La porte d’ivoire et la porte de corne

Voici la traduction que je me suis amusée à trouver au jeu de mots d’Homère dans le fameux passage des portes du rêve, discours de Pénélope au chant XIX qui a eu et garde une immense postérité. En grec le jeu de mots est fondé sur des ressemblances entre le nom signifiant ivoire et le verbe signifiant tromper, et entre le nom signifiant corne et le verbe signifiant réaliser. Bien entendu on ne peut rendre directement le jeu de mots d’une langue à une autre, il faut en inventer un autre. Voici d’abord la façon dont Victor Bérard s’en était pas trop mal tiré, alors que beaucoup de traducteurs y ont à peu près renoncé ou sont restés plus évasifs :

Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit.

Et voici donc la mienne, du moins pour l’instant :

Il y a deux portes pour les rêves évanescents :
L’une est faite de corne, l’autre est faite d’ivoire.
Les songes qui viennent par l’ivoire d’éléphant
Trompent énormément, ils ne se réalisent pas.
Ceux qui viennent par la porte de corne raclée
N’écornant pas le vrai, se réalisent quand on les voit.

Chant XIX, v.562-567

δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·
τῶν οἳ μέν κ᾽ ἔλθωσι διὰ πριστοῦ ἐλέφαντος,
οἵ ῥ᾽ ἐλεφαίρονται, ἔπε᾽ ἀκράαντα φέροντες·
οἱ δὲ διὰ ξεστῶν κεράων ἔλθωσι θύραζε,
οἵ ῥ᾽ ἔτυμα κραίνουσι, βροτῶν ὅτε κέν τις ἴδηται.

Madame Terre au platane de Diane, au chêne de Louis XIV et au chêne de la Vierge

Madame Terre continue à pèleriner à vélo autour de Paris, sortant du sac à dos d’O pour faire acte de présence ici ou là où l’emporte le bon plaisir d’O.
Voici trois de ses dernières balades auprès d’arbres remarquables, chacun à sa façon.

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le platane de Diane, aux Clayes-sous-Bois : L’arbre de Diane est appelé ainsi car il aurait été planté vers 1556 par la favorite d’Henri II de France, Diane de Poitiers. Il est haut de 31 mètres, a une circonférence supérieure à 8 mètres, et une envergure de 43 mètres. Certaines de ses branches plongent dans le sol par marcottage naturel, créent des racines qui donnent naissance à de nouvelles boutures.
Wikipedia

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le chêne de Louis XIV, à Buc : Le Roi-Soleil, dit-on, aimait lors de ses promenades s´arrêter au pied de cet arbre Le Parisien

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le chêne de la Vierge, à Viroflay : c´était déjà un chêne majestueux dans les années 1850 lorsqu´à la faveur des grandes épidémies de choléra il est paré de vertus miraculeuses et fait l´objet d´un culte à sa dévotion Le Parisien

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Toutes les randos vélo de Madame Terre autour de Paris : ici (Sur chaque lieu, prend une pincée de terre et la met dans le corps de Madame Terre, conçue par mes soins :)

« Appelez-le Dévor »

Ni les auditeurs d’Homère, ni Homère lui-même, ne pouvaient se soucier de savoir quelle racine indoeuropéenne se nichait dans le nom Odysseus. Mais Homère et ses auditeurs étaient sensibles aux correspondances, aux signes qu’ils pouvaient trouver entre les mots, et on trouve plusieurs exemples de ce qu’on a parfois appelé des calembours dans l’Odyssée. Le plus marquant étant celui qui explique le nom du héros. J’ai déjà expliqué pourquoi j’avais choisi de traduire Odysseus par Dévor. Le passage du chant XIX que j’ai traduit aujourd’hui l’éclaire encore un peu plus.

Ce nom lui a été donné à sa naissance par son grand-père, Autolycos. Autolycos signifie « lui-même loup », « vrai loup ». Appelez-le Odysseus, dit-il aux parents du nouveau-né, parce que j’ai été irrité par beaucoup d’hommes et de femmes sur cette « terre nourricière ». Il y a là un jeu de mots entre odyssamenos, qui signifie, irrité, en colère, et Odysseus. Les vers qui suivent sont consacrés à la description de la préparation d’un festin, et au festin – une énième fois dans le poème. À la lecture de ce passage, on pourrait dire que si l’Iliade est le récit de la colère d’Achille, l’Odyssée est celui de la colère d’Ulysse. C’est vrai, mais ce n’est pas assez. En élargissant le point de vue, en considérant l’ensemble du texte, on peut comme je l’ai fait repérer le thème majeur de la dévoration (festins, faims, prétendants dévorateurs, Cyclope et autres mangeurs et mangés, nourriciers et nourricières, etc.), qui est bien sûr, in fine, métaphysique. D’autant que le nom Odysseus peut rappeler aussi, par homophonie pour les auditeurs grecs, les mots du manger, edo – mots dont aujourd’hui le dictionnaire étymologique des racines indoeuropéennes indique qu’il est en effet fondé sur la même racine qu’odyssamenos – racine qui nous a donné entre autres le mot dent, et dont la parenté avec l’irritation s’entend toujours dans des expressions comme « avoir une dent contre », ou en grec, l’expression couramment utilisée par Homère et directement traduisible en français « avoir le cœur dévoré (ou rongé…) de ». À plusieurs reprises Odysseus explique que ce qui fait le malheur de l’homme, c’est son ventre affamé. C’est pourquoi je conserve au petit-fils de Vrai-loup le nom qu’à mon tour je lui ai choisi dans ma langue, Dévor – ni dévoré, ni dévorant, mais risquant d’être l’un ou l’autre, s’arrêtant au bord du gouffre et se sauvant de ce néant grâce à la Raison divine, ici en particulier figurée par la déesse Athéna.

Sport ; mosquée ; amour

Je suis allée me renseigner dans une salle de sport et la visiter, pour mieux m’entraîner. Je commencerai sans doute la semaine prochaine. J’y allais, il y a une vingtaine d’années, quand j’étais à Paris. Ensuite j’ai vécu pas mal de périodes à la montagne, là-bas je me dépensais comme on se dépense en montagne, et puis de retour à Paris j’ai été occupée à une espèce de voyage odysséen, et j’ai eu le tort de cesser un moment de faire du sport, ça m’aurait aidée ; je n’en ai jamais fait beaucoup mais quand même un peu de tout, gyms diverses, danse, équitation, aquagym, quoi encore ? Un peu des sports qu’on pratique à la mer, en montagne, etc. En me remettant à l’exercice il y a environ deux ans, j’ai constaté que j’avais pas mal à rattraper, en souplesse, en muscles et en endurance – c’est fait, et je vais continuer.

Je suis sortie sans me souvenir qu’on était vendredi, à la maison je venais de réciter la Fatiha et l’Ikhlas et j’avais envie de faire un tour à la mosquée, juste m’y arrêter quelques instants comme je le fais de temps en temps, mais quand je suis arrivée c’était la sortie de la grande prière, des foules se déversaient de la mosquée, dont l’accès était barré par les cars de police, pour la sécurité des fidèles. Je me suis donc contentée de marcher parmi eux, en continuant mon chemin, et c’était très beau.

On ne se rend pas bien compte de ce qu’il en est en lisant les traductions, et je craignais un peu qu’à partir du chant Treize, dans la deuxième partie du poème, les chants se passant à Ithaque soient moins merveilleux à traduire que ceux du voyage. C’est le contraire. Les rapports humains se sont approfondis, la réflexion du poète aussi, tout est bouleversant. Notamment les vers que je viens de traduire, la première nuit de retrouvailles entre Dévor (Ulysse) et Pénélope, alors qu’il est encore déguisé en mendiant et qu’elle est censée ne pas le reconnaître (mais Homère fait en sorte que l’auditeur puisse en douter). Comment, après tant de temps, ils se préparent l’un à l’autre, avec quelle délicatesse ils se rapprochent, se complimentent mutuellement et aussi se mettent en valeur l’un·e pour l’autre. Souvent je m’arrête sur tel ou tel mot choisi par Homère, quelques syllabes qui, placées là, ouvrent des univers. C’est un bonheur inouï que de traduire ce texte. Moi aussi je suis de retour à la maison.

Encore quelques réflexions sur l’Odyssée ; et un point (final) sur la « traduction » de Lascoux

En traduisant le passage où Dévor (Ulysse) dit que son plus proche ami sur le bateau, celui avec lequel il est en communion de pensée, celui qu’il estime le plus, est un héraut aux « épaules rondes, peau noire, cheveux crépus », j’ai pensé à Bilal, le proche du prophète Mohammed chargé de l’appel à la prière – une sorte de messager, lui aussi. Il n’y a pas plus de racisme que de sexisme dans l’Odyssée, et c’est normal, car racisme et sexisme vont ensemble, procèdent du même état d’esprit, se retrouvent forcément ensemble dans les esprits, même quand ils le nient ou s’en cachent. Dès les premiers vers de l’épopée sont évoqués les Éthiopiens – Bérard traduit « les nègres », sans doute parce que le mot signifie « teint brûlé », mais autant Éthiopien ou teint brûlé n’ont aucune connotation, ni péjorative ni méliorative, autant nègre est plombé de racisme, qu’on le veuille ou non. En tout cas, ce que révèle une lecture attentive de l’Odyssée, c’est que nous sommes très en retard sur Homère, surtout très très en-dessous d’Homère quant au regard porté sur les femmes et sur les « autres », étrangers ou caractères singuliers divers. Homère le répète, Zeus est toujours aux côtés de l’étranger, de l’errant et du mendiant, et qui les maltraite s’expose à sa colère. Et chez Homère, les esclaves, comme le porcher ou la nourrice, peuvent être aussi hautement considérés que les héros, ils peuvent s’adresser aux nobles tout aussi librement que n’importe qui ; et il en va de même pour les femmes, qui malgré leur place assignée par le patriarcat, n’en ont pas moins, quel que soit leur statut, de dignité et de liberté d’expression que les hommes. Pour Homère, la beauté compte beaucoup, et compte également pour les deux sexes, qu’il s’agisse de beauté physique ou de beauté morale – l’une n’étant pas du tout nécessairement le reflet de l’autre.

En hébreu et en arabe on désigne couramment Dieu par des mots qui se réfèrent à la matrice, à l’amour maternel – « le Matriciel », comme l’a bellement traduit du Coran André Chouraqui. Mais contrairement aux textes saints, la tradition patriarcale occulte la dimension féminine du divin, Dieu reste au masculin. Dans le poème homérique, gouverné par la figure d’une déesse, Athéna, le divin chatoie dans tous ses genres, le masculin et le féminin, mais aussi tous autres genres non sexuels. Les gens s’y présentent toujours en faisant référence à leur « race », mais race est une mauvaise traduction, plombée de racisme qu’on le veuille ou non elle aussi, et je préfère traduire par lignée, qui est d’ailleurs plus juste puisqu’en grec le mot fait référence à la suite des engendrements, des genres, des générations ; c’est l’équivalent de ce que nous appelons le nom de famille. Il s’agit de poser sa présence et son être clairement dans le monde, afin qu’y règne le juste ordre cosmique. Si Dévor retourne chez lui sous une fausse identité, ce n’est pas pour mentir, c’est pour rétablir, par une opération intellectuelle, spirituelle et physique, l’ordre cosmique qui y est perturbé et constitue ainsi une menace de mort. Aujourd’hui le déséquilibre accentué par des siècles d’histoire entre hommes et femmes, et entre lignées humaines, menace de mort l’Ithaque qu’est devenue notre planète.

J’ai finalement pu feuilleter en librairie la traduction de Lascoux qui vient de paraître. Pire que je ne pensais d’après ce que j’en avais vu en ligne. Un gros pavé – chaque vers doit faire au moins le triple du vers grec, avec tout ce qu’il y ajoute en bavardage, onomatopées, interjections. J’ai regardé le vers sur la couronne de Pénélope : sans surprise, pas plus que les autres traducteurs, il n’a voulu admettre une couronne et a traduit collier, contre le texte grec. Aussi sexiste que les autres donc, mais en plus vulgaire et plus mauvais : appelant Aphrodite « fifille » ou, quand Homère dit « la très intelligente (ou la très sensée) Euryclée », traduisant « la vieille ». Je ne vais pas multiplier les désastreux exemples de ses insultes à Homère, ajoutons simplement que son entrée dans le poème est d’une platitude accablante (alors que tous les autres traducteurs jusque là ont essayé de rendre sa beauté, sa subtilité, sa majesté) et que d’emblée il se montre inspiré non par Homère, mais par une série d’Arte qui est une contrefaçon d’Homère, puisque, reprenant le même contresens selon lequel Ulysse s’opposerait aux dieux, en toute falsification là encore, il qualifie Ulysse de « rival des dieux », quand Homère le dit « semblable aux dieux ». Eh bien, on ne peut pas en dire autant de tout le monde.