Outreau, les procès sodomites

En 2004 à Saint-Omer, les enfants victimes furent pendant tout le procès placés dans le box des accusés (par manque de place pour les accusés !), tandis que les accusés étaient assis dans la salle avec les avocats et les journalistes – avec lesquels ils avaient tout loisir de converser et de se plaindre de ces enfants rois d’aujourd’hui, ma bonne dame, qui racontent n’importe quoi.

Avant-hier Myriam Badaoui, la principale condamnée après son mari Thierry Delay, est arrivée dans la salle du tribunal de Rennes par l’entrée des jurés. De fait elle fut considérée comme l’unique juré, voire comme le juge, puisque toute la presse titra ensuite qu’elle avait « disculpé » l’accusé.

Aujourd’hui l’accusé, Daniel Legrand, a demandé à ne pas parler du box des accusés mais à la barre des témoins. Tout étant inversé dans ces procès, il refuse en fait la place des victimes. Comme Myriam Badaoui, il affirme avoir menti en avouant, et c’est la négation de leurs aveux qui prime dans l’esprit du public. Badaoui après avoir, l’une des toutes premières, indiqué son nom dit cette semaine qu’en fait elle ne le connaît « ni d’Ève ni d’Adam », mais lui aujourd’hui à la barre, tout en niant les connaître, les appelle par leurs prénoms.

Outreau ou la vérité par le « derrière ». Autrefois on appelait « inversion » la sodomie. Les procès d’Outreau sont, à l’instar des coupables, sodomites du sens. Quant aux enfants, ils sont condamnés à devenir « in-sensés ». Heureusement ils résistent, et nous sommes quelques-uns avec eux.

Si vous voulez suivre le procès avec moi sur twitter, c’est ici.

Retour sur Outreau

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Huit des accusés d’Outreau (Sandrine Lavier, Franck Lavier, Alain Marécaux, Karine Duchochois, Pierre Martel, Roselyne Godard, Dominique Wiel, Lydia Cazin Mourmand et Christian Godard) fêtent la fin du procès, en décembre 2005. © AFP . Photo publiée avec cet article du Point, l’un des rares journaux moins partiaux sur cette affaire, lors de la sortie du film Outreau, l’autre vérité

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La propension des hommes à se dire du côté des faibles quand ils sont loin et à ne pas les regarder quand ils sont près n’a d’égale que leur propension à se dire contre les forts quand ils sont loin et à se ranger de leur côté quand ils sont près.

Quelle voix s’élève en France pour défendre la vérité bafouée des enfants violés d’Outreau ? Des humbles se mobilisent, font circuler l’information que les médias depuis des années occultent, en complicité avec les avocats des violeurs. Mais parmi les élites, parmi ceux qui ont accès aux médias, mutisme. Il est aisé et seyant de défendre les grandes causes lointaines, plus risqué de s’engager pour la justice et la vérité dans des affaires aussi proches et aussi sensibles. Les habitués de l’engagement désincarné reculent devant la vérité effrayante des personnes réelles d’Outreau. La peur métaphysique sert le déni et l’injustice.

De quoi ont peur ceux qui détournent le regard ? De voir, en se penchant sur le trou noir d’Outreau, ce qui en eux-mêmes grouille peut-être. Pour le nier, ils sont prêts à déformer la vérité, occulter les faits. À l’occasion de ce troisième procès, celui de Daniel Legrand qui produisit des aveux très détaillés et non extorqués, faits devant un psychologue, on nous dit que la victime c’est lui. Comme on l’a dit des sept condamnés qui furent acquittés en appel, malgré les déclarations concordantes des enfants et d’eux-mêmes avant qu’ils ne se rétractent. Déclarations faites sans que les uns et les autres aient pu se concerter, qui se recoupaient et comportaient des précisions qu’il leur était impossible d’inventer.

À Outreau, il y a eu viols en réunion et prostitution de nombreux enfants par de nombreux adultes. Il y a eu aussi, d’après les déclarations de plusieurs personnes, mort d’une fillette au moins. Douze enfants ont été reconnus victimes de viols, quatre adultes seulement condamnés, un seul encore en prison. Les acquittés (ce qui ne signifie pas « innocentés », car de lourdes charges pesaient sur eux) ont reçu des centaines de milliers d’euros chacun en dédommagement de leur temps passé en préventive. Les enfants violés, eux, ont été indemnisés dix fois moins, et abandonnés à leur sort. Ceux dont on a quelques nouvelles sont aujourd’hui des adultes en grande souffrance, comme Chérif Delay (extraits de son livre).

C’est le juge et ce sont les enfants qui se trouvent mis en accusation. C’est le monde à l’envers. L’abbé Dominique Wiel, l’un des acquittés, voisin de palier des Delay et celui qui, après les deux couples condamnés qui n’ont pas fait appel, avait écopé de la plus lourde peine au vu des déclarations précises de nombreuses victimes, a osé écrire un livre où il traite de « salades et bobards » la parole des enfants, et demande aux enfants Delay (qu’il rebaptise Jean et Luc – où tout psy entend « j’encule ») de dire qu’ils ont menti, qu’ils n’ont jamais été violés par quiconque – alors que leurs parents eux-mêmes ont avoué les viols qu’ils ont commis sur eux. Prenant visiblement les petits garçons pour des femmes, il a prétendu qu’un « gynécologue » aurait déclaré que les fils Delay n’avaient pas été violés. Il s’est répandu en tournée dans toute la France pour porter son accusation contre le juge et contre les enfants, anéantir toute l’histoire, prétendre que tout était pure invention. Il a été reçu dans les médias, dans les télévisions, où il a eu le culot de dire qu’il « pardonnait » aux enfants, mais qu’il attendait que le juge lui demande pardon. Ce même abbé accusait dans la presse la circulaire Royal qui oblige les travailleurs sociaux à dénoncer les abus sexuels sur enfants, et fait partie des comités de soutien d’un prêtre condamné à huit ans de prison pour viols d’enfants en Afrique, et d’un instituteur condamné à la même peine pour abus sur des enfants de sa classe. Lui aussi a reçu des centaines de milliers d’euros en dédommagement, lui aussi est reçu partout en victime ! Comme ce couple d’acquittés dont les enfants vivaient dans des chambres sans fenêtre ni chauffage ni draps, sur des matelas au sol pleins d’urine et le corps couvert de bleus – tandis qu’une vidéo de famille « ordinaire » montrait la mère embrassant sa fille à pleine bouche.

Les Delay ayant été convoqués avant qu’on ne songe à perquisitionner chez eux, comme ils l’ont avoué ont eu le temps de détruire et faire détruire dans leur entourage les cassettes qu’ils échangeaient et commercialisaient, avec les viols des enfants en réunion. Les viols, les sévices, les meurtres semble-t-il, tout ce qui s’est passé à Outreau et dans la région a été effacé, dissimulé, puis occulté par la presse, qui loin d’enquêter a instruit le dossier à charge contre le juge et les enfants, à la suite du livre de Florence Aubenas. De retour de captivité, elle a écrit à la hâte un livre pour disculper les violeurs, livre couronné d’autant plus de succès que l’auteur était auréolée de sa gloire de journaliste fraîchement libérée, et que sa thèse libérait chacun de ce poids de la culpabilité possible des adultes envers les enfants. À l’occasion de ce troisième procès, la même machine à désinformer s’est remise en marche, notamment aussi avec un journaliste du Figaro qui soutient ouvertement l’accusé, client de l’avocat avec lequel il a écrit un livre. Les avocats sont habitués à mentir, cela fait partie de leur métier, mais ce n’est pas celui des journalistes. Ici comme dans bien d’autres cas, toute éthique du journalisme est bafouée sans que personne ne s’en émeuve. Le fameux avocat blogueur qui se fait appeler Maître Éolas m’a mise plus bas que terre quand je lui ai fait remarquer ce fait sur Twitter, alors qu’il promouvait le journaliste du Figaro. Je répète ses mots, parce qu’ils disent le degré de haine des négateurs ; en réponse à ma remarque formulée poliment, voici ce qu’il m’a dit : « Le dernier lambeau de crédibilité et de dignité qui vous restait vient d’expirer. Je vous laisse, par pudeur » et : « Avez-vous si peur d’échapper à mon mépris ? » ; puis, à un autre : « J’ai fait le tour de cette folle ». Les hantises, les phobies sexuelles, produisent les cœurs secs. Les cœurs secs produisent le mépris de la vérité, perpétuent les injustices, répandent aveuglement et lâcheté. J’accuse tous ceux qui se font ainsi les complices de violeurs et d’assassins d’enfants.

Qu’est-ce qu’une société dans laquelle plusieurs témoins parlent d’enfants tués lors de viols, et qui choisit de fermer les yeux ?Qu’est-ce qu’une société où l’on expédie en Afrique puis abrutit de médicaments le témoin le plus « debout », le plus « dangereux » donc, qu’il faut empêcher de parler, qu’il faut convaincre qu’il a rêvé quand il parle du meurtre d’un enfant ? Chérif Delay est aujourd’hui interné, assommé de médicaments. Qu’est-ce qu’une société dont la justice et les médias œuvrent à occulter la parole des enfants violés et innocenter les violeurs ?

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En savoir plus

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (10)

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(auteur de l’image non identifié)

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Pourquoi ai-je voulu voir mon rein ? Cette part encore vive et déjà morte de moi-même. Les mains du Dr Treite étaient pleines de sang. C’était à la fois sauvage et raffiné, beau, vrai. Presque bon. Si différent de la mort qui se distribue d’habitude ici, sans effusion de sang, la mort par simple anéantissement : gaz, faim, épuisement.

J’avais le projet d’écrire avec Grete, dès notre libération, un livre qui s’intitulerait « L’époque des camps de concentration ». L’écrirons-nous ? L’écrira-t-elle ? Je crois qu’elle survivra, et le fera. Évidemment il est hors de question d’écrire quoi que ce soit, ici. Nous avons juste droit à un courrier réglementé et limité. On nous fournit le papier à en-tête du camp – un papier pour chaque catégorie de prisonnières, où est imprimée, en différentes couleurs, la liste des instructions particulières à chacune. Les « anciennes » politiques (celles qui ont été internées avant la guerre) ont droit à seize lignes, deux fois par mois ; alors que les témoins de Jéhovah sont limitées à cinq lignes par mois (et le papier qu’on leur donne porte, imprimée en vert, l’inscription : Je continue à être témoin de Jéhovah ! – ce qui me rappelle encore une fois La Colonie pénitentiaire, et sa machine à imprimer les sentences dans le corps). Quant à moi, je fais partie de celles qui ont le droit d’envoyer et de recevoir seize lignes par mois.

Toute la vie au camp est méticuleusement structurée par un édifice de règlements qu’est chargée de faire appliquer une population diverse de kapos, chefs et sous-chefs. La vie s’organise entre les détenues, elles-mêmes soumises à différents statuts selon leur catégorie mais aussi selon leur influence personnelle au sein du groupe. À ce régime, beaucoup sombrent dans la résignation ou l’insensibilité, sinon dans la collaboration. Non contentes de baisser les bras, certaines s’insèrent avec un empressement servile ou opportuniste dans le nouvel ordre qui leur est imposé.

N’y trouvent-elles pas leur compte, elles qui, comme tant de nos semblables, n’ont au fond jamais rêvé de meilleur monde qu’un univers concentrationnaire, étroit, déshumanisé, où elles n’ont plus à se confronter ni à la liberté d’autrui, ni à leur propre liberté ?

Le camp est un résumé atroce des hiérarchies humaines et administratives. C’est un tableau vivant de toutes les abjections dans lesquelles nous plongent le fanatisme et la veulerie. Maintenant que je suis si proche de la mort, mon esprit a perdu de sa vivacité et de sa combativité. Mais aussi longtemps que mes forces me l’ont permis, j’ai essayé de rester lucide, de noter mentalement et d’analyser ce qui se passait ici, et de ne jamais me soumettre – puisque j’étais encore vivante -, ni à la loi qui oppresse et nous pousse à l’autocensure, ni aux discours tout prêts et aux espoirs faciles des détenues embrigadées sous une bannière politique ou religieuse.

Je ne me suis jamais résolue à écouter sans réagir les conclusions de leur pensée fabriquée, prosélytique et lâche. À maintes reprises, les unes et les autres ont tragiquement prouvé qu’elles étaient incapables de courage et de réelle fraternité, en dépit de leurs trop belles foi ou idéologie. Et comme je ne prenais pas de gants pour démonter leurs mensonges, cela m’a valu pas mal de haine – une haine bientôt partagée, car je n’ai pu empêcher que mon exécration de leurs théories meurtrières ne finît par s’attacher à ces marchandes d’illusion elles-mêmes.

En général toutes les femmes fortes, celles qui résistent à la loi du camp, finissent par être persécutées par la masse des faibles qui ne supportent pas le spectacle de leur courage et de leur intransigeance et, par contraste, celui de leur propre indignité. Malgré mon franc-parler, j’ai la chance d’être respectée par la majorité des détenues. Elles m’ont d’ailleurs donné des surnoms affectueux, comme 4711, du nom de l’eau de Cologne (parce que mon matricule est le 4714) ; ou bien « Zarewa », la souveraine. C’est peut-être l’effet de ce que j’ai appelé, il y a bien longtemps déjà, « l’art de rester debout »…

Comme je suis incapable d’obéir à la lettre au règlement, et comme je refuse d’adopter une attitude humble ou agressive, il m’arrive de provoquer la stupeur, ou la fureur, des SS. Un jour, devant les milliers de femmes réunies dans la cour pour l’appel, l’une des surveillantes était sur le point de me gifler. Je me suis contentée de la regarder dans les yeux ; et elle a laissé retomber son bras, et sa colère. Les sadiques qui ont tout pouvoir sur nous déchaînent volontiers leurs instincts pervers sur les plus affaiblies, mais reculent souvent devant le courage.

Je ne peux pas me souvenir de toutes les fois où je suis arrivée en retard à l’appel, où je ne suis pas correctement entrée dans le rang, où je me suis échappée mentalement en chantonnant, où j’ai salué Grete d’un geste de la main par-dessus les rangs, ou bien en traçant pour elle un signe dans la buée d’une vitre de mon baraquement… Toutes choses strictement interdites et qui passaient pour de dangereuses transgressions. J’aurais pu être mille fois battue ou jetée au cachot pour ces manquements à la discipline, qui faisaient frémir de frayeur ou d’indignation les autres prisonnières. Par miracle, j’ai échappé à toutes les représailles.

Peut-être les SS sentaient-elles qu’il n’y avait pas de provocation dans mon attitude, que je restais libre presque sans le faire exprès, que mon corps ne pouvait pas faire autrement que de garder une certaine indépendance. Punit-on un chat parce qu’il ne marche pas droit, ou parce qu’il nous regarde sans baisser les yeux ?

Un jour, je suis allée plaider la cause de Grete, qui depuis des semaines était enfermée au cachot, dans le noir et la solitude absolus. C’est Ramdor, le représentant de la Gestapo au camp, qui l’y avait fait jeter, la soupçonnant – à juste titre – d’avoir commis de multiples infractions à la règle pour aider les femmes les plus menacées (elle avait même réussi à sauver, avec le soutien de la surveillante en chef Langefeld, dix « Lapins »).

Folle d’inquiétude pour Grete, je parvins à obtenir une entrevue avec Ramdor – qui me l’accorda en croyant que j’avais quelque dénonciation à faire sur l’une ou l’autre de mes codétenues. Il me fallut beaucoup de diplomatie et d’assurance (qu’il ne manqua pas de juger outrée et déplacée, mais qu’il ne sanctionna pourtant pas) pour convaincre cette brute de m’écouter. Je lui arrachai la promesse de libérer Grete, en échange de révélations que je m’apprêtais à lui faire sur certaines irrégularités qui se produisaient à l’intérieur du camp.

Je lui racontai les assassinats perpétrés dans le secret du Revier, et comment les médecins qui s’y livraient récupéraient pour eux-mêmes les dents en or de leurs victimes. Évidement rien de tout cela ne pouvait le surprendre ni l’émouvoir, il devait même connaître ces pratiques banales. Mais comme ces criminels agissaient pour leur enrichissement personnel, ce qui était interdit, il dut les renvoyer et les remplacer. Ainsi fut libérée ma chère Grete.

Que serais-je devenue sans elle ? Morte, sans doute. Quelle chance j’ai eue de la rencontrer dès mon arrivée au camp, il y a quatre ans ! Les larmes me viennent quand je revois le moment où, dans la foule anonyme et misérable des détenues, nous qui étions des inconnues l’une pour l’autre, nous nous sommes reconnues au premier regard. Je pense à ces nuits où, au mépris du danger, nous fuyions nos baraquements pour nous retrouver, enfin seules, enfin libres, serrées l’une contre l’autre… Je pense encore au froid, aux mains gonflées, à la faim, aux maladies, à toutes les tortures physiques et mentales que nous avons dû endurer… Et l’instant où nous avons compris ce qui se tramait au Revier, et quelle était la destination finale des « transports noirs »… Comment aurions-nous pu survivre à tout cela, l’une sans l’autre ? Et pourtant, nous aurions pu.

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Entre ces murs glacés, nous sommes toutes des « championnes de jeûne », et aucun public ne s’intéresse à ce spectacle.

Dans sa cage de cirque, le personnage de ta nouvelle avait fini, lui aussi, par mourir abandonné de tous. C’est alors qu’on l’avait remplacé par cette magnifique panthère qui, depuis, hante mes rêves, comme les rapaces.

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Aujourd’hui il s’est passé quelque chose de merveilleux. J’ai reçu un colis de mon père. Tu aurais vu quelle fête ce fut dans la chambrée ! Nous avons, toutes les sept, trouvé la force de nous lever, ou de nous asseoir sur notre couchette. J’ai préparé des tartines, confiture sur tranches de gâteau. Elles étaient si heureuses, leurs yeux brillaient et elles m’appelaient maman Milena…

Nous sommes toutes mourantes ici, tu sais, mais là, nous étions prêtes à croquer de nouveau dans la vie, à pleines dents. Il y a une petite Française en face de moi, elle s’appelle Thérèse et elle est la plus malade. Elle est si maigre que je ne saurais te dire à quoi elle ressemble, seulement qu’elle est très jeune, presque une enfant, et que ses yeux paraissent immenses.

Au camp, les Françaises sont parmi les plus maltraitées, les plus méprisées par l’encadrement. Leur mortalité est particulièrement élevée, ce que nous avons trop souvent tendance à mettre sur le compte d’un manque de résistance, d’une déficience de leur race… C’est un des préjugés inscrits jusque dans certains esprits bienveillants, tant chacun de nos peuples a vécu ces dernières années refermé sur lui-même.

La vérité est qu’elles ne reçoivent presque jamais de colis : le gouvernement de Vichy se désintéresse depuis toujours de leur sort, et lors de leur arrestation les autorités françaises ne prennent même pas le soin de noter leur destination. Or, étant donné le régime de famine auquel nous sommes soumises (une louche de soupe claire aux rutabagas et 150 à 200 grammes de pain par jour pour douze heures de travail), un colis mensuel de deux kilos fait souvent la différence entre celle qui parvient à rester en vie et celle qui tombe vite d’épuisement. Et puis les Françaises sont moins disciplinées que d’autres, et donc moins « adaptables » aux contraintes du camp.

Il y avait si longtemps que cette malheureuse n’avait rien vu d’aussi bon ! De gourmandise, elle haletait. Elle a réussi à manger quelques bouchées, et ensuite, transportée de joie, elles s’est mise à chanter La Marseillaise… Nous avons toutes chanté avec elle.

Mais maintenant, la nuit revient. Elles dorment, ou essaient de dormir. Un instant j’ai pensé que tu étais le seul homme présent dans cette pièce, invisible, incognito. Aussitôt après, je me suis dit que chacune devait avoir avec elle son compagnon fantôme. En somme, notre chambre de femmes est peuplée d’hommes que nous regrettons et qui nous soutiennent, alors que nous avons eu souvent tant de mal à vivre avec eux, lorsque nous étions libres.

Que pouvons-nous savoir d’un être ? Que savons-nous de nous-même ? Que pouvons-nous mieux connaître que la chair, les mots du corps ? Mais le corps que nous voyons n’est lui-même que surface, masque. Révélateur et dissimulateur. Il est des assassins au visage d’ange. Comment savoir où se trouve la vérité ? J’ai passé ma vie à essayer d’être toujours plus lucide, et plus je devenais lucide, plus je voyais à quel point nous étions aveugles.

Viens, Franz, viens dormir près de moi.

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à suivre – principe de la suite exposé en première note de sa catégorie

Au tribunal de la conscience. « Je suis debout », par Chérif Delay

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En ces jours où se déroule un troisième procès d’Outreau, au cours duquel la parole des victimes semble tout aussi méprisée que lors des précédents (rappelons que la première fois ce sont les enfants qui étaient placés dans le box des accusés, au tribunal, tandis que leurs bourreaux étaient dans la salle avec les journalistes, auxquels ils avaient tout loisir de raconter leur déni des faits – et que la presse s’est en effet empressée de les transformer en victimes des prétendus mensonges des enfants – douze d’entre eux ont pourtant été reconnus victimes de viols, alors qui les a violés?), j’ai lu le témoignage de l’aîné des frères Delay, aujourd’hui adulte en grande souffrance. Serge Garde, auteur d’un documentaire, à voir sur Youtube, intitulé Outreau, l’autre vérité, lui a servi de plume. Le livre est paru en 2011. Il est évident que Chérif Delay n’a pas pu tout dire, tout raconter, le traumatisme est trop grand et certains faits sans doute trop terribles – rappelons qu’il a été frappé jusqu’à tomber dans un coma de plusieurs jours à l’âge de cinq ans, puis violé à partir de l’âge de six ans par son beau-père puis d’autres, dont sa mère. Certainement il ne peut dire tout ce qui s’est passé, et qui a impliqué beaucoup de personnes et beaucoup d’enfants – il a même été question de mort d’enfant – mais son livre est un témoignage vivant et très intéressant. J’en donne ici quelques passages.

Ma mère, je dois la tuer. Dans ma tête. (…) Ma mère m’a violé comme elle a violé mes petits frères et d’autres enfants (…) Et voilà qu’elle m’écrit qu’elle veut me « serrer » contre elle et « m’embrasser » ! Comment ose-t-elle ? C’est la dernière femme au monde qui a le droit de me toucher.

(…)

Je viens d’un monde où les gens ne comptent pas, sauf dans les statistiques du chômage. RMI ou RSA ? RAS. Je viens d’un monde où les gens passent sans histoire, sans laisser de trace. Je viens du silence.

Écrire un livre, c’est comme niquer le destin. C’est être dans la lumière. D’un certain côté, j’aime. Mais, franchement, j’aurais préféré rester un enfant, puis un jeune homme anonyme.

(…)

Au plus fort de cette tempête qui, dix ans après, continue de souffler par rafales, je n’ai jamais baissé les yeux. J’ai souvent trébuché mais, aujourd’hui, je suis debout et, quoi que vous ayez pu penser de l’affaire, je vous invite au tribunal de la conscience.

(…)

La présidente me demande de reconnaître les personnes par numéro. Elle m’interroge sur une accusée. Je n’ai pas le temps de répondre. C’est parti ! Les avocats de la défense, derrière, dans mon dos, me coupent la parole, me traitent de menteur, de mythomane, d’affabulateur… Et personne n’intervient pour que je puisse témoigner normalement. Même mon avocat laisse faire. Je ressens l’hostilité de la salle archicomble derrière moi. Je reste figé, sidéré. Personne ne réagit pour dire qu’on devrait me laisser parler. Bouche bée. Le ciel m’est tombé sur la tête. Pourquoi un tel déluge d’agressivité ? Mais qu’est-ce que j’avais bien pu faire ?

Les avocats de la défense se relaient. L’un d’eux m’accuse d’être le fils de ma mère, le fils d’un monstre. (…) Je n’étais plus une victime, pas même un témoin. J’étais l’accusé. (…) La suite, je l’ai vécue comme pendant les viols. Dissocié. J’étais à la barre, mais totalement absent.

(…)

Sans doute persuadé d’appartenir à une espèce supérieure, Delay pataugeait dans un racisme particulièrement sordide. Il me rappelait que je n’étais pas de son « sang ». M’appeler par mon vrai prénom, c’était au-dessus de ses forces. Chérif faisait trop musulman à son goût. Il fallait gommer mes origines. Si quelqu’un dans le voisinage m’appelait Chérif Delay, il décrétait que son nom était sali. D’autorité, il m’a rebaptisé à la mode aryenne. Sans trop d’imagination. C’était la mode des Kévin… Alors tout le monde a dû m’appeler Kévin, et j’ai fini par m’y habituer. À l’époque, j’étais trop petit pour comprendre qu’il me volait mon identité. Il faisait de moi un fantôme.

(…)

J’ai appris « sadisme » dans ma chair avant de connaître le mot. (…) Il ne voulait pas m’entendre gémir ou pleurer, pour, disait-il, que je devienne un dur. Une façon de marquer dans ma chair : « Tu portes mon nom. Si tu veux que je t’accepte, il faut que tu acceptes ce que je te fais. » Mais cela n’avait rien d’un rite d’initiation. C’était un calvaire permanent.

(…)

Dès que je pouvais, de façon indirecte et souvent très maladroite, j’envoyais des appels au secours. (…) J’étais muré dans le silence. Je ne disais rien sur moi, mais combien de fois j’ai dit à une enseignante : Aidez mes frères !

(…)

La période des viols a commencé. Au départ, je ne subissais que Delay. Mais il avait des amis. Il recevait beaucoup.(…) Ils ont élargi le cercle. Le voisin avait un ami qui avait un ami… (…) Je ne peux pas être plus précis sur la constitution du réseau. La plupart des discussions ne se passaient pas devant moi.

(…)

Il y avait régulièrement les menaces de mort : Si tu mouftes, j’te tue !

(…)

Tous ces tarés ont même cherché, à un moment donné, à me transformer en violeur. Ils voulaient que je devienne comme eux, sans doute pour me neutraliser.

(…)

Delay m’a fait creuser une tombe jusqu’au cercueil. Le bois était complètement pourri. Delay est descendu dans le trou, il a ouvert le cercueil et il a saisi la tête du mort et il me l’a tendue pour que je la mette dans un sac-poubelle. (…) Je n’ai pas pu. J’ai dégueulé trois fois.

(…)

Parler de choses difficiles à dire, cela fait mal. Ne pas parler détruit.

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Je ne te pardonnerai jamais. De toute ma vie. Jamais.

(…)

Un père incestueux, c’est d’abord quelqu’un qui a le pouvoir absolu et qui en abuse comme il veut.

(…)

C’était un traquenard et je suis tombé dedans. En quittant la barre, je répétais intérieurement « je sais pas, je sais plus ». J’étais choqué. Pour sortir, je me suis retrouvé face aux accusés. Ils jubilaient. Je voulais m’évanouir, crier, m’éclater la tête contre un mur, sauter par la fenêtre.

(…)

Les journalistes, à mes yeux, portent une responsabilité particulière dans cette affaire.

(…)

« Tu dois le savoir : ils ont tous été acquittés ! » Je suis resté sans voix. J’ai fumé une dizaine de clopes d’affilée. Puis ma tête est devenue un cocktail Molotov. L’explosion a été violente. J’ai tout cassé dans la turne. Mais ça ne m’a pas calmé.

(…)

Je suis allé dans un quartier « chaud » pour acheter un flingue. Pas trop difficile. (…) Fort heureusement, je n’avais pas encore la somme nécessaire. Je me suis promis de réunir vite l’argent pour acheter l’outil de ma vengeance. Rien en moi ne m’incitait à dissuader ce Kévin qui voulait plomber tout le monde. Quand je dis tout le monde, c’est une façon de parler. Kévin ne ciblait que les quelques personnes qui lui avaient volé son enfance. Bien sûr que je savais où elles habitaient.

(…)

Et si vous réussissez à dire ces choses indicibles, personne n’imprime, parce que vous conservez l’apparence d’un enfant comme les autres, en plus chiant. Qui peut deviner qu’une partie de vous est morte ? Pas morte. Plongée dans le coma. (…) Je me suis battu, je me bats tous les jours.

(…)