Il y a des écrivains qui ont essentiellement travaillé à se faire du réseau, et qui n’ont pu que recracher leur médiocre jus, leur sempiternelle même recette, de livre en livre ; il y a des auteurs qui sont restés salariés toute leur vie pour s’assurer bons revenus et sécurité, et qui n’ont pu que produire des livres pantouflards ; il y a des auteurs qui ont été libres, qui ont payé le prix pour ça, et qui ont écrit des livres à nuls autres pareils.
Regardé le documentaire sur les 6000 feuillets inédits de Céline retrouvés. Terrible histoire, mais quel autre auteur avons-nous eu, depuis ? Quel autre inventeur de langue ? Ou quel inventeur d’univers ? Comme il disait, les autres, ils se copient les uns les autres – ce qui n’a jamais été plus vrai qu’aujourd’hui, où sont aussi pillés les auteurs de manuscrits, et où les produits que sont les livres sont de plus en plus formatés – du prêt-à-porter bas de gamme, fait pour durer une saison.
(Mon humble travail, du moins, n’en copie aucun autre, n’est pas retravaillé par les éditeurs ; mon style est unique, et ma vision, mon audace, sont uniques aussi. Je suis libre, j’ai toujours été libre, je n’aurais pu me rêver meilleur destin d’écrivain.)
Lucette, la femme de Céline, dit que « sa manière de travailler, c’était de se mettre en transe ». Bien sûr, c’est pour ça qu’il incarne tout le vingtième siècle, toutes ses tribulations, et aussi tout son mal. Je l’ai dit l’autre jour, la transe rend l’homme plus grand que lui-même ; Céline a été grand comme l’Europe, jusqu’à incarner dans l’écriture son mal le plus profond, l’antisémitisme, cette maladie dont un variant est l’islamophobie, cette maladie toujours si vivace aujourd’hui.
Céline est un iel, lui aussi, avec son nom d’auteur féminin. L’énorme médiocrité et le mensonge permanent du monde l’ont poussé au crime moral. Je ne le juge pas, c’est son œuvre pleine de vilenie qui juge l’humanité.
Je ne travaille bien qu’en transe moi aussi, et je connais toutes les forces qui traversent alors l’individu, pour lui ordonner de les coucher par écrit. Les coucher. Les mettre à bas, les mauvaises forces, en les écrivant. Et se relever soi-même galvanisé par les forces bonnes, les forces de vie qui sont passées par soi aussi. Laisser celles-là seules s’y installer. Tendre le miroir de leur saleté et de leur bêtise aux sales, aux imbéciles. Et soi, être lumière.
Ça, Céline l’a raté. Il n’en manquait pas, pourtant, de lumière. Il l’a gâchée, c’est son affaire. Heureusement, ce n’est pas son propre sort qui compte, ce qui compte c’est le génie, son génie, qu’il a mis dans son œuvre.
Je regarde les grands maîtres de la littérature, comme lui, et j’essaie de ne pas succomber aux malheurs divers auxquels ils ont succombé, en « suicidés de la société ». Moi la lumière je la garde, je la garde bien.
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