Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (12)

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Nus devant les fantômes en édition grecque

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Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Europe avait entraîné de profonds bouleversements : des dizaines de millions de personnes émigrèrent pour le Nouveau Monde, et plus nombreuses encore furent celles qui eurent à quitter leur campagne pour les villes et les banlieues. Partout cette mutation suscita une grande misère. Dans les rues de Londres, les enfants abandonnés se comptaient par milliers.

L’Autriche fut bientôt en proie à une montée fiévreuse des nationalismes. Déracinés, déculturés, les paysans partis en masse travailler en ville se réfugiaient dans une quête identitaire basée sur la reconnaissance de leurs origines ethnique et linguistique.

À l’indépendance de la Hongrie, au sein de la nouvelle monarchie austro-hongroise, la lutte des autres nations s’intensifia. Toujours réprimée, et toujours plus violente. La question de la langue se cristallisa autour du système scolaire, dont la germanisation déjà ancienne, loin de remplir son rôle d’unification, exacerbait les rivalités nationales.

En Bohême, où depuis longtemps les cultures tchèque et slave étaient revendiquées et valorisées par les intellectuels, les avancées de l’esprit national se concrétisèrent par le rétablissement d’une université tchèque à Prague (notre langue avait été autorisée dans les écoles primaires dès 1864) et la création de lieux de culture destinés à un plus large public, comme l’école de gymnastique Sokol, le Théâtre national ou les chorales de Smetana. Les Jeunes Tchèques, puis le Parti social-démocrate, et le Parti socialiste-national contribuèrent à diffuser au cœur de l’important prolétariat urbain et rural les idées nouvelles d’indépendance nationale, mais aussi de lutte des classes.

Je ne peux m’empêcher de penser avec rage combien ces belles idées et ce juste combat se trouvent finalement bafoués, anéantis. Pendant la guerre les affaires continuent, et de plus belle. Parqués comme nous dans des camps de concentration, des millions d’hommes et de femmes servent de main d’œuvre idéale aux industriels qui les louent aux SS pour quelques marks. Ici, les prisonnières peuvent être envoyées à travers toute l’Allemagne, ou bien employées près du camp dans différentes entreprises, dont l’usine Siemens. Entre les deux appels de la journée – des heures à stationner debout, dehors, quel que soit le temps -, elles travaillent de l’aube à la nuit tombée, sous-alimentées, maltraitées. Et celles qui meurent d’épuisement à la tâche, le camp les remplace gratuitement. Que vaut une personne ici ? Rien, sinon la valeur de son corps, c’est-à-dire de sa capacité de rendement – c’est-à-dire encore rien, puisqu’on la remplace à volonté.

Est-ce là que nous a menés l’industrialisation qui devait faire notre bien-être ? Y aura-t-il un jour une autre issue ? Je ne parle pas du communisme, auquel naïvement, aveuglément, croient tant de mes codétenues compatriotes. Les communistes tchèques me détestent, parce que j’ai dénoncé les mensonges et les trahisons du régime stalinien, dans Pritomnost. Elles ont sans doute envie de m’assassiner quand je leur prédis qu’après Hitler, c’est Staline qui entrera chez nous.

Il y a bien longtemps, révoltée par la condition ouvrière, moi aussi j’ai été tentée par le communisme. Mais j’ai rapidement compris ce qu’il en était : la réalité n’avait rien à voir avec nos fantasmes irresponsables. Et mieux que quiconque, Grete sait de quoi elle parle : après avoir été avec son mari au service de Staline, elle fut envoyée au Goulag – tandis que son mari était exécuté, sans procès.

Parfois il me semble que nous nous débattons face au cours de l’histoire avec la même impuissance que tes personnages face à une loi incompréhensible. Mais aussitôt cette idée me révolte. Tu sais combien je suis combative et combien me fait horreur la tentation de s’abandonner aux événements et au mouvement général en abdiquant ses responsabilités, son propre sens de la justice et de l’intérêt commun. Cest exactement cela que Joseph K. dans Le Procès ou K., dans Le Château, cherchent inlassablement à obtenir : la reconnaissance et la maîtrise d’eux-mêmes, qui leur sont refusées. Même si l’adversaire, cet arbitraire désincarné qui prétend réglementer leur existence, parce qu’il est insaisissable se dérobe à tout combat. Rendant de la sorte le combat de plus en plus désespéré, et la personne de plus en plus impersonnelle, impuissante, privée d’elle-même.

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À la fin du siècle dernier, dans les rues de Prague, rassemblements et agitation sont de plus en plus fréquents. Les revendications ouvrières sont rattrapées et débordées par les haines inter-ethniques. Les juifs en font les frais. Détestés par les Tchèques parce qu’ils sont généralement de langue allemande ; par les Allemands parce qu’ils ne sont pas vraiment allemands ; par tous, parce qu’ils sont juifs.

En décembre 1897, une de ces rixes habituelles entre étudiants tchèques et allemands dégénéra en une émeute qui s’étendit à toute la ville, jusqu’aux faubourgs. Pendant trois jours, après avoir saccagé les établissements allemands les plus en vue, les émeutiers s’en prirent aux juifs, à leurs commerces, à leurs maisons, à leur personne.

Tu avais quatorze ans. La boutique de ton père fut épargnée, les vandales ayant considéré ce dernier comme tchèque plutôt que comme juif. Il est vrai qu’Hermann, en bon commerçant, avait toujours été habile à ménager les uns et les autres. Bilingue et, par instinct de survie, peu soucieux de s’identifier trop précisément à telle ou telle culture, il s’était adapté au problème, montrant selon les circonstances l’un ou l’autre de ses visages.

En dépit, ou en raison, d’une appartenance communautaire incertaine, entre une judéité peu revendiquée (tu ne reçus pratiquement pas d’éducation religieuse, et te déclarais athée, une ascendance tchèque et une intégration dans la bonne société de langue allemande, je sais combien douloureusement tu éprouvas l’antisémitisme ambiant, combien tu dus souffrir aussi de toutes les haines qui déchiraient alors notre « petite mère ». Toi, à la fois juif, allemand et tchèque, à la fois fils de bourgeois et petit-fils de miséreux, comment ne te serais-tu pas senti, viscéralement, à la fois victime et bourreau, plein d’une faute indéfinissable et inqualifiable à force d’être multiple, à la fois responsable et impuissant, coupable et innocent ?

Nous étions nés dans la violence et la haine, qui partout jetaient leurs ombres menaçantes, et nous ne savions pas qu’elles allaient encore s’exacerber, proliférer et nous dévorer.

Tous les après-midi maintenant, m’écrivais-tu en novembre 1920, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prasive Plemeno [race de galeux]. N’est-il pas évident qu’il faut partir d’un pays où on est haï de la sorte ? (Pas besoin pour cela de sionisme ou d’appartenance nationale). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards, qu’on n’arrive pas à chasser de la salle de bains.

Je viens de regarder par la fenêtre : police montée, gendarmes baïonnette au canon, foule qui se disperse en hurlant, et ici, à ma fenêtre, l’horrible honte de vivre toujours sous protection.

L’horrible honte, c’est la violence qui s’infiltre partout, jusqu’à l’intérieur des corps, une guerre généralisée, de tous contre tous et même de soi contre soi.

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à suivre (voir le principe en première note de la catégorie)

Trois forts moments de vérité dans le procès Outreau 3

Avant-hier : l’évocation du meurtre de la petite fille par Dimitri Delay

Le meurtre de cet enfant a été décrit par Daniel Legrand et par Myriam Badaoui. Lundi à la barre, la parole très ferme de Dimitri Delay, confirmant ses accusations contre Daniel Legrand, a été un grand moment de vérité. Et à l’intérieur de ce moment, celui où il a évoqué cette petite fille qui était là, avec laquelle ses frères et lui jouaient à la cabane dans une pièce, puis que les adultes appelèrent. Puis les cris de l’enfant, et ceux de Thierry Delay, décrit par Legrand et Badaoui comme l’ayant sauvagement assassinée parce qu’il ne supportait pas ses hurlements d’enfant violée par un vieux auquel elle était livrée. Un assassinat malheureusement vraisemblable, ils ne sont pas rares dans ce genre d’affaires. Dimitri a aussi évoqué un bébé mis dans un sac. Mais l’enquête et la presse occultent complètement ces faits, déclarés imaginaires.

Hier : l’évocation du corps de Chérif Delay enfant par l’abbé Wiel

L’abbé, acquitté après avoir été, des acquittés, le plus lourdement condamné, a parlé hier du « corps » de l’enfant au tribunal, qu’il observait. Ce même abbé, depuis 2005, s’est répandu dans tous les médias, dans toute la France et dans un livre, en prétendant que les enfants Delay, ses voisins de palier, avaient menti, qu’ils n’avaient jamais été violés, même par leurs parents. En contradiction avec la vérité judiciaire, avec les aveux mêmes des parents, et les preuves physiques des violences et viols qu’ils ont subis. Pourquoi nie-t-il ainsi ? Dix ans plus tard, il déclare comme les autres n’avoir rien à dire de plus, qu’il ne s’est rien passé – mais son inconscient produit ce moment de vérité où il évoque le corps contemplé de l’enfant.

Aujourd’hui : l’expertise qui consolide la validité des aveux de Daniel Legrand

L’expert qui a analysé l’accusé, Daniel Legrand, en 2002, a affirmé ce matin qu’il n’avait « aucune tendance à l’affabulation ». Son caractère très visiblement peu cérébral laisse penser qu’il n’en a pas la capacité, ajouterais-je. Quoiqu’il en soit, cette absence totale de disposition à l’affabulation ne signifie-t-elle pas que les aveux qu’il produisit, par trois fois, avec des détails très réalistes sur les faits, n’ont pas été, comme il l’a prétendu par la suite, inventés ? D’autant que ces aveux se sont avérés recouper d’autres déclarations d’enfants et d’adultes.

Qu’est-ce qu’un monde qui ferme les yeux sur le supplice d’enfants et cherche en chœur à disculper leurs bourreaux, ou un homme comme Daniel Legrand qui a pourtant produit des aveux circonstanciés et continue d’être accusé par des enfants aujourd’hui devenus adultes ? L’œil est dans la tombe de ce monde, l’œil de la petite morte, des petits morts et suppliciés à qui il refuse de rendre justice. Au-dessus de cette décharge publique de mensonges, la vérité se fait jour dans la roche, rien ne l’arrêtera, rien jamais ne peut arrêter la vérité, et à son heure, elle surgira en torrent et noiera l’infamie.

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Le Courage de la vérité, par Michel Foucault

Michel Foucault ✆ Ivan Korsario en La Página de Omar Montilla

Michel Foucault ✆ Ivan Korsario

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« Cette année, je voudrais continuer l’étude du franc-parler, de la parrêsia comme modalité du dire-vrai. (…) L’alèthurgie serait, étymologiquement, la production de la vérité, l’acte par lequel la vérité se manifeste. »

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rappel : une lecture en plusieurs fois du cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984

avec de nombreux extraits (à lire ou relire du bas en haut de la page)

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La misère morale

Quand je travaillais dans une entreprise ostréicole, il y avait à côté de moi, à la chaîne, une jeune femme enceinte qui se vantait de baiser avec un chien, un berger allemand ; et une autre femme, alcoolique, dont le mari avait tué leur fils. J’ai demandé à pouvoir travailler avec les Roms, embauchées à la même tâche mais pas mélangées avec les autres. L’ambiance était beaucoup plus légère avec elles.

Là et ailleurs j’ai connu des milieux de misère, je sais ce qui peut s’y passer, la misère morale qui peut aussi s’y emparer des gens. Comme dans l’affaire d’Outreau, dont je suis le procès avec attention, jusqu’à la fin de cette semaine. Je sais aussi que cette misère morale peut être aussi présente, aussi grande, dans des milieux aisés. C’est d’ailleurs ce qui entretient les réseaux pédocriminels, la vente des vidéos à des milliers d’euros, voire la vente directe d’enfants. La misère morale fait se rejoindre tous les milieux.

La misère morale prend aussi d’autres formes que directement physiques ou sexuelles, elle est politique, elle fait l’obscénité de ce monde où les riches s’enrichissent sans cesse aux dépens de plus en plus de monde, où les puissants organisent leur domination, leur surveillance, leur terreur, leur propagande, aux dépens des peuples. La misère morale pousse sur le fumier des cœurs morts. Elle piétine les enfants et les victimes, comme la justice et les médias tout au long de cette affaire de viols et de meurtres d’enfants à Outreau.

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« Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes » (11)

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Ce n’est pas moi qui t’écris, puisqu’on ne peut écrire qu’avec les mains, avec le corps. Écrire, c’est passer à l’acte, et laisser une trace concrète de cet acte.

Un jour, une femme libre d’écrire me prêtera sa main, et je lui prêterai mon amour de toi pour tracer d’autres signes entre toi et moi, entre nous et ceux qui, ayant survécu à ce qui nous tua, auront conscience d’être des survivants menacés.

Oui, j’ose croire qu’un jour l’une de ces survivantes sera saisie par mon envie impuissante d’écrire, que les phrases inconsistantes emmêlées dans mon cerveau en sortiront comme des colonnes de fourmis pour aller s’installer dans sa chair, descendre le long des veines de son bras et s’aligner sur du papier. Pourquoi ne le croirais-je pas ? Ne connaissons-nous pas, toi et moi, le pouvoir magique de l’écriture ?

Je me souviens d’une des dernières lettres que tu m’écrivis deux ans avant ta mort. Comme les lettres arrivaient maintenant chez moi, où Ernst risquait de les trouver, tu m’appelais alors Chère Madame Milena, et tu avais recommencé à me dire vous. Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Si tu prenais cette distance, c’était aussi parce que l’amour entre nous était resté si vif qu’il rendait nécessaires ces précautions : ne presque plus se voir, éviter de demander trop de nouvelles l’un de l’autre à nos amis communs, ne presque plus s’écrire… Et quand il devenait inévitable de le faire, tenter désespérément de se prémunir contre cette sorcellerie épistolaire

Dans cette lettre, tu me parlais d’un ami avec lequel tu ne correspondais plus depuis longtemps, et auquel tu avais pensé la nuit précédente. Ces heures de nuit, qui me sont si précieuses à cause de leur hostilité, je les ai employées à lui écrire dans ma tête une lettre où je ne cessais de lui répéter sans fin avec les mêmes mots des choses qui me paraissaient d’une extrême importance. Et, de fait, j’ai reçu de lui une lettre ce matin.

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À force de t’écrire dans ma tête, cher Franz, de te répéter, avec les mêmes mots, les mêmes choses que tu sais déjà et qui ne m’en apparaissent pas moins importantes, peut-être recevrai-je une dernière lettre de toi ? Même si nous savons tous les deux ce que tu pensais de ce genre d’échange dont nous étions comme drogués :

Écrire, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle le pouvait le fantomatique entre les hommes (…) l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons.

Comment avons-nous pu, nous, Tchèques, Allemands, Européens, laisser se dresser ces autres fantômes qui bientôt allaient nous chasser de notre propre histoire pour nous anéantir ? Et comment aurions-nous pu les chasser avant qu’ils n’eussent pris notre place d’humains, avant qu’il ne fût trop tard ?

Les fantômes erraient autour et à l’intérieur de Prague bien avant ma naissance, et j’eus très tôt dans mon enfance l’occasion d’éprouver leur terrible menace. C’était un dimanche matin. Comme tu le sais, chaque semaine les Tchèques et les Allemands de la ville se retrouvaient sur le Graben, chacun d’un côté. De nos fenêtres, nous assistions à ces rassemblements rituels. Parfois l’un et l’autre groupe se contentaient de flâner, séparés par la largeur d’une rue. Mais souvent la tension montait, étudiants allemands et tchèques se jaugeaient, s’invectivaient, sur le point de s’affronter. Tu as connu quelque chose de semblable au début des années 1890 déjà, quand les enfants de l’école tchèque qui faisait face à ton école primaire, sur le marché aux Bouchers, traversaient la rue pour venir se battre avec vous, pour la plupart petits juifs de langue allemande, et donc ennemis tout désignés.

Ce dimanche matin-là, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui était en train de se passer, mais je garde un souvenir très vif du profond sentiment d’inquiétude qui m’envahit alors. Les « Allemands », c’est-à-dire les étudiants germanophones, arrivèrent soudain en rangs serrés et disciplinés d’un bout de la rue. On aurait dit une armée, ils avançaient en chantant, leur pas cadencé résonnait, leurs casquettes bariolées dansaient dans la lumière. De l’autre côté, surgirent les Tchèques. Eu aussi, au lieu de leur trottoir habituel, occupaient toute la rue, et marchaient, déterminés, vers l’autre troupe. Je l’ai raconté dans Pritomnost : Ma mère qui se trouvait à la fenêtre avec moi me serra la main (…) Dans les premiers rangs des Tchèques qui approchaient, il y avait mon père.

La police déboucha d’une autre rue et s’interposa entre les deux groupes prêts à se rejoindre. Face à face, ils continuaient à avancer. Les Tchèques se trouvèrent bientôt aux prises avec la police. Confusion, coups de feu, une clameur aiguë monta de la foule. En quelques instants, le Graben fut déserté. Il ne restait que les policiers, arme à la main, et debout face à eux, mon père. Calme et droit, il regardait la dépouille d’un homme qui gisait à ses pieds. Quand il se pencha vers le corps, ma mère me prit dans ses bras et me serra contre elle. Elle pleurait.

C’est ainsi que dans les chants, les cris et le sang, se délitait sous nos yeux le vieil empire autrichien, mosaïque de nationalités, de langues, de cultures et de religions diverses, qui paralysait toute velléité d’indépendance par un absolutisme arc-bouté sur la bureaucratie, la police, l’Église et l’armée.

J’ai dit un jour qu’un article politique doit être écrit comme une lettre d’amour. J’ajouterais aujourd’hui qu’une lettre d’amour doit aussi être politique. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’elle doive parler de politique. Mais si une lettre d’amour n’est pas porteuses des enjeux politiques les plus élevés, alors elle n’est que vent. « Je t’aime » n’est politique que s’il implique une remise en question de soi et du monde. Partir par amour ; se libérer, se transformer, agir, entreprendre par amour… cela est politique. Le reste n’est que sentimentalisme, sensualité ou conformisme.

Je me rends compte que cette lettre n’est pas seulement une lettre d’amour, Franz. C’est une sorte de puzzle que j’essaie de rassembler, en quête d’un tableau de notre amour. Et c’est aussi une lettre ouverte, comme l’étaient mes articles, car j’ai toujours voulu m’adresser aux hommes et aux femmes dans la perspective d’un échange de réflexion aussi bien que de compassion. Tu es mort, Franz, et je le serai bientôt. Comment pourrais-je n’écrire que pour toi et moi ?

Au-delà de toi, j’adresse cette lettre aux vivants, pour les inviter à te lire, à creuser avec nous jusqu’aux racines de notre histoire commune – la petite et la grande histoire -, enfin à m’aider à assembler le puzzle, afin que nos efforts ne restent pas lettre morte.

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à suivre (voir principe en première note de la catégorie)