Plutarque, « De la superstition » (un passage, dans ma traduction)

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Bien des maux ordinaires deviennent fatals à cause de la superstition. Midas l’ancien, démoralisé paraît-il par quelques rêves, en eut l’esprit si misérablement angoissé qu’il se suicida en buvant du sang de taureau. Le roi de Messénie Aristodème, pendant la guerre contre les Spartiates, entendit les chiens hurler comme des loups et vit du chiendent pousser autour de l’autel familial ; les devins y virent des signes effrayants et lui, perdant courage et abandonnant tout espoir, tira sa lame et se tua. Dans le même ordre d’idées, Nicias, le général athénien, n’aurait-il pas fort mieux fait d’en finir avec la superstition comme Midas et Aristodème, plutôt que de se laisser, par peur de l’ombre d’une éclipse de lune, encercler par ses ennemis, et qu’ainsi quarante mille hommes ensemble périssent ou soient pris vivants, et qu’il meure lui-même sans honneur ? Car il n’y a rien à craindre au fait que la terre s’interpose et projette son ombre par périodes sur la lune ; ce qui est à craindre, c’est que les ténèbres qui tombent de la superstition brouillent et aveuglent la raison de l’homme dans des circonstances où il aurait le plus grand besoin de sa raison.

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« Saint Michel, roi des globes et des nombres impairs ». Federico Garcia Lorca (ma traduction)

Je republie cette note de l’année dernière en y ajoutant cette photo de Federico Garcia Lorca âgé d’un an à Grenade

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Retable de saint Michel par Juan de Flandes, datant de vers 1506 et se trouvant au musée diocésain de Salamanque.

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À Diego Buigas de Dalmau

Se voient depuis les rampes,
par la montée, montée, montée,
mules et ombres de mules
chargées de tournesols.

Leurs yeux dedans les ombres
sont obscurcis d’immense nuit.
Dans les courbures de l’air,
croustille l’aurore saumâtre.

Un ciel de mules blanches
ferme ses yeux de mercure
donnant à la calme pénombre
un final de cœurs.
Et l’eau se fait froide
pour que nul ne la touche.
Eau folle et découverte
par la montée, montée, montée.

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Saint Michel plein de dentelles
dans la chambre de sa tour
montre ses belles cuisses
ajustées par les lanternes.

Archange apprivoisé
dans le geste des douze,
feint une colère douce
de plumes et de rossignols.
Saint Michel chante dans les vitraux ;
éphèbe de trois mille nuits,
parfumé d’eau de Cologne
et loin des fleurs.

*

La mer danse sur la plage
un poème de balcons.
Les bords de la lune
perdent des joncs, gagnent des voix.

Arrivent des grisettes, mangeant
des graines de tournesol,
leurs culs grands et occultes
comme planètes de cuivre.
Arrivent de grands messieurs
et des dames de triste port,
assombries par la nostalgie
d’un hier de rossignols.
Et l’évêque de Manille,
aveugle de safran et pauvre,
dit la messe à double tranchant
pour les femmes et les hommes.

*

Saint Michel se tenait sage
dans la chambre de sa tour,
avec ses jupons cloutés
de miroirs et d’ajours.

Saint Michel, roi des globes
et des nombres impairs,
dans la perfection barbaresque
des cris et des belvédères.

Federico Garcia Lorca Saint Michel (Grenade) (ma traduction, de l’espagnol), in Romancero gitano

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Objeux d’mots, expo du Bob Théâtre à la bibliothèque Buffon

Sous une tente, des objets mis en scène dans des boîtes invitent à deviner les jeux de mots qu’ils représentent. J’en ai photographié quelques-uns, il y en a d’autres, allez voir si vous passez par là, c’est une installation très charmante. Et vous pouvez essayer de jouer ici même, pour vous aider je donne quelques solutions.

rail de coqs

rail de coqs

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boîte de nuit

boîte de nuit

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lait-de-zeppelin

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grand cor malade

grand cor malade

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canne à bière, peu chère !

canne-bière, peu chère !

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à la bibliothèque Buffon (bibliothèque de la Ville de Paris, rue Buffon), photos publiées avec l’aimable autorisation du

Bob Théâtre

plus de renseignements ici sur le site du Théâtre de la Marionnette qui l’accueille, rue Mouffetard

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Le Neveu de Diderot, un rameau gourmand

27-11 : cet article a été publié aussi sur The Conversation. 5-12 : Ce sera le dernier, à cause de problèmes avec les éditeurs du site qui l’ont d’abord publié truffé de fautes qu’ils y avaient ajoutées après que je l’avais validé, cela bien sûr en violation totale de leurs règles d’édition, et ont renouvelé les tracas d’édition lors de l’article que je leur ai présenté dix jours plus tard, sur Molière – sur quoi, j’ai décidé de ne plus publier sur ce site. Je classe mes articles consacrés à des textes au programme de l’agrégation sous le mot-clé agrégation de Lettres modernes, en espérant que les intéressés les trouveront, car c’est pour eux que je les fais, et que je compte continuer à les faire, aussi longtemps que possible.

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Le Neveu de Diderot pratique l’embrouille. S’il fait ostentation de ses contradictions, c’est pour faire oublier son fond et s’en absoudre, d’abord à ses propres yeux, et à la fin, même, s’en féliciter : « rira bien qui rira le dernier », conclut-il, et il faut bien entendre dans ce proverbe son caractère menaçant – quoique enveloppé d’enjouement. Le Neveu est une enveloppe à l’aspect d’emblée décrit comme changeant :  » Quelquefois, il est maigre et hâve (…) Le mois suivant, il est gras et replet (…) Aujourd’hui, en linge sale, en culotte déchirée (…) Demain, poudré, chaussé, frisé, bien vêtu… » Une enveloppe que Diderot, en familier des couteaux, va ouvrir pour en tirer une leçon d’anatomie philosophique.

« L’ergot n’est donc point un vrai grain, un produit de la semaille, mais un germe dégénéré, ainsi que la nielle », écrit Diderot dans ses Éléments de physiologie. Les premiers mots du Neveu sont une insulte aux joueurs d’échecs, « ce tas de fainéants », auxquels il associe de biais « M. le philosophe », qu’il « aborde ». La vérité du Neveu se dit dans son geste d’entrée et dans sa parole de sortie. C’est lui qui aborde le philosophe – dans ce verbe qui évoque la piraterie mais plus profondément fait référence à sa nature de parasite -, et qui le quitte sur une autoglorification dérisoire en forme d’échec et mat aussi illusoire que temporaire.

D’un point de vue physiologique, le Neveu est un rameau gourmand. Le nom de Neveu indique la dérivation comme l’intitulé Satyre Seconde, donné par Diderot à ce texte, qui invite à le lire au second degré. Un rameau gourmand (et gourmand, le Neveu l’est), est un rameau, dit le dictionnaire, « dont la pousse nuit aux rameaux fruitiers voisins en absorbant la sève à son profit. » Et de donner l’exemple : Élaguer les gourmands. Après avoir traité les joueurs d’échecs de tas de fainéants, le Neveu, qui est le véritable fait-néant de l’affaire, demande au philosophe : « Est-ce que vous perdez aussi votre temps à pousser le bois ? » Ce qui, au premier degré, signifie : « vous perdez votre temps à de vaines spéculations », et au second degré : « vous êtes un rameau gourmand, un parasite ». Le Neveu pratique d’entrée l’embrouille en s’offrant hypocritement en (faux) miroir du philosophe, tout en se donnant par là des airs de meilleur philosophe que le philosophe. Il le dit plus loin : « je me dis : sois hypocrite si tu veux ; mais ne parle pas comme l’hypocrite. » Comme les populistes, le Neveu se donne l’air de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Non seulement il le dit mais il le gesticule, le développe : tous les possibles se mon(s)trent à partir de son enveloppe. Mais s’il prend tous les masques, c’est pour faire oublier ce qu’il est, à l’intérieur, fondamentalement : comme l’a dit Foucault, un objet qu’on possède. C’est d’ailleurs en suivant ses pensées comme des « catins » que le philosophe l’a rencontré, et le Neveu se dit dès le début « entre Diogène et Phryné », mêlant comme toujours le mensonge à la vérité : car s’il n’a de Diogène qu’une apparence, qui plus est provisoire, son fond est bien celui de la prostitution.

Hegel l’a dit, s’il « ne s’entend pas seulement à juger et à palabrer de tout, mais à dire avec esprit, dans leur contradiction, les essences fixes de l’effectivité », c’est que « la vanité de toutes choses est sa vanité propre. » Si le Neveu dénonce la vanité du monde, c’est qu’il en est saturé (étymologie de satyre), possédé, au sens moral et ontologique comme au concret, dans son existence de parasite. « Quisque suos patimur manes« , dit-il à la fin, parasitant Virgile tout en se dévoilant secondairement. Car dire qu’il endure le sort de ses mânes, c’est dire tout à la fois qu’il appartient au monde de la mort et qu’il est attaché aux bons (sens de manus) comme l’est le rameau gourmand : au long de ce dialogue qui se conclut, il s’est servi du philosophe pour philosopher, en réalité envelopper de philosophie le trou noir résidant sous son enveloppe. Secondairement, les manes qu’il évoque pourraient renvoyer à la mania, la manie, la folie, celle des buveurs qui partagent le lieu avec les joueurs d’échecs. « Le déchirement de la conscience, auto-conscient de soi et qui s’énonce, est le ricanement portant sur l’être-là tout comme sur la confusion du tout et sur soi-même ; il [le ricanement] est en même temps l’écho perdu se percevant encore de cette confusion totale », écrit Hegel, toujours commentant Le Neveu de Rameau dans la Phénoménologie de l’Esprit.

Le Neveu pratique l’embrouille et la confusion parce qu’il est lui-même plongé dans la confusion, et parce que seule la confusion qu’il jette dans les esprits (« Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment ; ou peut-être vous, le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou… »), la confusion qu’il jette en confetti scintillants lui permet d’éviter d’être élagué, lui permet d’exister encore un peu – ne conclut-il pas en se souhaitant encore quarante ans de « ce malheur-là » ? Son « Rira bien qui rira le dernier » est effectivement un ricanement. Rien ne lui importe plus que de déféquer chaque jour à son aise, a-t-il péroré. Car le fait est que son parasitisme fonctionne grâce à ce que Diderot nomme dans ses Éléments de physiologie la « singerie des organes » par laquelle se transmet le mal, la maladie : par exemple le « poitrinaire », dit-il, communique son mal « en parlant », en le parlant.

Ainsi le style virevoltant du texte et du dialogue s’apparente-t-il à un geste de prestidigitateur, propre tout à la fois à fasciner l’attention sur son tour et à la détourner de son artifice afin de lui faire admirer et accepter l’illusion. Les admirateurs du personnage du Neveu sont nombreux. Ce sont tous ceux que Diderot, dans ce jeu entre l’auteur et le lecteur, a faits échec et mat. Ceux qui ont cédé à la fascination du fascisme (ces deux rameaux d’une même racine) par l’attrait ou l’oubli de son histoire centrale : celle du juif trahi et dépouillé par une machination abjecte, racontée avec délectation et admiration par le Neveu. Histoire qui a son contrepoint et son explication dans l’attaque initiale du Neveu contre les génies (dont il aimerait être, finira-t-il par avouer). Le Neveu de Rameau c’est la démonstration, en plein « siècle des Lumières », par-delà un point de vue physiologique sur la vie, des puissances de mort à l’œuvre dans l’humain, et de leur séduction.

Peinture, musique, pantomime : Diderot concret


« l’intérieur bourgeois c’est l’intérieur sans profondeur »
« un peintre, c’est un poète »

« on a un peu trop oublié que Le Neveu de Rameau est une satire, que Diderot se moque »


les comédiens ont suivi les indications de pantomime de Diderot dans Le Neveu de Rameau
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Action epsilon : ma thèse en couleurs (suite) (actualisée)

J’actualise cette note de la semaine dernière en ajoutant à la fin d’autres pages colorées ces jours-ci.  Immense bonheur de composer cette thèse, comme un oratorio.

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Quelques pages de plus (pour voir les précédentes, mot-clé « action poélitique à lettre grecque« ). Les textes sont couverts d’une feuille blanche pour la photo. Pages coloriées cette nuit en écoutant un cours de Deleuze sur Foucault. « Car savoir c’est combiner le visible et l’énonçable », dit-il, me rappelant un rêve ancien où je disais à François Mitterrand, en plongeant les bras dans un grand coffre plein de balles : « savoir c’est mieux que voir, non ? »

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Chant de célébration du génie humain dans « Antigone » de Sophocle (ma traduction)

Le chœur entame ce beau chant après qu’Antigone a, malgré l’interdiction de Créon, rendu les honneurs funéraires à son frère. La désapprobation finale fait référence à son geste, mais le chœur n’est que le chœur, et il n’est pas interdit d’estimer la situation autrement que lui.

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Strophe 1

Il y a bien des merveilles, mais

nulle n’est plus grande que l’homme !

Sous les vents, sous les pluies, il s’avance,

franchissant la mer couleur de plomb

qu’il traverse en chevauchant la houle.

Et la plus puissante des dieux, Terre,

l’impérissable, l’infatigable,

son soc la travaille, la retourne,

an après an, avec son cheval.

 
Antistrophe 1

Quant aux oiseaux au vol léger, l’homme

ingénieux dans ses panneaux tissés

les attire, les prend au filet,

comme aussi les espèces animales

sauvages et celles de la mer.

Il maîtrise par ses inventions

les bêtes qui vont par les montagnes

et il placera le joug sur le cou

du cheval à l’épaisse crinière

comme à l’inébranlable taureau.

 
Strophe 2

Il s’est appris la parole, la haute

pensée et l’art de diriger

la cité. Plein d’ingéniosité,

il s’est abrité du gel, des pluies

dans des lieux sinon inhabitables,

que rien n’entrave son avenir.

La seule chose qu’il ne peut fuir,

c’est Hadès ; mais quant aux maladies

qui désemparent, il a médité

des remèdes pour en réchapper.

 
Antistrophe 2

Savant et inventif en techniques

plus qu’il ne l’espère, il se conduit

tantôt mal, tantôt honnêtement.

Qui respecte les lois du pays

et la justice des dieux est grand

dans la cité ; mais qu’il soit banni,

celui qui, à force d’impudence,

se déshonore. Que je ne sois

ni de la maison ni de l’esprit

de celui qui se conduit ainsi !

*

le texte entier, en grec et dans la traduction de Leconte de Lisle : ici