît en son cœur un tas de mots inappropriés
Et vains, inconvenants, pour s’en prendre aux rois,
215 Et essayer de faire rire les Argiens ;
C’est l’homme le plus laid venu sous les murs de Troie ;
Il est cagneux, boiteux d’une jambe, et se tient
Voûté, les épaules affaissées sur le torse ; par-dessus,
Un poil rare fleurissant sur une tête pointue.
220 Il est surtout odieux à Achille et à Dévor,
Qu’il insulte tous deux ; cette fois, avec des cris aigus,
C’est au divin Agamemnon qu’il adresse ses reproches ;
Car terribles sont au cœur des Achéens la rancune
Et la colère contre le roi. L’invectivant, il hurle :

225 « Atride, de quoi te plains-tu ? de quoi as-tu besoin
Encore ? Ton campement est plein d’airain, il est plein
De femmes de premier choix, celles que nous, les Achéens,
Nous te donnons, à toi d’abord, quand nous prenons une ville.
Ou manques-tu encore d’or, de l’or que t’apporterait
230 Un Troyen dompteur de chevaux, en rançon pour son fils
Que moi ou un autre Achéen aurions capturé ?
Ou d’une nouvelle femme avec qui faire l’amour,
En la retenant pour toi, à l’écart ? Non, je ne trouve
Normal qu’un chef plonge dans le mal les fils des Achéens.
235 Ô ventres mous, cœurs vils, Achéennes, et non plus Achéens,
Rentrons à la maison avec nos nefs, et laissons-le là,
À Troie, savourer ses privilèges, qu’il voie
Si nous allons venir à son secours, ou pas.
Lui qui maintenant offense Achille, un homme bien supérieur
240 À lui : il lui a enlevé sa part, et il la garde.
Mais Achille laisse se calmer sa colère en son cœur ;
Sinon, Atride, c’eût été ta dernière brimade. »

Ainsi, insultant, parle à Agamemnon, berger des peuples,
Thersite ;

*

Je suis absolument bouleversée par tout ce que je trouve dans l’Iliade. Je ne m’attendais pas à tant, à si fort. Dans la nuit, l’image qui m’est venue est celle du bac révélateur dans lequel apparaît la photographie (j’ai pratiqué cela à vingt ans, avant la photo numérique). Jusque là, je n’avais lu que des extraits de ce poème, et seulement en traduction. Vivre avec, le vivre comme je le fais en le traduisant à haute intensité, en donne une tout autre vision. Une autre vision d’Homère que celle qu’il donne de lui dans l’Odyssée. Après environ 900 vers traduits ce midi, en sept jours pile donc, depuis que j’ai commencé, dimanche après-midi dernier (ayant terminé le matin même de traduire les dernières dizaines de vers des Bucoliques), je commence à avoir aussi une idée du commentaire qui accompagnera ma traduction.

Rêve de sang, Iliade de Brunet, Dies irae

Rêvé cette nuit qu’en voyage avec O, sur la route, je me rendais compte que j’avais de nouveau mes règles. J’admirais ce sang d’un splendide rouge brillant, clair et dense, qui signifiait que je pouvais de nouveau avoir des enfants. Je pense que je vais pouvoir prochainement enfin réécrire des romans, qui seront de très beaux enfants.

Je suis partie à la bibliothèque Buffon, en marchant vite pour compenser le fait que je ne peux pas aller courir au jardin à cause de mon rhume des foins, et en faisant un détour pour éviter le plus possible de longer le jardin (où je suis allée l’autre jour, ce qui m’a valu des heures d’éternuements et autres joyeusetés). J’y suis allée pour emprunter l’Iliade de Philippe Brunet, dont je n’avais vu jusque là que quelques vers en ligne. Eh bien, sa traduction chante à merveille. Et j’ai vu que j’avais, sans le savoir comme lui, choisi ire comme premier mot du deuxième vers – je l’ai choisi pour l’avoir utilisé aussi dans l’Odyssée et parce qu’il évoque bien, en tout cas pour moi qui ai chanté pas mal de Dies irae, le caractère divin de la colère en question.

Ma traduction (ici dans son premier jet, depuis lors un peu corrigé) chante bien aussi, différemment. La sienne est accentuée proche du grec, la mienne est du français qui sonne, plus brutalement souvent. J’ai commencé le deuxième chant. Je suis extrêmement heureuse. Je songe soudain que les Dies irae sont toujours très exaltants.