Apprendre à écrire avec les Variations Goldberg

Interprétées, vécues par Glenn Gould, je les ai écoutées des dizaines de fois, elles ont, avec lui, grandement contribué à m’apprendre à écrire (ainsi que le fait d’avoir chanté dans des chœurs des œuvres de Bach, notamment : sa musique est vraiment une écriture). Je découvre ce soir, en passant à la cuisine où la radio était allumée, l’interprétation étonnante de Béatrice Rana, jeune pianiste. Fantastique, quoique j’aime que Bach soit joué sans pédale, sans romantisme, dans sa pureté éclatante. Et du coup je réécoute aussi et encore Gould. Et puis, sublime aussi, l’interprétation d’Alexandre Tharaud, passée sur Arte et qui ne restera plus en ligne que deux jours. À vous d’entendre ! Puis, pour prolonger le bonheur, je vous donne des passages d’un texte de Glenn Gould sur Bach, « le plus grand musicien qui ait jamais existé ».

https://youtu.be/IzDCzcyW7VE

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« L’un des phénomènes les plus extraordinaires concernant le musicien le plus extraordinaire de l’histoire réside dans le fait que l’œuvre de cet homme, qui exerce aujourd’hui sur nous un attrait quasi magnétique, et à l’aune de laquelle on peut mesurer l’ensemble de la production musicale des deux derniers siècles, n’a eu absolument aucun effet ni sur les musiciens ni sur le public de son époque. »

Et Glenn Gould explique que ce n’était pas parce qu’il passait pour être en avance sur son temps, mais parce qu’il paraissait plutôt démodé. « De surcroît, ajoute-t-il, au fur et à mesure qu’il avançait en âge, Bach ne faisait aucun effort pour se réaligner sur l’esprit de son temps (…) Bach fut en vérité le plus grand non-conformiste de l’histoire de la musique, l’un des exemples suprêmes d’une conscience artistique indépendante qui se démarque du processus historique collectif. »

« Il est le seul artiste dont l’œuvre a servi de référence aux concepts diamétralement opposés d’artistes et d’esthéticiens de toutes époques. » Et Glenn Gould égrène ceux-là à qui Bach a servi de référence, chaque fois pour des raisons différentes : Mozart, Mendelssohn, les Victoriens, les post-wagnériens, les néo-classiques, les sérialistes, les musiciens de jazz… ainsi que l’homme religieux et l’agnostique.

« La musique de Bach, avec son flot éternellement ondulant de mouvement harmonique, avec ses gigantesques complications linéaires, semble décrire la condition perpétuellement transitoire, et comme en suspension, de l’homme. Dans la musique de Bach, on n’a pas à s’attendre à de grandes surprises ; on y trouve des moments extraordinaires, une plénitude technique invraisemblable, mais dans le déroulement de l’œuvre, il n’existe pas de moments qui soient dissociés de sa totalité, de moments dans lesquels cette totalité ne soit pas intégrée. Dans la musique de Bach, c’est la constance de l’événement, la ligne continue du développement, la certitude du mouvement, qui nous tiennent en haleine et qui nous submergent. »

(…) « Et l’une des qualités qui donnent à l’œuvre de Bach son caractère si extraordinairement poignant réside dans le fait qu’on a quasiment l’impression de le voir lutter pour contenir les limites de son incroyable imagination linéaire, afin de rester dans le cadre astreignant d’une harmonie totale en pleine expansion, et même de s’efforcer ainsi de la sauvegarder. Car Bach, en vieillissant, déploya et élargit toutes les prémisses fondamentales des débuts du Baroque, à savoir le conflit entre la raison naturelle et le monde de l’esprit, qui se traduit musicalement par une lutte entre le style instrumental et le style vocal, le conflit entre la sécularité décorative du Sud et l’austérité religieuse du Nord. Et à mesure qu’il approchait de la fin de sa vie, il écrivait d’une façon qui réalisait l’unité prodigieuse inspirée des deux forces opposées de ces styles musicaux, combinant l’agilité et l’ampleur du style instrumental, la simplicité et la pureté du style vocal. »

Glenn Gould, Chemins de traverse,  textes de Glenn Gould sélectionnés et traduits par Bruno Monsaingeon, éd Fayard 2012. Les extraits que je donne sont issus d’un texte qu’il a écrit pour une émission de télévision passée sur CBC en 1962. J’ai visionné cette émission où Gould parlait de Bach et le jouait, il y a quelques années sur Youtube, mais je ne la trouve plus -peut-être réapparaîtra-t-elle un jour.

Écritures-peintures de Jean Cortot

Jean Cortot peintre, notamment, des écritures des écrivains

jean cortot journal anais nin-minAnaïs Nin

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jean cortot une lecture de dante-min Dante

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jean cortot pour saluer jean giono-minJean Giono

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jean cortot placard apollinaire-minApollinaire

et beaucoup d’autres

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« Comme beaucoup de peintres de sa génération, Jean Cortot est influencé par des recherches entreprises avant-guerre, de l’automatisme surréaliste qui a influencé la peinture gestuelle aux papiers collés cubistes semés de mots, en passant par les tableaux-poèmes de Paul Klee. »

« Peintre avant tout, il utilise les mots comme une matière, un élément plastique, et non comme le support d’une théorie. La modernité de sa démarche réside notamment dans l’utilisation d’éléments préexistants – les textes. »

« Jean Cortot réduit le langage à son élément de base avec les Onomagrammes et les Poèmes épars. Mais pour lui, la signification des mots est aussi primordiale : peignant les vagabondages de l’esprit, il choisit des textes évocateurs d’images poétiques fortes. Les Écritures peintes sont également porteuses de sens non intellectuels, résidant dans un tracé personnel. La peinture de Jean Cortot laisse une part à l’accidentel, sans qu’il soit produit volontairement ; elle implique toujours une certaine composition préalable. Contrairement à l’œuvre d’autres peintres, le texte et l’image ne sont pas produits simultanément, de manière totalement spontanée. Le rythme de son tracé est celui d’une écriture naturelle. Associant les conventions abstraites de notation et le geste concret de l’artiste, les écritures peintes sont le moyen de matérialisation d’une pensée et de projection d’une vie intérieure. »

« La polyphonie des tableaux de Cortot montre une tentative pour saisir le flux d’une conscience qui rassemble des éléments divers : « suivre un cheminement tel que le paysage change, tandis que l’eau qui s’écoule est la même » est le vœu qu’il souhaite réaliser au fil de ses toiles. En déambulant dans les œuvres des poètes qu’il s’est choisis pour contemporains, Jean Cortot peint la pensée comme un paysage. »

Extraits du résumé de la thèse d’Hortense Longequeue sur Jean Cortot

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Raoul Hausmann, artiste, inventeur, écrivain, peintre, photographe, plasticien, danseur… bref, poète

raoul hausmann par august sanderRaoul Hausmann par August Sander

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raoul hausmann le_phoneme_jef_golyscheff-min (1)Raoul Hausmann : Le Phoneme Jef Golyscheff (in OU 38/39)

ses phonèmes en lettres, en images, et ses phonèmes en sons :

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raoul-hausmann-nu-28,-ile-de-sylt-(vera-broïdo)une de ses photos : Nu 28, Ile de Sylt (Vera Broïdo), 1931

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son film L’homme qui a peur des bombes, interprété par lui-même :


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et enfin, Dada à l’école des Chartes, avec cette excellente conférence d’Annabelle Ténèze sur les traces de Raoul Hausmann, où l’on voit nombre de ses autres oeuvres :


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Vénus de Höhle Fels, une sculpture à double lecture ?

venus_vom_hohle_fels couchée

 

J’ai montré la nuit dernière comment la figurine d’Höhle Fels pouvait en fait devoir être lue couchée sur le dos, et non debout (note précédente). La contemplant dans cette position, de profil, il m’apparaît maintenant qu’elle peut aussi représenter un homme couché sur une femme, entre ses cuisses. Le profil de sa poitrine peut évoquer la tête de l’homme, ou ses épaules (ce qui ne serait pas possible si ses seins tombaient comme ceux des autres statuettes). Le ventre épaissi forme le corps, le dos de l’homme. Ce qui, de face, figure la fente de la vulve de la femme, dans la perspective où on envisage un homme sur elle, figure la fente des fesses de l’homme ; et les lèvres du sexe féminin esquissent les testicules de l’homme. Enfin, les bras de la femme entourent le corps de l’homme, dans un geste d’embrassement typique du coït.

Je concluais hier que la position de cette Vénus, selon ma lecture, indiquait que les humains de cette lointaine époque (40 000 ans au moins, selon l’inventeur de la statuette) connaissaient comme nous la position de l’amour face à face – ce qui nous éloigne des représentations trop brutales que nous nous faisons encore souvent de nos ancêtres. Maintenant, dans la thèse d’une figurine ambivalente, étudiée pour pouvoir être lue de façon différente selon la perspective, j’ajouterai que la subtilité mentale et artistique de ces gens dépasse de beaucoup ce que nous imaginons. Et comme je l’avais noté dans mon article sur la grotte de Bruniquel, l’humanité dans sa complexité et sa profondeur est certainement beaucoup plus ancienne que nous nous le figurons.

D’autres représentations du féminin ou du masculin au paléolithique sont susceptibles d’anamorphoses, Claudine Cohen le montre dans cette vidéo. J’ai d’autres pistes en tête encore, sur d’autres œuvres d’art du paléolithique, je les exposerai peut-être d’autres fois.

Claudine Cohen, Femmes de la préhistoire, Paris Belin 2016

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Les femmes et les hommes du paléolithique faisaient l’amour face à face. Remarques autour de la Vénus de Höhle Fels (note actualisée)

Note actualisée à la fin.
venushohlefels-min

La Vénus d’Höhle Fels a été trouvée en 2008 dans la Souabe par le professeur Nicholas Conard. hohle-fels-venus2Cette figurine de six centimètres de hauteur, sculptée dans l’ivoire d’une défense de mammouth et datée de 35 à 40 000 ans avant le présent, est la plus ancienne représentation humaine en trois dimensions connue à ce jour. Avant sa découverte, la plus ancienne « Vénus » préhistorique connue était la venus de galgenbergVénus de Galgenberg, datant de 30 000 ans et très différente : elle est fine et sa posture passe pour évoquer celle d’une danseuse. D’autres Vénus préhistoriques, moins anciennes, présentent des traits anatomiques divers, souvent exagérés et très marqués.

venus de la prehistoire

Ce qui m’étonne à première vue dans la Vénus d’Höhle Fels, c’est la hauteur de ses seins. Ceux des autres figurines tombent, conformément à la loi de la gravité. Bien qu’énormes, les siens tiennent en l’air. Quand cela se produit-il ? Soit quand la femme saute avec un élan assez puissant pour faire remonter sa poitrine un bref instant. Soit, de façon beaucoup plus courante, quand elle est couchée sur le dos. venus_vom_hohle_fels couchéeIl suffit de faire pivoter la photo de la statuette, de la voir allongée : aussitôt s’expliquent et la position de ses seins et le fait que ses fesses soient aplaties, contrairement à celles des figurines de Vénus préhistoriques debout, dont la courbure du fessier est aussi exagérée que celle de leurs autres attributs sexuels.

venus_vom_hohle_felsEt si nous la regardons de face, ne la voyons-nous pas comme un homme penché sur elle la verrait ? Sa tête, ici remplacée par un anneau décentré, peut paraître petite, jetée en arrière sur le côté. S’il se tient entre ses genoux, ou à leur hauteur, il ne voit pas les jambes entières. Sa vulve attire toute l’attention de l’homme à ce moment-là : elle est énorme. Les traits gravés sur son ventre et à la taille dans son dos pourraient évoquer un tissu ou des cordelettes décoratives (ou peut-être simplement les plis de la peau d’un corps obèse).

Mais ce qui me paraît le plus intéressant, c’est qu’elle ait été figurée dans cette pose, couchée sur le dos. Nos lointains ancêtres aurignaciens, les premiers hommes modernes arrivés d’Afrique (ou bien Néandertaliens, car en l’absence d’ossements sur le site rien ne prouve que la figurine ne soit pas leur oeuvre), faisaient donc l’amour face à face . La position dite du missionnaire ne doit rien aux missionnaires. Rebaptisons-la « position de la Vénus d’Höhle Fels » ?

Encore aujourd’hui, on rappelle aux femmes pourquoi cette position est la plus avantageuse, ou l’un des plus avantageuses, pour elles. Il y a quarante mille ans, sans nul missionnaire en vue, c’était déjà connu !

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Dimanche après-midi : j’ajoute à cette note cette précision que j’ai donnée à Claudine Cohen, avec qui j’ai eu le plaisir d’échanger après la lui avoir signalée :

J’ai pensé aussi à la possibilité que la sculpture soit l’oeuvre d’une femme, dans ce cas on pourrait penser qu’elle s’est représentée comme elle se sent dans cette position, dans un certain abandon de la tête et un ressenti très fort dans les seins et le sexe. Que ce soit un homme ou une femme qui l’ait faite, c’est en tout cas ce que la sculpture manifeste fortement. Quant aux positions sexuelles, bien sûr elles pouvaient être variées ; avec le face à face l’intérêt est de contribuer à rapprocher ces gens de nous, car malgré tout bien souvent on continue à les considérer comme des semi-animaux (après tout, les bonobos pratiquent la position du missionnaire, pourquoi pas nos ancêtres ?) La scène chez JJ Annaud a une valeur à double tranchant, comme le nom donné à cette position, plutôt raciste – rappelant l’idéologie selon laquelle certains humains civilisent d’autres humains. Rien n’est moins certain.

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Suite de ma réflexion sur la Vénus d’Höhle Fels : ici

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