Miroirs des âmes

La fille d’un rabbin, m’ayant vue dans une vidéo tournée en 1990 écrire au rouge à lèvres sur un miroir, y a vu un signe : selon elle, écrivant ainsi de gauche à droite, je révélais ma prédisposition à la religion. J’aime beaucoup la lecture qu’elle fait de cet acte.

En peignant ou coloriant mes photos, je me sens proche, à mon humble mesure, du street art. Dans le sens où les photos, comme les murs des villes, représentent la réalité apparente du monde, y faire un geste de peinture c’est passer à travers le mur, au-delà des apparences, invoquer le réel, c’est-à-dire le spirituel.

Ainsi les murs et la surface des photos se transforment-ils en miroirs, appelés à montrer et annoncer la vérité. Quand je passe les feutres de couleur sur le papier glacé où la lumière joue, les feutres chantent comme des oiseaux.

Bilal Berreni

Chaîne de l’évolution (Zoo Project) from Antoine Page on Vimeo.

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Bilal Berreni est mort en juillet dernier à Detroit, tué d’une balle dans la tête, à l’âge de vingt-trois ans. Le corps du street artiste, connu sous le nom de Zoo Project, a été identifié il y a seulement quelques jours. L’article de Métro donne des liens pour mieux le connaître. J’ai envoyé ce mot à ses proches et à ses amis :

L’œuvre de Bilal Berreni est puissante, elle me va droit au cœur. Sa démarche est impressionnante aussi. Je ne le connaissais pas, mais je tenais à le dire à ses proches et à ses amis. C’est un grand artiste, je me sens proche de lui et je suis triste qu’il soit mort. Mais tout vivant, il était déjà passé du côté de la vie éternelle, cela se voit en le regardant travailler.

Je vous invite à contempler ce film si vous avez 14 minutes, ou quand vous les aurez. Tout y est beau : le cadre, le geste, le résultat.

ajout du 22 décembre 2014 : voir aussi l’hommage de ses amis restaurant cette oeuvre  : ici

Exposition Raw Vision à la Halle Saint Pierre

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J’étais allée l’été dernier voir l’exposition d’art brut Banditti dell’arte à la Halle Saint Pierre, et ce qui m’avait surtout plu, c’était de lire la biographie de chacun de ces artistes si singuliers, le rapport entre leur œuvre et leur vie souvent de misère, de folie mais aussi de fantaisie, qui conférait à leur travail d’autodidactes, même quand il pouvait exprimer un enfermement, le pouvoir de faire sortir de tous les cadres auxquels nous sommes habitués, de remettre tout en question comme lorsque on sent la terre trembler.

Les œuvres présentées dans cette nouvelle et foisonnante exposition, dédiée à toutes sortes d’artistes marginaux consacrés par la revue anglaise Raw Vision au long des vingt-cinq dernières années, délivrent une expérience de la même espèce. Toutes les œuvres sont accompagnées de la biographie de leurs auteurs, laquelle fait partie de l’œuvre. Pas de séparation pour ces hommes et ces femmes entre la vie et l’art. Il faut même penser que leur existence éminemment unique, poétique, romanesque, constituant une puissante expérience humaine, ne pouvait que les conduire à créer. Parvenus à ce degré où la vie est l’art et l’art est la vie, beaucoup, comme jadis le facteur Cheval, travaillent aussi leur habitat, leur environnement. Beaucoup tiennent à conserver un certain isolement, une certaine pauvreté. Leur indépendance des cadres sociaux, manifeste dans leur création, donne même à ceux d’entre eux qui connaissent un enfermement effectif ou mental une forme puissante de liberté.

Toutes ces œuvres sont spirituelles, directement ou non. Certaines ont été inspirées par des anges, des visions, ou la Bible (et si je puis me permettre, je conseillerais bien au monseigneur chargé de la culture et de l’art, au Vatican, de s’y intéresser – voilà un art éminemment évangélique, incarné, pauvre et extrêmement parlant). À l’heure où l’art est tellement soumis au marché ou même frelaté, usurpant le nom d’art pour faire son effet, ces œuvres et leurs créateurs ont le précieux mérite de nous renvoyer aux sources de l’art, à la pulsion artistique inscrite en l’homme, à l’homme.

Je présente avec un très bref résumé de leur biographie quelques-uns des artistes présents dans cette exposition. Les images de leurs œuvres, trouvées sur internet, ne correspondent pas forcément avec celles qui sont exposées, jusqu’au 22 août prochain, à la Halle Saint Pierre.

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Donald Pass était un peintre abstrait reconnu lorsqu’une « expérience visionnaire saisissante » dans un cimetière le fit changer complètement de registre. Depuis il peint ses visions, notamment de résurrection.

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Von Ströpp, n’ayant pas reçu d’éducation, a appris seul à dessiner ses expériences visionnaires et mystiques, atteignant un trait parfaitement maîtrisé, fin, précis.

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McKendree Robbins Long, pasteur très renommé pour son talent d’orateur, s’est mis sur le tard à peindre des scènes bibliques hautes en couleur.

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François Monchatre, « élevé dans la dévotion des cimetières par sa grand-mère maternelle », représente des machines-corps infernales.

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Viljo Gustaffson, finlandais, peint isolé dans l’ombre de sa petite maison des évocations mystérieuses de la mort.

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Pavel Léonov, ancien prisonnier dans un camp en Géorgie, peint des scènes colorées et paisibles bordées d’oiseaux, souvent accompagnés d’avions.

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Sam Doyle, descendant d’esclaves né à St Helen, île au large de la Caroline du sud, peint des personnages colorés sur de vieilles tôles de toit.

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Martin Ramirez, ancien ouvrier des chemins de fer aux États-Unis, interné pour schizophrénie, dessine sur des bouts de papier récupérés et collés à la mie de pain ou à la pomme de terre écrasée, avec quelques crayons et des couleurs qu’il fabrique avec du charbon, du jus de fruit, du cirage, de la salive… des personnages locaux et des animaux, notamment chevaux et cavaliers, dans des architectures.

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Henry Darger, orphelin maltraité, toute sa vie nettoyeur dans un hôpital de Chicago, laissa après sa mort une autobiographie de 2000 pages, une œuvre littéraire de 15 000 pages intitulée In the Realms of the Unreal, et de longues aquarelles sur papier représentant des petites filles au sexe de garçon en train de jouer.

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Augustin Lesage, mineur, devint peintre de miniatures sur grandes toiles, à l’appel d’une voix.

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Magde Gill, après la mort de son bébé, se mit à dessiner la nuit, à l’encre ou au stylo, des femmes incluses dans un univers de traits architecturaux.

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Le Reverend Howard Finster se mit à peindre à l’âge de soixante ans, sur l’ordre d’un ange, des thèmes religieux accompagnés d’écritures.

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Richard Burnside, qui vit toujours dans un mobil-home, pratique la peinture laquée sur contreplaqué.

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Herbert Singleton, grandi en enfant des rues dans une banlieue de la Nouvelle Orléans, fait des sculptures sur bois, aux sujets notamment religieux, extrêmement colorées.

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Mr Imagination, rené de Gregory Warmack après une NDE, sculpte notamment à partir de capsules de bière. Il est mort peu après l’incendie de sa maison à Bethlehem, en Pensylvannie, qui emporta ses œuvres, ses chiens et ses chats.

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Bessie Harvey, croyante et parlant avec les arbres, sculpte dans des morceaux d’arbres ramassés.

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Sister Gertrude Morgan, visionnaire de la Nouvelle Orléans, peint pour évangéliser.

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R.A. Miller, très humble illettré de Géorgie, découpait dans la tôle des figures qui devinrent célèbres quand le groupe R.E.M. tourna une vidéo chez lui en 1984.

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Ras Dizzy, Jamaïcain sans domicile fixe, peint en nomade des scènes du pays.

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Pradeep Kumar (Inde) est sculpteur sur allumettes.

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Ben Wilson (Grande-Bretagne), soucieux de récupération, peint, entre autres, les chewing-gum écrasés par terre.

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Charles Benefiel, qui fut sdf, fait de grands dessins impressionnants d’hommes et de chiffres.

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Dalton Ghetti sculte des mines de crayons.

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Alex Gray est l’auteur d’une très belle œuvre psychédélique, marquée par l’amour, la sexualité, la mort, la spiritualité.

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Nek Chand, sorte de facteur Cheval hindou, a sculpté des personnages sur tout un territoire qui est ensuite devenu jardin public.

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De Paul Laffoley, qui se mit à peindre des sortes de mandalas après avoir été licencié de son emploi dans la conception des tours du World Trade Center, on voit dans cette exposition deux œuvres diaboliques.

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Norbert Cox, après avoir mené une vie liée à la drogue et à la grande délinquance, est devenu ermite dans les bois. Puis il est retourné en ville dans le Wisconsin et s’est mis à peindre de grands tableaux aux thèmes apocalyptiques.

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Ilija Bosilj, paysan serbe réfractaire, peint des tableaux inspirés de scènes bibliques. 

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Bien d’autres oeuvres de ces artistes, et bien d’autres artistes encore, sont à découvrir dans l’exposition.

Chair à couleur. Van Gogh/Artaud au musée d’Orsay, Doré, d’autres

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au musée d’Orsay cet après-midi, photo Alina Reyes

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Ses chemins sont des rivières, ses arbres des danseuses, ses ciels des océans, ses fleurs des éclaboussures, ses champs des peuples en mouvement, ses bâtiments des grand-parents assis, ses personnages des bouts de peinture, ses visages de la chair à couleur. Tout va et va dans chaque tableau, et chaque tableau est en train de sortir de lui-même, tandis que vous-même êtes happés par le tableau, l’incroyable puissance vitale du peintre.

Avant-hier Auvers-sur-Oise, aujourd’hui le musée d’Orsay. Le génie de Van Gogh au long d’une belle exposition rassemblant de nombreuses œuvres prêtées, et notamment les autoportraits, avec la compagnie splendide d’Artaud. Malgré le monde, on a le temps et la place de contempler, les peintures sont bien accrochées et éclairées, il me semble que Vincent aurait été content. Les extraits du très beau texte d’Artaud sont plutôt bien choisis, mais l’essentiel c’est qu’il soit là, sa présence manifestée aussi par la voix d’Alain Cuny le lisant sur la vidéo du Champ de blé aux corbeaux, et puis l’espace qui lui est consacré, avec une planche contact de portraits de lui à l’époque de la rédaction de son Van Gogh le Suicidé de la société, une vidéo de ses apparitions au cinéma qui fait résonner sa voix, et aussi quelques-uns de ses dessins, notamment des autoportraits, à travers lesquels j’ai vu une proximité avec Basquiat, comme en troisième pièce d’une fraternité d’âmes très singulières dans l’art et le temps.

Devant l’une des toiles de Vincent, j’ai entendu une grande bourgeoise qui accompagnait un vieux et fameux plagiaire lui dire, vraisemblablement en réponse à une remarque qu’il avait faite : « c’est peut-être parce que nous, nous le regardons avec un esprit sain ». Mais la vérité est que, comme l’a dit Artaud, Van Gogh est très sain, très lucide, plus sain que ceux qui le croient fou. Dans l’œuvre intitulée « Le fauteuil de Gauguin », voici ce que j’ai vu : dans sa chambre d’Arles, l’humble Vincent n’a que deux petites chaises de paille. Mais Gauguin, lui, trône dans un fauteuil. Un fauteuil rouge chair, dans lequel est posée une bougie allumée, comme si Van Gogh se disait que Gauguin avait un peu trop le feu aux fesses. Et qu’à cause de cela, il a peint en bleu froid les barreaux qui lui font face, afin que cette sorte de feu soit tenue à distance. Et peut-être cela signifie-t-il aussi que Gauguin était en vérité glacé, glaçant.

Nous avons visité aussi l’exposition Gustave Doré. Ses dessins fascinants, novateurs – plus d’une planche de Bilal en semble directement issue, mais son influence notamment au cinéma est toujours vivante, comme le montrent des vidéos. Ses peintures, que l’on connaît moins, m’ont fait penser à ces fresques ou figures géantes réalisées par des street artists, ce qui s’accorde bien avec son esprit d’illustrateur – notamment dans une toile intitulée Les mendiants de Burgos, qui m’a évoqué, plutôt qu’un mur devant lequel se tiennent des personnages, un mur sur lequel auraient été tagués des pochoirs de personnages.

Avant de repartir nous sommes allés revoir les impressionnistes. Même les plus forts, Manet, Cézanne, Gauguin, Monet, et tous les autres que j’aime (sauf Renoir, avec ses couleurs horribles qui m’obligent à détourner le regard), ne possèdent pas l’extraordinaire singularité de Vincent van Gogh.

Le grand dragon



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Je suis allée voir El Gran Dragon, documentaire sur les hommes de la forêt d’Amazonie et leur connexion avec les plantes qui guérissent. Hommes, forêt et connaissance menacés par l’exploitation industrielle, comme les indigènes péruviens, dont le nombre passa de douze millions à un million, le furent par les colons et les évangélisateurs qui condamnèrent leur savoir.

Connexion est un mot qui revient fréquemment au cours du film. Ces hommes sont connectés avec leur environnement naturel, ils en font partie. Des ethnologues comme Jeremy Narby aussi bien que le poète penseur Antonin Artaud se sont intéressés à leur mode d’entrée dans une autre dimension par la « mère des plantes », leur enseignante. Quand la science occidentale comprendra que la clé qui lui manque est là, l’humanité fera un grand pas.

Il est inutile de demander à un voyageur

Des conseils pour construire une maison.

Le travail ne sera jamais achevé.

Citation du Livre des Odes, un ouvrage chinois, par Bruce Chatwin, dans son livre capital sur les aborigènes australiens, Le Chant des pistes.

« Les psychiatres, les politiciens, écrit ensuite Chatwin, les tyrans nous assurent depuis toujours que la vie vagabonde est un comportement aberrant, une névrose, une forme d’expression des frustrations sexuelles, une maladie qui, dans l’intérêt de la civilisation, doit être combattue. Les propagandistes nazis affirmaient que les Tziganes et les Juifs – peuples possédant le voyage dans leurs gènes – n’avaient pas leur place dans un Reich stable. Cependant, à l’Est, on possède toujours ce concept, jadis universel, selon lequel le voyage rétablit l’harmonie originelle qui existait entre l’homme et l’univers. »

Aujourd’hui on confond souvent voyage et tourisme. Le voyage est spirituel, ou il n’est pas. Ceux qui ont réellement voyagé savent que le voyage commence vraiment quand ils deviennent eux-mêmes le voyage. Les habitants de la forêt, les habitants de leur espace, même s’ils ne font que se déplacer dans leur environnement immédiat, y voyagent réellement, en communion spirituelle avec le cosmos. Avec le chemin qu’ils deviennent eux-mêmes (et qui désoriente tant les sédentaires).

Le vent se lève

le vent se leve

J’ai vu tous les films de Miyazaki, génie absolu, à mon sens le plus grand artiste vivant au monde, et c’est dans Le vent se lève, qu’il nous offre comme sa dernière œuvre, qu’il nous est donné d’entendre quelques mots en français, prononcés par des Japonais : « Le vent se lève !… » (dit la toute jeune fille), «il faut tenter de vivre ! », termine le jeune homme. Ce vers de Valéry sera redit. L’hommage à Monet est bouleversant aussi.

Monet

Miyazaki a tenté ici quelque chose qu’il n’avait jamais fait, un film réaliste, une biographie, qui reste pourtant du pur Miyazaki. Son ingénieur dessine des avions comme lui, le cinéaste, dessine des mangas. Avec grand art. Sauf que les mangas du cinéaste, quelque violence qu’ils puissent contenir, contrairement aux avions de l’ingénieur, ne tuent pas, mais œuvrent pour la paix. Le vent se lève livre un message clair, et si certains ont douté de sa limpidité c’est parce qu’il est aussi complexe que simple, aussi profond qu’évident, et qu’une lecture du film qui se tiendrait entre deux eaux ne verrait plus ni la lumière évidente de la surface ni la lumière cachée des profondeurs de cet océan.

Le film prend tout le temps qu’il faut, et pourtant j’aurais voulu que chaque plan demeure une heure, qu’il ne disparaisse pas, que nous ayons loisir de le contempler aussi longtemps qu’un tableau. Formellement aussi il est splendide, les cadrages et la composition de l’histoire ouvrent des espaces d’ample respiration, les couleurs délicates, nuancées, fortes, donnent une épaisseur charnelle aux paysages, aux ciels, aux nuages. Le vent s’entend, la terre aussi. Tout vit, même la mort. Tant d’hommes sont inconséquents et aveugles, leurs œuvres portent la mort sans qu’ils le voient, mais le message de Miyazaki passe.

(J’ai fait un lapsus d’écriture, j’ai écrit « le vent se lèvre », lèvre veut aussi dire parole en langue sémitique.)

Bouillante comme la neige

Très heureuse d’être entrée en Carême, comme je le fus d’entrer en Ramadan, l’été dernier – c’est ce temps qui m’a ouvert la voie de la peinture, quelques mois plus tard, car le blanc contient toutes les couleurs, il les mûrit en son sein puis les libère. Et aujourd’hui mes idées fusent en abondance. Ah décidément, par la grâce de Dieu, nous transformerons la mort en vie, oui je ferai toute chose nouvelle, je le fais à chaque instant !