Melmoth. Voir à travers les corps

à Paris ces jours-ci, photo Alina Reyes

à Paris ces jours-ci, photo Alina Reyes

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Difficile de lâcher Melmoth quand on le lit, et même quand on le relit vingt ans après. Le livre n’a fait que prendre en force, durant ce temps. Aussitôt relevée du TEP Scan, dans la salle de quarantaine, je l’ai rouvert. Des tâches bleues se mouvaient sur les pages. Il m’a plu d’attribuer le phénomène à la radioactivité dont j’étais imprimée, d’y voir la marque de ma capacité à lire à travers le corps des textes. J’aime les expériences, avec mon corps comme avec mon esprit, et le corps prend toujours le relais, c’est fantastique.

mon PostIt appliqué ici il y a deux semaines s'y trouve toujours

mon PostIt appliqué ici il y a deux semaines s’y trouve toujours

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J’ai commencé à en parler avant-hier, avec des passages très drôles sur la vie et la mort du père Olavida. Le livre, avec ses histoires dans l’histoire aussi labyrinthique que la Pitié-Salpêtrière, constitue une virulente critique de l’église catholique et du catholicisme. D’où son actualité : si l’église aujourd’hui ne signifie plus grand-chose, à part la pédophilie et les violences envers les enfants qui ressortent de temps en temps de façon spectaculaire comme avec la vidéo de ce vieux prêtre digne du roman de Maturin giflant un bébé qu’il doit baptiser et écrasant sa tête en lui criant dessus (ce que le directeur de l’hebdomaire catholique La Vie, dans un éditorial, trouve insignifiant, alors que c’est au contraire parfaitement emblématique – et le fait qu’il trouve cela insignifiant le prouve doublement), si donc en tant que telle l’église se réduit à peau de chagrin sous nos yeux comme si nous étions en train de lire le conte éponyme de Balzac, il en reste cependant quelque chose, il en reste tout ce qui est décrit dans Melmoth : peut-être encore dans les quelques couvents que l’on maintient tant bien que mal souvent à grands renforts de religieuses importées notamment d’Afrique et employées à quelques corvées entre deux temps de prière, mais surtout dans la société civile, laïque, « athée » : car l’athéisme revendiqué n’est qu’une adhésion à ce catholicisme dont Maturin montre bien qu’il est de fait athée, qu’il est en fait une machine à opprimer. C’est aujourd’hui dans la société civile que cet aspect du catholicisme a métastasé, porté par le corps bourgeois qui depuis la fin du christianisme spirituel, à partir de la Renaissance a transformé cette spiritualité en mécanique sociale de domination, de consommation, de communication, de bêtise, mécanique qui semble atteindre son sommet ultrapollué aujourd’hui dans les embrassades de papes et de chefs d’État, dans l’idolâtrie généralisée, organisée, impunément criminelle.

Voici les passages que j’ai notés hier dans mon carnet au fur et à mesure de ma lecture :

« La curiosité ressemble, à quelques égards, à l’amour, qui fait toujours capituler l’objet avec le sentiment : pourvu que celui-ci ait une énergie suffisante, il importe peu que l’autre soit nul ou méprisable. » [J’ai écrit à peu près la même chose dans Forêt profonde]

… tout le monde étant l’ennemi d’un homme de génie…

… les hurlements sauvages de l’ouragan et ses triomphants ravages.

Dieu nous préserve, ajouta-t-elle en se baissant pour parler dans la cheminée comme si elle avait voulu adresser la parole à cette âme inquiète.

On donne conseil aux malheureux, et quand son malheur est au comble, on se console par l’idée de l’avoir prédit.

Malgré ma jeunesse je m’étonnai de ce que des hommes pussent chercher le repos dans une retraite d’où ils ne savaient pas bannir leurs passions.

C’était du moins un laïque. Il se pouvait qu’il eût un cœur.

… mon invincible répugnance.
À ces mots, ils m’interrompirent tous en répétant mes dernières paroles.
– Répugnance ! invincible ! Est-ce pour cela que nous vous avons admis en notre présence ? N’avons-nous supporté si longtemps votre opiniâtreté que pour que vous aggraviez encore votre faute ?
– Oui, mon père, oui, sans doute. Si l’on ne me permet point de parler, pourquoi m’a-t-on amené ici ?
– Parce que nous espérions être témoins de votre soumission.

Ils s’engagèrent mutuellement à m’épier avec le plus grand soin ; c’est-à-dire à me harasser, à me persécuter, à me tourmenter (…) J’en riais intérieurement. Je me disais : « Pauvres êtres pervertis, quel mal vous vous donnez pour échapper, par cette feinte agitation et ces inventions dramatiques, au vide désespérant de votre misérable existence. »

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Comme on le voit, les outils, notamment de surveillance, changent, mais les méthodes, la scélératesse, restent les mêmes, transportées dans la société civile.

à suivre

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« J’ai couru et j’ai regardé les solutions pour le sauver » Mamoudou Gassama

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Son geste rappelle celui d’Arnaud Beltrame, celui de Lassana Bathily. Dévouement spontané, don de soi plus fort que soi, réactivité, puissance mentale décuplée, puissance de vie l’emportant immédiatement sur la mort.

Comment le comprendre ? L’héroïsme fleurit dans le danger. Dieu merci, nous sommes assez peu exposés au risque de mort imminente dans nos sociétés. En fait il est partout, mais par un miracle d’équilibre qu’il faut constamment soutenir par le politique au sens noble du terme, par le civisme, la conscience du bien commun, il est largement neutralisé dans la vie quotidienne. Pourtant la plupart d’entre nous ont connu des moments de danger, qu’ils viennent des hommes ou qu’ils viennent de la nature. Un tremblement de terre, une tempête en mer, un passage périlleux en montagne – notre impuissance et notre fragilité éclatent au grand jour. Il doit en être de même dans des situations de guerre et de terrorisme, où la proximité de la mort se double d’une désespérance face aux forces du mal qui se sont emparées des agresseurs, nos frères. Pourtant les actes d’héroïsme sublime, comme celui de Mamoudou Gassama et de tant d’autres résistants aux forces de mort, en temps de paix comme en temps de guerre, nous rappellent que nous ne sommes pas totalement impuissants face au risque de mort. À condition de lui faire face, justement, et de le traverser comme s’il n’existait pas, en ne voyant que la nécessité de sauver.

De sauver ou plus modestement, d’aider. Avoir à aider, ou à se défendre, voilà des situations que nous sommes tous appelés à connaître, que nous connaissons tous. Un jour, alors que j’étais enceinte de quatre ou cinq mois, j’ai escaladé une grille et je suis montée sur un toit pour sauver un chat ; une autre fois, j’ai pris un taureau par les cornes pour le délivrer d’un filet dans lequel il s’était empêtré… Ce genre d’actes est sans mesure commune avec le geste de risquer sa vie pour sauver une vie humaine, mais ils nous renseignent déjà sur l’état d’esprit dans lequel nous pouvons être face à une urgence. Le geste d’aider spontanément autrui, fût-il un animal, se réalise dans un oubli de tout le reste, comme celui de trouver une parade en cas de danger. J’étais dans le même état d’esprit la nuit où j’ai affronté des voyous qui me suivaient en leur faisant une aimable conversation, le jour où j’ai bataillé avec un voleur jusqu’à lui reprendre ce qu’il m’avait volé, le jour où je me suis interposée face à un drogué surexcité qui très agressivement menaçait tout le monde (et il est parti). Ce sont des moments où le corps et l’esprit, en état d’éveil maximum, sont absolument accordés dans l’action. L’action est alors une réaction ; et il arrive malheureusement qu’elle ne se produise pas, si nous sommes trop endormis.

Il nous faut donc, pour lutter contre les forces morbides, qu’elles soient physiques, intellectuelles ou morales, demeurer en éveil, vivre en éveil. Les migrant·e·s savent ce qu’il en est. Ce sont des gens du déplacement, du risque. Si les humains ne se déplaçaient plus, si une partie des humains n’accomplissaient pas ce devoir de se déplacer, ce qu’ils font depuis la nuit des temps, l’humanité mourrait. Les déplacements des riches ne comptent pas, car quoi qu’ils fassent, les riches vivent dans le confort – pour ainsi dire ils ne vivent quasiment pas, ils dorment. L’argent tue l’humanité, la précarité la sauve.

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Journée portes ouvertes à l’APHP : psychiatrie et thérapeutiques innovantes à la Salpêtrière

la forceLa cour du bâtiment de la Force où furent violées et sauvagement massacrées des dizaines de femmes par des révolutionnaires avinés, lors des massacres de septembre 1792

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Le Pr Philippe Fossati, qui nous a reçu·e·s, a commencé par espérer que nous ne nous étions pas perdu·e·s dans le dédale de cet immense hôpital (le plus grand d’Europe avec la Charité à Berlin), où l’on se perd couramment. Il nous a dit que nous étions ici dans le plus gros service de psychiatrie des hôpitaux de Paris, et qu’il avait obtenu le label qualité pour son accueil, notamment. Il a rappelé que la Pitié-Salpêtrière a une double mission de soins et de recherche, qu’elle est à la fois un hôpital et une faculté de médecine (rattachée à Sorbonne Universités).

En psychiatrie, les principaux domaines de soin et de recherche sont ici la dépression (les troubles bipolaires, etc.) et les troubles anxieux (comme les fameux TOC, troubles obsessionnels compulsifs). Trois cents millions de personnes sont affectées de dépression dans le monde – contre par exemple beaucoup moins – quarante millions – d’Alzheimer, dont on parle davantage. La Salpêtrière a initié un traitement innovant par électrostimulation (Stimulation magnétique Trans Crânienne), assistée par la neuroimagerie. Et comme au bon vieux temps de Charcot, nous avons eu droit à une et même deux démonstrations. Sauf qu’il y a un net et considérable progrès depuis les mises en scène de Charcot qui instrumentalisait femmes et pauvres : aujourd’hui c’est le grand professeur qui se soumet lui-même à la démonstration. Le Pr Bruno Millet s’est assis dans le fauteuil des patient·e·s et une infirmière lui a fait subir le traitement (à peu près indolore), lui envoyant un champ électromagnétique dans le cortex préfontal gauche (censé être plus concerné par la dépression, mais le Pr Millet pense que le droit peut être concerné tout autant) après avoir réalisé une sorte de GPS de son cerveau. Le traitement a paraît-il une bonne efficacité, il est d’un rapport efficacité/tolérance excellent mais il n’est pas encore reconnu par la sécurité sociale. Beaucoup moins lourd en tout cas que le traitement par électrochocs, encore pratiqué dans certains cas, après anesthésie générale. Je pensais au pauvre Artaud, qui les subit dans des conditions et une époque terribles.

La réalité virtuelle est aussi ici une autre thérapeutique des pathologies anxieuses. Par exemple, un phobique du métro, ou des aéroports, pourra s’entraîner, son casque sur les yeux, à y évoluer en réalité virtuelle, un phobique de la conduite pourra passer dix heures au volant, en dix séances, sur un simulateur de conduite, etc.

Il a été question aussi du protocole « Paris Mem », mis en place après les attentats de novembre 2015 pour soigner les patients souffrant de stress post-traumatique. Il s’agit, nous a expliqué une jeune Docteure dont malheureusement je n’ai pu entendre le nom (nous étions à ce moment un peu bousculés, le groupe de visiteurs suivant étant près d’arriver), de bloquer la charge émotionnelle du souvenir traumatisant par association d’un traitement médicamenteux (propranolol) et l’exposition en imagination à l’événement (lecture d’un récit traumatique). J’ai pensé qu’en associant écriture et lecture, on pourrait peut-être éviter la pharmacologie, à condition de bien le faire.

Enfin le Dr Yves Edel a retracé l’histoire très intéressante du bâtiment de la Force, une longue histoire de la souffrance dont j’ai déjà parlé dans ce blog (cf mot-clé Pitié-Salpêtrière) – et dont je parle aussi dans ma thèse. Une prison de femmes enchaînées au sein d’une autre prison, l' »Hôpital-Général des Enfermez ». Les riches (envoyées là par lettre de cachet sur demande de leur famille qui leur reprochaient leur conduite « immorale ») avaient droit au laudanum, mélange de vin et d’opium, les pauvres aux chaînes en fer. Vraisemblablement, a-t-il ajouté, il y a un charnier à cet endroit – il arrive que lors de petits travaux on trouve des ossements. Voilà des archives criantes, non ?

L’Histoire est passionnante, la médecine aussi.

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allee de la hauteuraujourd’hui à la Pitié-Salpêtrière, photos Alina Reyes

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Manifestation d’étudiants à Paris, en 22 photos et un petit récit

En marchant j’ai aperçu dans une rue perpendiculaire une armada de camions de police, alors je suis allée voir ce qui se passait. Une manif de quelques centaines d’étudiants arrivait de la Sorbonne, encadrée par un dispositif policier légèrement démesuré. Je l’ai rejointe et accompagnée jusqu’à la place Monge, toujours dans le Quartier Latin. (Voir le petit récit à mesure du reportage)

 

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manif etudiants 12Tiens, la responsable de l’Unef dont on a fait un fromage parce qu’elle est voilée est là

manif etudiants 13La police aussi – elle fait un peu peur aux passants. Quand les étudiants ont essayé de partir en manif sauvage en empruntant une petite rue de côté, les gros balourds se sont mis à leur courir après et les ont ramenés dans le droit chemin, celui qui était encadré par leur armada

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manif etudiants 15Finalement tout le monde est arrivé sous les arbres, place Monge

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manif etudiants 19Des appels à recommencer l’occupation de Nanterre ont été lancés, et une partie des manifestants s’est engouffrée dans le métro, peut-être pour y aller tout de suite ?

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D’autres sont restés là encore un moment

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Avec le camion de la CGT qui vendait son coca

manif etudiants 22cet après-midi à Paris 5e, photos Alina Reyes

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Tags, fresques, affiches à la fac de Tolbiac, après évacuation et avant effaçage

La dernière fois que j’y suis passée, c’était juste après l’évacuation, le secteur était bouclé, la police empêchait d’approcher, j’avais seulement pu faire quelques photos de loin. Maintenant la fac est toujours fermée, mais les abords en sont libres. Je ne suis pas passée par-dessus les grilles comme je l’avais fait dans les premiers jours de la « Commune libre de Tolbiac » (pour aller animer un atelier d’écriture) mais j’ai bien fait le tour et j’ai photographié tout ce que j’ai pu voir (quoique les gardiens aient gentiment essayé de me faire croire que c’était interdit). Voici donc les images, des témoignages, des traces de ce qui fut – comme des archives du futur. Ce serait bien si les plus belles des fresques pouvaient ne pas être effacées.

 

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En face, de l’autre côté de la rue de Tolbiac, l’École supérieure de journalisme et les tours d’habitation. J’ai aussi une formation de journaliste, c’est en partie pourquoi j’aime bien aller voir ce qui se passe !

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tolbiac 18aujourd’hui à Paris 13e, photos Alina Reyes

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Femme noire. Hommage à Naomi Musenga

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Je dédie cette note à Naomi Musenga, à laquelle je pense nuit et jour depuis que j’ai appris sa mort, depuis que j’ai compris que le racisme l’a tuée, depuis que je vois que le racisme ordinaire continue à l’assassiner en refusant de reconnaître qu’il l’a assassinée.

Je dédie cette note à Naomi Musenga et à sa famille, bafouée par l’hôpital après son décès.

Je dédie cette note à l’esprit plein de vie de Naomi Musenga, qu’on a fait taire, et à son corps splendide, qu’on a immobilisé puis laissé pourrir, en totale barbarie.

Nous sommes un seul poète, et les vers de Léopold Sédar Senghor sont aussi les miens, pour Naomi Musenga et pour toutes les femmes noires, femmes royales dont j’admire le courage, la noblesse, la vitalité, la beauté, la joie, l’amour, et que j’aime.

 

Je suis allée écouter parler Giorgio Agamben. Du vocatif, de la voix, de la langue, de politique

agambenGiorgio Agamben, en veste et pull sombres, cet après-midi à l’école supérieure de chimie, de 14 heures à 18 heures passées, photo Alina Reyes

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Ce qui se passe autour de quelqu’un qui est invité à parler peut être aussi intéressant, d’une façon ou d’une autre, que le discours tenu. En l’occurrence, écouter parler Giorgio Agamben fut évidemment un bonheur, je vais y revenir. Mais voyons un peu ce qui s’est passé autour.

La conférence, organisée par l’École Pratique des Hautes Études à l’occasion de son cent cinquantenaire, devait se tenir à la Sorbonne, en ce 4 mai – hasard du calendrier, comme on dit, date de la commémoration officielle (ça ne manque pas de sel) de Mai 68. Mais la Sorbonne, redoutant un blocage des lieux par des étudiants, a renoncé à la recevoir. Elle a finalement été accueillie par l’École nationale supérieure de chimie, non loin de là, chez Marie et Pierre Curie. En y allant à pied, j’ai dû faire un détour, ne pouvant emprunter la rue d’Ulm barrée par la police en raison de l’occupation de l’ENS par quelques étudiants qui ont tagué les vénérables locaux et jusqu’au monument aux morts de l’école pour protester contre la sélection (ce qui ne manque pas de sel non plus, les élèves de l’ENS étant le produit d’une hypersélection, comme certains profs agrégés et/ou qui en sortent et qui protestent aussi, ailleurs, contre la sélection sans laquelle ils ne seraient pourtant rien). Ce soir il semble que l’occupation de l’ENS ait pris fin, et qu’il ne reste plus qu’à nettoyer les dégâts, comme d’habitude (le prolétariat est là pour ça) avant de pouvoir reprendre les cours.

Quand je suis arrivée, l’amphi était déjà presque plein, et je me suis installée dans ses hauteurs, regardant Agamben, là en bas derrière la table, avec appétit. Après la présentation, il a commencé à parler, d’une voix douce, ferme, avec un accent italien. La voix, justement, était l’objet de sa grande leçon. Une heure durant, il a parlé de « la voix comme problème philosophique », et je prenais des notes dans mon cahier avec un intérêt d’autant plus vif que j’avais souvent des objections à faire – en tout cas, c’était très stimulant. Il s’est d’abord penché sur le vocatif, ce cas grammatical qui sert à appeler, en convoquant Diogène Laërce, les Stoïciens, Aristote, Moby Dick (« Call me Ismael »), Rimbaud (« Ô saisons ! ô châteaux ! »), Benveniste… Contrairement aux autres parties du discours, a-t-il fait remarquer, le vocatif ne se limite pas à dire quelque chose, il appelle. C’est un cas proche du nominatif, qui nomme, et d’où tombent les autres cas, d’après les Stoïciens. Pour les linguistes modernes ce n’est pas un cas, certains le considèrent même comme hors langue. Par lui, a dit Agamben, la langue pourrait chercher à saisir quelque chose qui l’excède. Il n’est pas un lexème, sinon le dictionnaire pourrait être considéré comme une longue suite de vocatifs – ce qu’il est peut-être pour les poètes, a-t-il dit. N’est-ce pas beau ?

Ensuite il a parlé de la voix, selon Aristote élément du processus de la langue, du discours, avec les affections de l’âme, les lettres et les choses. La voix contenant les choses comme une matière. Les animaux ont des voix mais aucune n’implique la lettre, a-t-il dit (mais la voix humaine l’implique-t-elle nécessairement ? avais-je envie de demander) : ce qui rend intelligible la voix c’est la lettre (affirmation qui me paraissait tout aussi digne de nuances). Il a rappelé que Derrida donnait primat à la voix sur la lettre (chose encore une fois très discutable à mon sens).

Enfin il a rappelé le dernier cours de Benveniste au Collège de France. L’écriture a permis à la langue de se constituer. Ce déplacement, « acte fondateur » selon le linguiste, fut aussi dans son optique la révolution la plus profonde que l’humanité ait connue depuis celle du feu. La langue se constituant comme interprétant de tous les autres systèmes – le système primaire de l’oreille étant réveillé par les systèmes de la main et de l’œil. Agamben a évoqué la naissance de la phonétique au dix-neuvième siècle, puis celle de la phonologie. Considéré que la voix et le langage sont aussi hétérogènes que la nature et la culture, l’histoire ; le langage est une construction historique, grammaticale, ne pouvant exister sans un acte qui l’incarne, la parole. Le sujet de la langue, l’homme, est aussi divisé que sa langue et son histoire. Il a conclu en disant que ce problème était essentiellement politique, déterminant ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, et ouvert d’un mot sur une autre problématique, celle de la bioéthique.

Pendant ce temps, tout en l’écoutant attentivement, je regardais, de l’autre côté de l’amphi, en haut, en face de moi, un petit vieux singulier, maigre, voûté, chauve, enveloppé d’un imperméable beige, qui avait posé son chapeau à quelques mètres de lui sur le rebord et se débattait avec quelques feuilles où il notait de temps en temps quelque chose, le reste du temps remuant ou s’affaissant comme désarticulé. À moment donné, il a fait tomber ses feuilles en bas de l’amphi, il s’est alors déplacé cahin-caha en se tenant aux rebords, il a disparu et il est réapparu avec, les ayant récupérées. Nous le reverrons avant la fin de cette note.

Après Agamben, plusieurs intervenants ont parlé à leur tour sur des sujets en lien avec l’œuvre du philosophe italien. Je ne vais pas résumer chacune de leurs interventions, je me contenterai de dire que j’ai été spécialement agacée par celle d’une sorte de blanc-bec dont j’ignore le nom mais qui est sûrement quelqu’un de tout à fait diplômé et reconnu, un type entre deux âges déjà vieux beau mais d’une beauté à la facho, tirée à quatre épingles – tout le contraire du petit vieux. Son sujet c’était « Le ton apocalyptique », mais au lieu de parler de religion il a tenu un discours carrément religieux, ressassant la langue de bois des « rédemption » et autre « salut » comme s’il s’agissait de réalités scientifiques, et de façon aussi prétentieuse que vaine. Je me suis abstenue d’applaudir quand, enfin, il a terminé. Mais j’ai été très intéressée par l’intervention d’un spécialiste de l’islam sur les différents temps du messianisme dans l’islam chiite, et comment certains penseurs avaient pu passer de la catastrophe politique qu’est un messianisme historique à celle d’un messianisme en esprit, non inscrit dans le temps mais dans l’instant, rejoignant ainsi les visions de soufis sunnites tels Rûmî ou Ibn Arabî.

La dernière intervention, davantage axée sur le sens politique de l’œuvre d’Agamben, fut malheureusement perturbée par le comportement indigne du deuxième conférencier, celui qui m’avait déjà agacée avec sa langue de bois catho. Une heure durant, le gars, toujours assis à la table avec les autres conférenciers, a échangé des textos avec quelqu’un qui était dans la salle, et que je voyais très bien depuis ma place – un vieux avec le journal La Croix bien en évidence devant lui. Pendant que leur collègue parlait, avec une grossièreté inouïe, ils n’ont pas arrêté de communiquer par sms, riant silencieusement mais bien visiblement de leurs échanges. J’essayais de les ignorer, mais devoir voir cela perturbait autant l’écoute que s’ils avaient parlé à voix haute dans leur téléphone. Comme me l’a dit un jeune homme à qui j’ai raconté la scène, faire ça, c’est vraiment sale.

Grâce aux questions du dernier intervenant, Agamben a pu préciser sa position politique qui, plutôt qu’un pouvoir constituant, cherche la puissance destituante. « Il y en a marre, a-t-il dit, de la violence pour remplacer un système par un système pire. On est face à des gouvernements qui cherchent à rendre impossible l’action. Cela veut dire que l’on doit penser autrement l’action, et non pas retomber indéfiniment dans la même stratégie de conflit et de lutte. » Agamben pense par exemple à des formes de résistance comme celle de Bartleby dans la nouvelle de Melville, ce personnage qui se contente de dire, quand on lui demande de faire quelque chose : « je préfère pas », et ne la fait pas. Je cherche quelque chose de totalement hétérogène, a-t-il ajouté – et j’étais là entièrement d’accord avec lui – d’autant plus après avoir écouté l’autre jour Frédéric Lordon dire tranquillement aux étudiants bloqueurs de Tolbiac que la révolution que lui et eux appelaient de leurs vœux entraînerait forcément une violence suivie d’une dictature (entendre cela et entendre applaudir ceux qui entendent cela est assez glaçant).

Pour terminer, la parole a été donnée pour quelques minutes au public. Alors j’ai vu que le petit vieux était descendu dans l’amphi, qu’il se trouvait non loin de l’estrade, et qu’il apostrophait Agamben avec un accent italien, en évoquant la physique contemporaine et la possibilité de « s’évader du futur » (au sens, m’a-t-il semblé, des lendemains promis comme chantants). Giorgio Agamben l’écoutait visiblement content et lui a dit qu’il était tout à fait d’accord avec lui. Ensuite c’est un costaud africain qui a pris la parole, lui aussi doté d’un style intéressant, large pantalon de toile claire et bonnet foncé, lui aussi avec un accent (africain), pour lui parler des jésuites de Rome qu’il semblait connaître et lui demander ce qu’ils lui disaient, à lui, Agamben. « Ils ne me disent rien, parce que je ne leur parle pas », a-t-il répondu. Et ce fut le mot de la fin.

Voir aussi : ma note à partir du livre d’Agamben Ce qu’il reste d’Auschwitz

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(en vignette, une page de mon carnet remplie de nombres premiers pendant la conférence)

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