La valeur d’une œuvre littéraire

photo Alina Reyes

photo Alina Reyes

 

La valeur d’une œuvre littéraire est proportionnelle au rayonnement de son champ sémantique, à l’ampleur de ses virtualités sémantiques.

Un livre de peu de valeur littéraire est un livre très peu polysémique, un livre qui dit ce qu’il dit et rien ou pas grand chose de plus.

Une œuvre littéraire, réellement littéraire, ne se contente pas de raconter une histoire bien ficelée, ni d’enfiler des considérations. Elle fait du verbe, du texte, un champ aux strates infinies, extrêmement profond dans tous les sens et mouvant, vivant. Vivant de toute la vie des lectures qui en ont été faites et de celle de toutes les lectures virtuelles qu’il contient encore en son sein comme autant d’enfants. Une œuvre littéraire est une pouponnière d’étoiles qui exige de qui veut l’atteindre et y être accueilli un voyage sans fin.

 

Immeubles de Robert Mallet-Stevens ; et de Ginsberg et Massé, à Paris 16e

Robert Mallet-Stevens, célèbre architecte, a réalisé des décors de film pour Marcel L’Herbier, Jean Renoir, Man Ray et d’autres. Comme j’étais un peu en avance à mon rendez-vous, j’ai photographié, juste en face,  les hôtels particuliers qu’il a créés en bordure de la rue Mallet-Stevens, constructions graphiques, gaies, colorées, aérées (1926-1934). Puis, à côté, un immeuble moins génial mais intéressant aussi, œuvre de Georges Massé et Jean Ginsberg, la Résidence de la Muette, 19 rue du Docteur Blanche (1953).

les hôtels particuliers de Mallet-Stevens :

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Site consacré à Mallet-Stevens

et l’immeuble de Jean Ginsberg et Georges Massé :

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ginsberg et massé rue dr blanche 4aujourd’hui à Paris 16e, photos Alina Reyes

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Albert Camus, se donner à la terre et faire avancer l’histoire

jeanne d'arc fluctuat nec mergiturune image pour illustrer l’accord de Paris sur le climat, rejeté par Trump : « Fluctuat nec mergitur » ; ces jours-ci à Paris, photo Alina Reyes

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Dans son discours à Stockholm, lors de la remise de son prix Nobel en 1957, Albert Camus déclarait que la tâche la plus grande de sa génération était d’ « empêcher que le monde ne se défasse. » Il s’agit là du même appel que celui que sa voix fait entendre ici : celui de se donner à la terre, à la dignité des vivants – un appel qui reste d’une grande urgence dans l’écologie de la nature comme dans celle des esprits : refus de la culture de l’abus, du viol, de la destruction, du trafic, de la domination, du mensonge ; respect et amour de la vérité, de la vie, et courage de les défendre et de les cultiver.

Dans l’entretien avec Jean Mogin, il dit se considérer d’abord comme un artiste, parle de l’importance du style et de la composition, rappelle la possible fécondité du sentiment de l’absurde et affirme qu’ « il y a un chemin qui passe entre la servitude et la folie, et c’est celui que les intellectuels, en particulier, ont pour mission de repérer, au moins ». Puis il lit un passage de son livre L’homme révoltéje donne après la vidéo les dernières phrases de sa lecture, écrites.

 

« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. »

Si le temps de l’histoire en effet n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme n’a plus sa part.

Qui se donne à cette histoire ne se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau.

Pour finir, ceux-là font avancer l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter contre elle aussi.

Cela suppose une interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la mesure.

Ce qui retentit pour nous aux confins de cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu.

Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à donner plus.

La révolte bute inlassablement contre le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre un nouvel élan.

L’homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l’être.

Après quoi, les enfants mourront toujours injustement, même dans la société parfaite.

Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale.

Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme. »

Albert Camus, L’Homme révolté

Madame Terre à Villeneuve la Guyard, où Debussy a composé son chef d’œuvre « La Mer »

À voir les champs et les nuages photographiés par O sur le site où Claude Debussy a composé son chef d’œuvre, on se dit qu’il a pu être inspiré aussi par eux, par leur ampleur et leur mouvement aussi magnifiques que ceux de la mer liquide. Ciels et terres océaniques, puissants, scintillants, vivants. Je donne à la fin de la note un enregistrement exquisement sensible de La Mer par Vladimir Ashkenazy et l’orchestre de Cleveland. Cette action poélitique me touche particulièrement : cette œuvre fut l’un des tout premiers 33 tours de musique classique que j’achetai, jeune adolescente, après en avoir entendu, subjuguée, quelques mesures en tournant au hasard le bouton d’une toute petite radio, une nuit. Le son était faible et crachotait, et la puissance de l’œuvre n’en était que plus étonnante, pleine de mystère et de familiarité, comme si j’entendais soudain parler l’océan au bord duquel je vivais alors, l’estuaire que je traversais en bateau deux fois par semaine. Debussy lui avait donné voix, ou plutôt avait su, le premier, retranscrire sa voix, son chant, sa parole symphonique.

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mme terre debussy 1après avoir fait une partie du trajet en Transilien pour se rapprocher de sa destination en Bourgogne, O a poursuivi son chemin à VTT pendant des dizaines de kilomètres sur les sentiers de terre le long des méandres de la Seine, puis de l’Yonne, rencontrant de beaux paysages, passant aussi, tel un chevalier errant, par une forêt où il n’y avait plus de chemin…

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puis il est arrivé sur le lieu :

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Et voici La Mer, trois esquisses symphoniques pour orchestre :

1. De l’aube à midi sur la mer

2. Jeux de vagues

3. Dialogue du vent et de la mer

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autres notes avec Debussy : cliquer sur le mot clé

René Crevel, « Le clavecin de Diderot » (et le penseur de Rodin)

rené-crevel_3« Le poète, il est le plus sensible des clavecins sensibles, donc, de ce fait, le moins facile d’entre eux. Ses recherches, son alchimie, si verbale puisse-t-elle paraître, ne font point de lui un de ces spécialistes que la société volontiers protège, sachant que toute spécialité à soi-même confinée, ne risque guère de lui être danger.

Un contemporain de Diderot imagine un clavecin de couleurs, Rimbaud, dans le sonnet des voyelles, nous révèle le prisme des sons, les objets surréalistes de Breton, Dali, Gala Éluard, Valentine Hugo, sont des objets à penser amoureusement : la poésie, ainsi, lance des ponts d’un sens à l’autre, de l’objet à l’image, de l’image à l’idée, de l’idée au fait précis. Elle est la route entre les éléments d’un monde que des nécessités temporelles d’étude avaient isolés, la route qui mène à ces bouleversantes rencontres dont témoignent les tableaux et collages de Dali, Ernst, Tanguy.

Elle est la route de la liberté, une route qui ne veut pas se laisser perdre parmi les terrains vagues. »

Plus loin :

« en fait de penseur, devant le Panthéon des gloires nationales, un homme de bronze dont l’effort nous donne à penser que ça lui tombera des boyaux, plutôt que ça ne lui jaillira de la cervelle », c’est ainsi que René Crevel décrit le Penseur de Rodin. Et il poursuit :

« Un tel spectacle, d’ailleurs, nous évitera d’oublier que le Panthéon devait être une église, et, en tout cas, n’a pas été, comme il eût fallu, désaffecté, désinfecté, a conservé sa forme de croix.

Cette brute d’airain, sous son apparence de nudiste obtus, avec son anatomie d’adjudant, il est le digne successeur de Dieu, de l’Immobile, pour qui, étant donné ses attributs, la création n’est concevable que sous forme de divertissement fécal.

Quant à la bourgeoisie qui s’est donné pour mâle ce penseur à son image, elle prétend fruit de ses entrailles, de ses seules entrailles tout ce qui est esprit.

Elle veut faire croire que, forcément, de ses jupes, doivent sortir, aux plis de son cotillon, s’accrocher les intellectuels.

Que l’un, parmi eux, ne soit, se réjouisse de n’être, d’elle, issu, que tel autre d’elle s’éloigne, elle commencera par faire des petits signes d’amitié, des mamours. Elle ouvre son giron, elle ne demande qu’à être la maman Kangourou de tous les enfants prodigues.

Et si l’on ne veut pas habiter la poche où elle entasse tous ceux qui, par peur des intempéries, acceptent la tiédeur nauséabonde qu’elle leur a offerte ?

Alors, elle imite la plus rageuse des femelles, la Vierge Marie , alors, elle se métamorphose en Notre-Dame du coup de pied dans le bas-ventre. Il ne faut pas qu’on lui résiste. Elle entend, à la fois, pondre tout et tous et ne rien laisser de ce qu’elle a pondu. Elle s’adore au point de gober, comme si c’était des œufs du jour, ses moindres, ses plus vieilles crottes de bique. Elle ne se nourrit que de ses déjections, même et surtout quand elle fait la petite idéaliste. Sacre-t-elle basses certaines parties de son individu c’est afin de s’en mieux délecter. »

Le texte entier du livre se trouve sur wikisource

Image trouvée ici. Il s’agit d’un morceau d’une photo de Tristan Tzara et René Crevel par Man Ray

 

Le piano philosophe au marteau

À l’aller, un passant porté sur l’hyperbole m’a aimablement dite sublime, au retour j’ai croisé Yves Coppens. Entretemps, je me suis assise à même l’herbe et les pâquerettes et j’ai composé un petit texte sur le piano, que voici après les photos.

 

à la salle Cortot

à la salle Cortot

à la Schola Cantorum

à la Schola Cantorum

au Jardin des Plantes

au Jardin des Plantes

à la Sorbonne Nouvelle

à la Sorbonne Nouvelle

à Saint-Louis de la Salpêtrière

à Saint-Louis de la Salpêtrière

à Saint-Louis de la Salpêtrière

à Saint-Louis de la Salpêtrière

à Saint-Louis de la Salpêtrière

à Saint-Louis de la Salpêtrière

 

Instrument à cordes sensibles que l’instrumentiste ne pince ni ne frotte mais frappe par l’intermédiaire des marteaux qu’il a dans le ventre. Le corps du piano, qui se montre tantôt vêtu et tantôt à nu, est un organisme mécanique semblable à celui d’une horloge humanisée. Son unique mâchoire, escalier horizontal, piste de courses et de sprints, de sauts en hauteur et en longueur, de glissades et de caresses, libère le temps mesuré de ses tons, tandis que ses pédales relativisent le son comme la formule d’Einstein fait onduler l’univers. Tout instrument de musique est un bâton de Moïse qui sur ordre divin se change en serpent devant les empotés qu’on appelle puissants. Le piano est aussi, trône sur toute scène, trône sur lequel le roi ne s’assoit pas, trône et roi, partenaire du roi, de la reine qui en joue, un lit profond d’amour où coulent, bondissent, claquent, murmurent, des rivières qui vous martèlent les nerfs, les tympans, le sang.

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pieds et pâquerettes

texte écrit ce jour dans l’herbe à la Pitié Salpêtrière où j’ai photographié mes pieds, photos Alina Reyes

La petite poule d’eau tisse son nid, comme l’humain tisse son livre

Une femme qui la regardait m’a dit : « je suis là depuis un bon moment, elle n’arrête pas. » Puis elle est partie, en ajoutant : « elle doit faire ça toute la journée. » À mon tour je suis restée là un bon moment, et elle n’a pas arrêté ses allées et venues extrêmement affairées, sans répit, soignées, choisissant dans la verdure environnante herbes et feuilles avec rapidité et métier, parfois se ravisant, en rejetant une après deux ou trois pas et revenant en arrière en prendre une meilleure, traversant et retraversant l’allée en jonglant s’il le fallait entre les gens qui passaient et regardaient les grenouilles du bassin sans la voir, elle, la petite poule d’eau toute à sa tâche, à sa mission, déposant son matériau, brin après brin, dans le secret d’une touffe de verdure au milieu de l’eau, puis repartant, cueillant, revenant, ainsi de suite inlassablement, à se demander comment un si petit animal peut déployer autant d’énergie, et à se dire que seule la vie, la vie qui toujours vient et revient, peut motiver et rendre possible une telle dépense, un tel don de soi, pour la construction d’un abri où elle pourra être accueillie et se développer. À la bibliothèque Buffon où je venais de passer, il y avait une petite exposition sur la végétation et le livre, liés à l’origine comme le sont par l’étymologie le texte et le tissu.

 

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cet après-midi au Jardin des Plantes et à la bibliothèque Buffon, photos Alina Reyes

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