Je suis allée écouter parler Giorgio Agamben. Du vocatif, de la voix, de la langue, de politique

agambenGiorgio Agamben, en veste et pull sombres, cet après-midi à l’école supérieure de chimie, de 14 heures à 18 heures passées, photo Alina Reyes

*

Ce qui se passe autour de quelqu’un qui est invité à parler peut être aussi intéressant, d’une façon ou d’une autre, que le discours tenu. En l’occurrence, écouter parler Giorgio Agamben fut évidemment un bonheur, je vais y revenir. Mais voyons un peu ce qui s’est passé autour.

La conférence, organisée par l’École Pratique des Hautes Études à l’occasion de son cent cinquantenaire, devait se tenir à la Sorbonne, en ce 4 mai – hasard du calendrier, comme on dit, date de la commémoration officielle (ça ne manque pas de sel) de Mai 68. Mais la Sorbonne, redoutant un blocage des lieux par des étudiants, a renoncé à la recevoir. Elle a finalement été accueillie par l’École nationale supérieure de chimie, non loin de là, chez Marie et Pierre Curie. En y allant à pied, j’ai dû faire un détour, ne pouvant emprunter la rue d’Ulm barrée par la police en raison de l’occupation de l’ENS par quelques étudiants qui ont tagué les vénérables locaux et jusqu’au monument aux morts de l’école pour protester contre la sélection (ce qui ne manque pas de sel non plus, les élèves de l’ENS étant le produit d’une hypersélection, comme certains profs agrégés et/ou qui en sortent et qui protestent aussi, ailleurs, contre la sélection sans laquelle ils ne seraient pourtant rien). Ce soir il semble que l’occupation de l’ENS ait pris fin, et qu’il ne reste plus qu’à nettoyer les dégâts, comme d’habitude (le prolétariat est là pour ça) avant de pouvoir reprendre les cours.

Quand je suis arrivée, l’amphi était déjà presque plein, et je me suis installée dans ses hauteurs, regardant Agamben, là en bas derrière la table, avec appétit. Après la présentation, il a commencé à parler, d’une voix douce, ferme, avec un accent italien. La voix, justement, était l’objet de sa grande leçon. Une heure durant, il a parlé de « la voix comme problème philosophique », et je prenais des notes dans mon cahier avec un intérêt d’autant plus vif que j’avais souvent des objections à faire – en tout cas, c’était très stimulant. Il s’est d’abord penché sur le vocatif, ce cas grammatical qui sert à appeler, en convoquant Diogène Laërce, les Stoïciens, Aristote, Moby Dick (« Call me Ismael »), Rimbaud (« Ô saisons ! ô châteaux ! »), Benveniste… Contrairement aux autres parties du discours, a-t-il fait remarquer, le vocatif ne se limite pas à dire quelque chose, il appelle. C’est un cas proche du nominatif, qui nomme, et d’où tombent les autres cas, d’après les Stoïciens. Pour les linguistes modernes ce n’est pas un cas, certains le considèrent même comme hors langue. Par lui, a dit Agamben, la langue pourrait chercher à saisir quelque chose qui l’excède. Il n’est pas un lexème, sinon le dictionnaire pourrait être considéré comme une longue suite de vocatifs – ce qu’il est peut-être pour les poètes, a-t-il dit. N’est-ce pas beau ?

Ensuite il a parlé de la voix, selon Aristote élément du processus de la langue, du discours, avec les affections de l’âme, les lettres et les choses. La voix contenant les choses comme une matière. Les animaux ont des voix mais aucune n’implique la lettre, a-t-il dit (mais la voix humaine l’implique-t-elle nécessairement ? avais-je envie de demander) : ce qui rend intelligible la voix c’est la lettre (affirmation qui me paraissait tout aussi digne de nuances). Il a rappelé que Derrida donnait primat à la voix sur la lettre (chose encore une fois très discutable à mon sens).

Enfin il a rappelé le dernier cours de Benveniste au Collège de France. L’écriture a permis à la langue de se constituer. Ce déplacement, « acte fondateur » selon le linguiste, fut aussi dans son optique la révolution la plus profonde que l’humanité ait connue depuis celle du feu. La langue se constituant comme interprétant de tous les autres systèmes – le système primaire de l’oreille étant réveillé par les systèmes de la main et de l’œil. Agamben a évoqué la naissance de la phonétique au dix-neuvième siècle, puis celle de la phonologie. Considéré que la voix et le langage sont aussi hétérogènes que la nature et la culture, l’histoire ; le langage est une construction historique, grammaticale, ne pouvant exister sans un acte qui l’incarne, la parole. Le sujet de la langue, l’homme, est aussi divisé que sa langue et son histoire. Il a conclu en disant que ce problème était essentiellement politique, déterminant ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, et ouvert d’un mot sur une autre problématique, celle de la bioéthique.

Pendant ce temps, tout en l’écoutant attentivement, je regardais, de l’autre côté de l’amphi, en haut, en face de moi, un petit vieux singulier, maigre, voûté, chauve, enveloppé d’un imperméable beige, qui avait posé son chapeau à quelques mètres de lui sur le rebord et se débattait avec quelques feuilles où il notait de temps en temps quelque chose, le reste du temps remuant ou s’affaissant comme désarticulé. À moment donné, il a fait tomber ses feuilles en bas de l’amphi, il s’est alors déplacé cahin-caha en se tenant aux rebords, il a disparu et il est réapparu avec, les ayant récupérées. Nous le reverrons avant la fin de cette note.

Après Agamben, plusieurs intervenants ont parlé à leur tour sur des sujets en lien avec l’œuvre du philosophe italien. Je ne vais pas résumer chacune de leurs interventions, je me contenterai de dire que j’ai été spécialement agacée par celle d’une sorte de blanc-bec dont j’ignore le nom mais qui est sûrement quelqu’un de tout à fait diplômé et reconnu, un type entre deux âges déjà vieux beau mais d’une beauté à la facho, tirée à quatre épingles – tout le contraire du petit vieux. Son sujet c’était « Le ton apocalyptique », mais au lieu de parler de religion il a tenu un discours carrément religieux, ressassant la langue de bois des « rédemption » et autre « salut » comme s’il s’agissait de réalités scientifiques, et de façon aussi prétentieuse que vaine. Je me suis abstenue d’applaudir quand, enfin, il a terminé. Mais j’ai été très intéressée par l’intervention d’un spécialiste de l’islam sur les différents temps du messianisme dans l’islam chiite, et comment certains penseurs avaient pu passer de la catastrophe politique qu’est un messianisme historique à celle d’un messianisme en esprit, non inscrit dans le temps mais dans l’instant, rejoignant ainsi les visions de soufis sunnites tels Rûmî ou Ibn Arabî.

La dernière intervention, davantage axée sur le sens politique de l’œuvre d’Agamben, fut malheureusement perturbée par le comportement indigne du deuxième conférencier, celui qui m’avait déjà agacée avec sa langue de bois catho. Une heure durant, le gars, toujours assis à la table avec les autres conférenciers, a échangé des textos avec quelqu’un qui était dans la salle, et que je voyais très bien depuis ma place – un vieux avec le journal La Croix bien en évidence devant lui. Pendant que leur collègue parlait, avec une grossièreté inouïe, ils n’ont pas arrêté de communiquer par sms, riant silencieusement mais bien visiblement de leurs échanges. J’essayais de les ignorer, mais devoir voir cela perturbait autant l’écoute que s’ils avaient parlé à voix haute dans leur téléphone. Comme me l’a dit un jeune homme à qui j’ai raconté la scène, faire ça, c’est vraiment sale.

Grâce aux questions du dernier intervenant, Agamben a pu préciser sa position politique qui, plutôt qu’un pouvoir constituant, cherche la puissance destituante. « Il y en a marre, a-t-il dit, de la violence pour remplacer un système par un système pire. On est face à des gouvernements qui cherchent à rendre impossible l’action. Cela veut dire que l’on doit penser autrement l’action, et non pas retomber indéfiniment dans la même stratégie de conflit et de lutte. » Agamben pense par exemple à des formes de résistance comme celle de Bartleby dans la nouvelle de Melville, ce personnage qui se contente de dire, quand on lui demande de faire quelque chose : « je préfère pas », et ne la fait pas. Je cherche quelque chose de totalement hétérogène, a-t-il ajouté – et j’étais là entièrement d’accord avec lui – d’autant plus après avoir écouté l’autre jour Frédéric Lordon dire tranquillement aux étudiants bloqueurs de Tolbiac que la révolution que lui et eux appelaient de leurs vœux entraînerait forcément une violence suivie d’une dictature (entendre cela et entendre applaudir ceux qui entendent cela est assez glaçant).

Pour terminer, la parole a été donnée pour quelques minutes au public. Alors j’ai vu que le petit vieux était descendu dans l’amphi, qu’il se trouvait non loin de l’estrade, et qu’il apostrophait Agamben avec un accent italien, en évoquant la physique contemporaine et la possibilité de « s’évader du futur » (au sens, m’a-t-il semblé, des lendemains promis comme chantants). Giorgio Agamben l’écoutait visiblement content et lui a dit qu’il était tout à fait d’accord avec lui. Ensuite c’est un costaud africain qui a pris la parole, lui aussi doté d’un style intéressant, large pantalon de toile claire et bonnet foncé, lui aussi avec un accent (africain), pour lui parler des jésuites de Rome qu’il semblait connaître et lui demander ce qu’ils lui disaient, à lui, Agamben. « Ils ne me disent rien, parce que je ne leur parle pas », a-t-il répondu. Et ce fut le mot de la fin.

Voir aussi : ma note à partir du livre d’Agamben Ce qu’il reste d’Auschwitz

*

(en vignette, une page de mon carnet remplie de nombres premiers pendant la conférence)

*

La révolution sans pantalons

tag censier 1

tag censier 2

tag censier 3tags à la fac occupée Censier, ces jours-ci

*

Que des enfants de bourgeois aient l’envie de se donner l’illusion de sortir au moins un temps de leur condition, quoi de plus macron, au fond ? Que des étudiants aient envie de jouer à la révolution, quoi de plus conforme à la tradition ? L’ordre des choses est respecté, les médias y font leur beurre, les syndicats et les politicards s’y frottent les mains, tout va bien.

Tout va très bien, madame la marquise, mélodie d’amour chante le cœur d’Emmanuel épelliculé par Trump le clown. Mélenchon rime ouvertement avec bidonnons, son Le Média et Reporterre inventent un quasi-mort dans une énorme flaque de sang caché tout à la fois par la police, l’hôpital et les balayeurs de Paris, sans compter les voisins, tous complotistes aussi. Des universitaires parfois à visage découvert, plus souvent masqués comme des camions volés (c’est qu’ils ont une position dans la société, ils ne vont pas clamer leurs opinions autrement qu’anonymisés, planqués derrière leurs écrans !), fustigeurs du mensonge général, adeptes de Debord et autres grands noms, propagent et repropagent la fake news étayée sur du néant, dans leur avidité à se ranger avec les étudiants occupeurs de facs, se vautrant dans leur puérilité retrouvée, si tant est qu’ils l’aient jamais perdue, fricotant mentalement avec ces petits jeunes (encore un retour de tradition de l’Éducation sexuelle nationale à la fois soixante-huitarde et trogneux-macronienne), s’accordant plus de promiscuité en allant distribuer leur bonne parole dans des amphis occupés comme des curés entraînant leurs plus jeunes ouailles dans les sacristies, eux qui ont franchi toutes les sélections possibles (et indispensables), qui ont passé tous leurs examens, qui sont casés et appointés par leur ennemi imaginaire et n’ont rien à foutre des étudiants empêchés par leurs soins empressés de passer à leur tour les examens qui devraient les libérer des profs abusifs.

Ainsi tourne le cercle vicieux, avec en son centre des jeunes infantilisés par tout le système pédagogique, comme je l’ai plus d’une fois dénoncé ici, en stagiaire à l’Espé et en néoprof, des jeunes plus qu’inquiets du monde qui leur est légué, comme révélé lors de l’atelier d’écriture que j’ai animé à Tolbiac occupée, des jeunes qui voudraient se débarrasser du poids écrasant des générations précédentes et de leur idéologie, comme l’indiquent des tags agressifs envers mai 68 dans les facs occupées, des jeunes, bloqueurs ou bloqués, une fois de plus instrumentalisés, récupérés, piétinés d’une façon ou d’une autre, empêchés de voir que ce qui les entrave n’est pas Parcours Sup, tout défectueux qu’il soit, mais le fait qu’ils reçoivent un enseignement très médiocre, de plus en plus dégradé, tout au long de leur scolarité, qui les destine à vivre dans l’état et les mentalités d’un pays arriéré.

street art tolbiac 1bravo aux artistes qui ont su égayer un peu cette fac Censier sinistre

street art tolbiac 2

street art tolbiac 3

tag tolbiac 1

tag tolbiac 2street art et tags à la fac Censier évacuée, hier. Photos Alina Reyes

*

Simone de Beauvoir, abus et servitudes

cet après-midi rue Mouffetard à Paris 5e, photo Alina Reyes

cet après-midi rue Mouffetard à Paris 5e, photo Alina Reyes

« Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il le dire plus grossièrement, de la rabattre sur Sartre. » « J’étais entrée dans un monde de relations complexes qui entraînaient des imbroglios lamentables, des calculs minables, de constants mensonges entre lesquels ils veillaient attentivement à ne pas s’embrouiller. (…) Leur perversité était soigneusement cachée sous les dehors bonasses de Sartre et les apparences de sérieux et d’austérité du Castor. En fait, ils rejouaient avec vulgarité le modèle littéraire des Liaisons dangereuses », écrit Bianca Lamblin dans ses Mémoires d’une jeune fille dérangée.Ajoutant à propos de la biographe de Simone de Beauvoir que cette dernière « s’était arrangée pour que Deirdre Beir n’entre pas en contact avec moi, de façon à demeurer la seule source d’information sur notre histoire commune. »

 
Simone de Beauvoir fut exclue de l’Éducation nationale en 1943 après une plainte pour détournement de mineure portée par la mère de l’une de ses victimes, qui estimait aussi que Beauvoir servait de rabatteuse de « chair fraîche » pour Sartre. (Après quoi Sartre lui trouva un emploi de chroniqueuse à Radio Vichy – « il fallait bien vivre », commente-t-elle seulement dans ses Mémoires). Il est reconnu, d’après ce qu’elle-même et d’autres en témoignent, que Beauvoir s’est soumise aux conditions de Sartre quant à leur vie de couple – et qu’intellectuellement et politiquement, elle s’est soumise aussi à ses idées, le suivant docilement au cours des années. Cette piètre écrivaine, femme et romancière froide, qui n’aimait pas les enfants, qui n’aimait pas les animaux, qui ne touchait pas au produits laitiers, qui croyait à une séparation radicale entre l’humain et le naturel, a développé dans Le Deuxième sexe une vision d’épouvante du corps féminin, de la grossesse, de l’enfantement, de la maternité… Son féminisme, seul domaine de pensée qui lui fut propre (et non un suivisme de Sartre) exprime et véhicule en vérité une haine et un mépris des femmes qui s’illustre également dans son existence, semée des multiples viols mentaux imposés à des jeunes filles et jeunes femmes dont elle fit des jouets sexuels pour elle et pour Sartre – sans jamais assumer sa bisexualité, contrairement à d’autres auteurs, la niant toujours). Tant d’aliénation pour une chantre de la libération des femmes est d’un effet d’autant plus répugnant que l’imposture demeure assez rarement admise. Sans doute faut-il attribuer à cette imposture originelle les errements de certains féminismes, et surtout l’échec de ce féminisme, manifeste dans la position réactionnaire, l’aliénation au patriarcat qui s’est révélé chez tant de celles qui s’en réclament, tant de célébrités françaises qui se sont opposées au mouvement MeToo en allant jusqu’à défendre les agresseurs sexuels et le « droit » des femmes d’être « importunées » (touchées dans le métro etc) par les hommes.

 
« Ce livre dévoile les réseaux de mensonge et de duplicité qui permettaient à Sartre et à Simone de Beauvoir, à la fin des années 1930, de mener des liaisons triangulaires avec leurs élèves. (…) Le livre est plein de dignité » écrit à propos du livre de Bianca Lamblin Philippe Lejeune, dans Pour l’autobiographie. Chroniques. Michel Onfray, dans Les consciences réfractaires : contre-histoire de la philosophie, y revient aussi : « Les Mémoires d’une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin révèlent les rouages de cette machine sartrienne à objectiver les victimes sexuelles du couple (…) La publication des lettres en 1990 montre l’envers du décor : une Simone de Beauvoir méchante, envieuse, manipulatrice, calculatrice, intrigante, mesquine, hypocrite, menteuse. (…) À la rentrée scolaire 1937, Bianca Lamblin a seize ans ; Beauvoir vingt-neuf ; Sartre, trente-deux. Beauvoir porte de fausses nattes et de petits cols blancs qui, dans la chambre, se révèlent des plastrons postiches. Elle fait cours pour les meilleures élèves et montre un mépris cinglant pour les autres. (…) Beauvoir entretient des relations sexuelles avec sa jeune élève, puis elle l’envoie dans les bras de Sartre – la jeune fille a dix-sept ans, Sartre trente-trois. (…) Sartre conduit sa jeune victime dans un hôtel où il lui dit : « La femme de chambre de l’hôtel va être bien étonnée, car hier j’ai déjà pris la virginité d’une jeune fille. » (…) Lorsque Sartre rompt avec Bianca, qui est juive, nous sommes en 1940, dans la France de Vichy qui, nul ne l’ignore, déporte les juifs dans les camps de la mort. Beauvoir écrit de la jeune victime qu’elle « hésite entre le camp de concentration et le suicide (…) Je me suis réjouie de votre rupture. » (…) Bianca Lamblin découvre, lors de la parution de la correspondance, que Beauvoir recourt aux poncifs antisémites pour parler d’elle. (…) Ce couple prétendument libre fut un assemblage machiste d’un Sartre douloureusement subi par Simone de Beauvoir. »

 
Dans La fin de l’intellectuel français ? De Zola à Houellebecq, Shlomo Sand raconte que, après que Bianca, née Bienenfeld, a été obligée de se réfugier en « zone libre », d’aller se cacher dans le Vercors, « les deux mandarins ne prêtèrent aucune attention à leur ex-petite amante pendant les quatre années d’Occupation : pas le moindre message, le moindre télégramme, le moindre appel téléphonique ne parvint à celle qui avait dû s’enfuir, à cause de son origine. Lorsque le couple s’est rendu en vacances dans le sud, pendant des congés scolaires, il n’a pas cherché non plus à s’enquérir de sa situation. Les discussions ardentes dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés, sur l’authenticité et l’existentialisme, ne leur ont pas laissé le temps de manifester de l’intérêt pour le danger existentiel vécu par l’amante abandonnée et persécutée, et dont le grand-père et la tante ont été assassinés dans les camps. (…) Le fait que l’intellectuelle qui avait signé un texte attestant qu’elle était « aryenne » ait agi de façon si désinvolte et inhumaine envers son ancienne amante qui, contrairement à elle, ne pouvait pas se déclarer de race pure, fit définitivement voler en éclats le reliquat d’estime intellectuelle et morale que j’avais longtemps conservé pour mes héros parisiens »

 

Quant à Bernard-Henri Lévy, c’est avec une vulgarité et un mépris misérables qu’il écrit dans Le siècle de Sartre : « Sartre baise avec Bianca mais c’est avec le Castor qu’il jouit. » (Il veut parler de leurs échanges épistolaires. Car en réalité, comme le dit Bianca Lamblin, Sartre faisait difficilement, et très mal, avec beaucoup de mépris, l’amour. Et comme le dit Simone de Beauvoir, il était frigide – et c’est avec Nelson Algren qu’elle découvrit (à trente-neuf ans !) le plaisir. Ce que Claudine Monteil résume ainsi dans son hagiographie du couple Les amants de la liberté : « La seule pénétration que Jean-Paul Sartre aimait était sans doute celle de ses idées ») Puis BHL raconte qu’un jour leur jeune amante leur annonce à tous deux qu’elle est enceinte ; toujours vulgaire et méprisant mais cette fois juste, il commente l’épisode ainsi : « c’est, pour l’un comme pour l’autre [Sartre et Beauvoir], la chose la plus répugnante, et, sans doute aussi, la plus comique qui puisse arriver à un corps de femme.» L’une des amantes de Beauvoir se suicida, je ne sais si BHL en parle (je ne m’infligerai pas de lire tout son livre) et s’en amuse aussi.

Hommes ou femmes, les imposteurs, manipulateurs pleins de leur sentiment de supériorité, s’entendent. Ce qui les anime n’est ni la défense des femmes ni celle des opprimés de toute sorte, mais celle de leur propre classe et de ses privilèges. De leur ego. C’est toujours vrai, cela se passe tous les jours, partout.

*

De l’enfant sauvage à Alphonse Dupront en passant par Bernanos, Dada et le street art

L’histoire est un dada libérateur, tant qu’il s’agit d’autre chose que de listes de régimes politiques, de grands hommes ou parfois grandes femmes souvent prétendu.e.s tel.le.s à tort, et autres classifications temporelles et spatiales figées. Je suis allée écouter hier matin au Centre Alexandre Koyré Jean-Luc Chappey parler de ses recherches sur l’enfant sauvage de l’Aveyron, Victor, popularisé notamment par le film de Truffaut. Pourquoi ce cas fut-il l’objet des attentions de toute la presse et du monde scientifique de l’époque, alors qu’en cette période postrévolutionnaire les cas d’enfants abandonnés, « sauvages » c’est-à-dire vivant dans les forêts aux marges des villages en grappillant ici et là de quoi subsister, étaient fort nombreux ? L’historien montre comment l’incertitude politique entourant le coup d’état favorisa l’engouement pour cette figure, à laquelle pouvait se rattacher le désir de « régénérer » l’homme – puis comment, quelques années plus tard, à la fin  de la première décennie du 19e siècle, plus personne ne s’y intéressa. Ce cas d’histoire met en évidence l’échec des idéologies, notamment médicales et pédagogiques, et révèle de multiples enjeux : en particulier le passage de la question posée d’une distinction entre animal et humain à celle, après la révolution, d’une distinction à établir entre citoyen et non-citoyen.

jl chappeyLe livre de Jean-Luc Chappey s’intitule Sauvagerie et civilisation et il est paru chez Fayard en 2017.

À l’aller et au retour, j’ai photographié encore d’autres œuvres de street art, dont le 13e arrondissement est un vivier inépuisable. Ce mouvement artistique, souvent perçu comme vandalisme par les esprits conservateurs, en faisant sortir l’art des musées et du marché de l’art (quoiqu’il y retourne parfois, de nouveaux artistes apparaissent toujours, réitérant la gratuité originelle du geste), précède et accompagne la révolution longue et pacifique que beaucoup accomplissent, sous différentes formes et dans différents domaines, et que beaucoup ne voient pas.

L’après-midi, de nouveau j’ai arpenté la ville et je suis allée chercher un livre que j’avais réservé en bibliothèque après avoir écouté des conférences en ligne sur cet historien, Alphonse Dupront, auteur à la langue baroque enchanteresse et réjouissante qui développe une vision de l’histoire très singulière, à partir de ses forces souterraines. C’est précisément ce que je travaille à faire dans ma thèse de littérature (mêlée d’anthropologie et d’histoire, entre autres), et l’on pourra comprendre, après lecture des extraits suivants, pourquoi j’ai donné il y a quelques jours à quelques étudiants de Tolbiac occupée un sujet d’écriture à partir de ce début de phrase d’Artaud : « Enfin la terre s’ouvrit et », pourquoi aussi j’ai songé à la révolution en écoutant parler de Dada et pourquoi j’avais donné, en pleine Nuit Debout, à lire ou relire des passages des Grands cimetières sous la lune de Bernanos. Mais voici donc Dupront :

dupront« Il est un absurde courtelinesque ou kafkaïen, celui où nos sociétés modernes, effrénées de réglementation et donc de mépris de l’homme, s’acharnent à paralyser, à tarauder ou détruire les puissances de la vie. Absurde qui, malgré le poids écrasant des passivités ambiantes et cet inexpugnable, si lumineusement stigmatisé par le Bernanos des Grands Cimetières sous la Lune, où la médiocrité cristallise jalousies de son pouvoir et sa jouissance inquiète jusqu’à férocement, par tous moyens, s’en faire une citadelle, témoigne cependant, quand la lucidité l’éclaire et que la dénonciation survient, d’une énergie vitale qui se refuse à s’éteindre. Le scandale de la déraison libère ici l’irrationnel, cette force souterraine qui est puissance d’exister et d’accomplir.

(…)

À l’absurde imposé, mécanisé, répond aujourd’hui la violence. En l’absurde jaillissant hors toutes prévisions et raisons, comme une pulsion de dépense vitale et donc recherche de plénitude et d’accomplissement, se découvrent au contraire jusque dans leur surgie turbulente les forces enfouies de l’âme profonde, et, dans ce jaillissement, l’aveu de ce qui a besoin d’être.

(…)

Restait à définir les approches de ce monde souterrain. L’appréhension saine de l’absurde fait éclater les liaisons mentales de notre univers quotidien, et il n’est rien tel que l’insensé pour contraindre à l’exploration du sens. À condition de nous délivrer de cette suffisance réductrice qui, parce que nous ne comprenons pas, ou assimile ou condamne. Ni reconnaissance ni pénétration de l’extraordinaire ne peuvent se poursuivre selon les voies communes. À l’encontre des apparences, l’absurde est voie de l’extraordinaire, en ceci qu’il est signe. (…) D’où l’approche d’un extraordinaire, par la reconnaissance des signes, la lecture de leurs cohérences associatives, la lente prise de conscience d’un monde des profondeurs, qui, à tel moment de l’histoire, éclate en surgies abruptes, puis lentement usé s’enfouit, pour renaître ici ou là, sous une forme ou sous une autre, et imposer, fatal, nourricier, confortant d’espérance, l’ « au-delà ».

(…)

Dans l’avalanche de mots magiques dont s’enivre de plus en plus notre culture à vide, l’un d’entre eux est en train de prendre poids et force. Il s’agit de l’environnement. Mais qui dit environnement implique et exige tout l’humus fécondant des traditions millénaires, celles justement que par un vertige d’adultes immatures nous sommes en train de détruire. Il est temps de sortir de cet état suicidaire et de nous retourner créativement sur nous-mêmes, à peine d’être bientôt colonisables à merci. »

Alphonse Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages, Images et langages, 1958-1986

tag 1

tag 2

collectif aorte 1

collectif aorte 2

tags

le Centre Alexandre Koyré

le Centre Alexandre Koyré

A

invader

tiens, Miss Tic a changé de figure

tiens, Miss Tic a changé de figure

street art

mosko

au jardin des Plantes, le grand cerisier est enfin en fleur

au jardin des Plantes, le grand cerisier est enfin en fleur

hier à Paris 13e et 5e, photos Alina Reyes

*

Affaire Kristeva. Aux dupes

Il faut reconnaître à Julia Kristeva une parole de vérité, peut-être la seule qu’elle ait jamais écrite ou prononcée – miracle des phénomènes de révélations, sans doute. Une révélation qui « constitue une atteinte à mon honneur et à ma considération » et « porte tout autant préjudice à mon travail », déclare-t-elle en niant avoir espionné la France pour le compte de la police secrète bulgare, qui a exercé une féroce répression sur son peuple tout en exécutant servilement les basses œuvres du KGB. En effet, cette révélation déshonore gravement cette personne couverte d’honneurs, et décrédibilise complètement son travail, ses textes écrits dans un français défiguré (mais il n’était pas nécessaire d’être au courant de cette trahison pour voir quel charabia s’écrivait là), sans parler de son féminisme mis à mal par une note expliquant qu’elle a fait un mariage intéressé (argent, relations).

Tout en rappelant que la Bulgarie a rendu publique une partie du dossier (purgé et en partie détruit dans les années 90, donc il est impossible de connaître la réelle ampleur et la réelle durée de sa collaboration) comprenant une partie des rapports de Kristeva, et tout en m’interrogeant sur la suite des activités de cette personne après la chute de l’empire soviétique (et sur ce qu’il en est de Sollers dans cette trahison), j’ai une pensée pour les « dupes » dont parle Molière à travers cette tirade de Dom Juan, que je dédie à Frédéric Boyer, des éditions Bayard, au pape Benoît XVI, à Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, aux présidents de la République française qui l’ont promue au rang d’officier puis de commandeur de la Légion d’honneur, et à tant d’autres qui se reconnaîtront s’ils me lisent encore.

*

Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Molière, Dom Juan, acte V, scène 2.

*