Banalité du mensonge

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Clotho, par Camille Claudel. Cette fileuse emmêlée de son fil n’est-elle pas une figure de la « mère du Poëte » ?)

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Feuilletant Camille Claudel, livre de Reine-Marie Paris (éd. Gallimard), je ne suis pas étonnée d’y trouver une mécompréhension et une incompréhension totales de l’œuvre de l’artiste, mais je ne m’attendais pas à y trouver tant de haine jalouse envers l’artiste. « Dans ma famille, nous n’en parlions pas », a-elle déclaré à un magazine féminin qui lui demandait « Qu’est-ce que cela fait d’être la petite-nièce de Camille Claudel ? » Ajoutant : « la folie était un sujet tabou ». La folie, vraiment ? Ou le fait d’avoir fait enfermer une femme pendant trente ans, alors même que les médecins préconisèrent à plusieurs reprises sa libération, parce qu’elle jetait la honte sur une famille bourgeoise, avec sa vie libre (cf Camille Claudel persécutée) ? Le livre de la petite-nièce prend la suite et le parti de la mère haineuse de Camille, qui fait irrésistiblement penser aux vers de Baudelaire :

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,

Le Poëte apparaît en ce monde ennuyé,

Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes

Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

« Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,

Plutôt que de nourrir cette dérision !

Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères

Où mon ventre a conçu mon expiation ! »

Dans ces pages hypocritement à charge contre la sculptrice de génie, décrite comme « hommasse » (avec photo désavantageuse à l’appui en ouverture du livre et La folle de Géricault en illustration), la bien-comme-il-faut Paris justifie l’internement de l’artiste, insiste et s’en félicite, citant un dossier médical partiel et partial – où ne figure pas notamment la note du médecin qui n’avait même pas été informé par la sainte famille que « Mlle Claudel » avait « réellement » eu une relation avec « M. Rodin », et croyait donc qu’elle fabulait. Oui, il fallait occulter ce scandale, et on voit que ce n’est pas fini.

La passion du mensonge, de la déformation de la vérité, est un mal souvent délibéré, mais peut-être plus souvent encore inconscient, d’où sa banalité. J’y songe en lisant, dans l’intelligente biographie de Marie Curie par sa fille Ève, cette remarque suivant l’attribution de leur prix Nobel :

« Nous touchons ici à l’une des causes essentielles de l’agitation de Pierre et de Marie. La France est le pays où leur valeur a été reconnue en dernier lieu, et il n’a pas fallu moins que la médaille Davy et le prix Nobel pour que l’Université de Paris accordât enfin une chaire de physique à Pierre Curie. Les deux savants en éprouvent de la tristesse. Les récompenses venues de l’étranger soulignent les conditions désolantes dans lesquelles ils ont mené à bien leur découverte, conditions qui ne semblent pas près de changer.

Pierre songe aux postes qui lui ont été refusés depuis quatre ans, et il se fait un point d’honneur de rendre hommage à la seule institution qui ait encouragé et soutenu ses efforts, dans la pauvre mesure de ses moyens : l’École de Physique et de Chimie. »

Suit un extrait d’une conférence prononcée par Pierre Curie à la Sorbonne, au cours de laquelle il rend un hommage appuyé au directeur de l’école, Schutzenberger, « un homme de science éminent » : « Je me rappelle avec reconnaissance qu’il m’a procuré des moyens de travail, alors que j’étais seulement préparateur ; plus tard, il a permis à Mme Curie de venir travailler près de moi, et cette autorisation, à l’époque où elle a été donnée, était une innovation peu ordinaire ». Pourquoi donc a-t-il fallu que l’industrie théâtrale, puis cinématographique, ridiculise avec Les palmes de M.Schutz cet homme qui fut le soutien honnête, précieux et courageux des Curie ? Par facilité, bien sûr. Et pour abêtir le sujet en se groupant avec ceux que le « Poëte » – la Vérité – épouvante.

*

« maintenant encore à Hiroshima »

« En fait, maintenant encore à Hiroshima, quelqu’un, quelque part, parlait constamment, encore et encore, de l’événement du 6 août. Un homme lui dit avoir constaté, alors qu’il soulevait des centaines de cadavres de femmes pour tenter d’identifier son épouse disparue, qu’aucune d’entre elles n’avait de montre au poignet ; un autre lui confia avoir vu une femme qui était morte, allongée devant la station de radiodiffusion, couchée sur le ventre dans une posture telle qu’elle empêchait le feu d’atteindre son bébé ; il entendit également ce récit où, dans une île de la mer Intérieure de Setouchi, l’ensemble des hommes d’un même village ayant été mobilisés pour le service de l’évacuation des bâtiments, toutes les villageoises s’étaient retrouvées veuves, et elles étaient allées protester violemment chez le chef du village. »

Tamiki Hara, Hiroshima, fleurs d’été (traduit du japonais par Karine Chesneau)

« une bien belle paire de bottes »

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Un prince Disney en version réaliste, par Jirka Väätainen (d’autres ici)

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« – Tu as une bien belle paire de bottes, dit-elle.
Les bottes étaient très belles. Elles montaient jusqu’au genou, très souples, bien taillées.
(…)
Ils étaient là, sombres contre la lumière, un grand V de canards sauvages partant vers le sud dont la silhouette se découpait dans l’air en dessous de la lune. Comme une conversation étouffée, leur jacassement continu parvenait aux oreilles de ces deux êtres humains, tombant du ciel vers la terre. (…) Il y avait là plus d’oiseaux que la terre ne pouvait en engendrer. Sans rien dire, tout près l’un de l’autre, ils les regardèrent disparaître au sud, jusqu’à ce que le dernier écho s’éteigne.
(…)
Ellie Pearl contempla le ciel blafard, presque vidé de ses étoiles à cause de la lune. Elle posa ses mains manucurées sur les avant-bras de Tige Tigard qui la tenait. Sous la peau brune, les longs muscles noueux formaient comme des cordes. Elle chancela mais s’accrocha à cette rudesse silencieuse.
Puis Tige Tigard la fit simplement pivoter, la tenant toujours par les côtes. Il plaça son autre main sur sa nuque et pressa sa bouche contre la sienne. Elle vit ses cils comme des ombres pointues contre le clair de lune. Dans la chemise rouge à carreaux et le jean raide, son corps était ferme et vivant contre le sien. Il la fit ployer lentement d’avant en arrière, ses épaules s’agitaient comme un arbre agité par le vent. Il sentait le whisky et les pommes, et Ellie Pearl tournait comme la terre, en orbite, sous la pression de cet homme, des montagnes et de la nuit. Quand le sac argenté s’échappa de ses doigts, elle ne remarqua même pas où il tombait.
Au-dessus de sa bouche offerte, elle voyait la tête de l’homme comme un nuage de force brute. Sous ses vêtements, il brûlait de désir pour elle, dans tout son corps. »

Kressmann Taylor, Ellie Pearl (traduit de l’anglais (américain) par Laurent Bury)

« Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent »

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William Clarke Wontner

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« Un jour, Kamil Effendi sortit de sa chambre pour aller au souk et trouva sa serviette de bain accrochée à côté de son parapluie.

– Qu’est-ce que c’est que ça ! S’écria-t-il. C’est ici que tu suspends la serviette ! Feu mon épouse – que la terre lui soit légère ! – ne la suspendait qu’à l’endroit approprié. S’il te plaît, fais attention ! Je déteste changer d’habitude.

Une autre fois, il trouva la salière posée au bout de la table. Il piqua une colère et s’exclama :

– Que c’est génial ! C’est là que tu poses la salière ! Feu mon épouse – que Dieu lui accorde le pardon ! – la posait à droite de la soupière. Veille à respecter les habitudes ! Pour moi, respecter les habitudes est sacré !

Un soir, alors qu’il était en train de lire son journal, il s’aperçut que sa femme avait succombé au sommeil.

– Qu’est-ce que c’est que ça, ma chère ! la tança-t-il. Tu dors avant moi ! Feu mon épouse restait éveillée jusqu’à ce que je l’invite à venir se coucher.

Les jours passèrent et, telle une sainte, l’épouse supportait les prêches de son mari l’invitant à préserver les habitudes. Aussi le mari croyait-il avoir pour femme un modèle d’obéissance, alors même qu’elle ne se privait d’aucun de ses plaisirs précédents, chaque fois que l’occasion se présentait, ayant réussi à nouer des liens d’amitié avec l’un des jeunes hommes qui fréquentaient feu l’épouse de son mari.

Un jour, le mari rentra plus tôt que d’habitude, bien qu’il considérât celle-ci comme sacrée. Ne trouvant sa femme ni à la cuisine ni au salon, il se dirigea aussitôt vers sa chambre à coucher, poussa brusquement la porte et… Ah ! vision d’horreur ! Il vit sa sainte et obéissante épouse, nue comme Ève, couchée à côté d’un jeune homme, son voisin de longue date ! Il perdit la tête et hurla comme si on l’égorgeait :

– Espèce de friponne ! Dans ma maison ! Et dans mon lit !

S’étant drapée dans le rideau du lit, l’épouse se mit sur son séant et dit, un ricanement méprisant plein la bouche :

– Cesse de t’emporter et de fulminer ! Viens ici et remercie-nous, moi et ce jeune homme innocent. Sache que c’est par amour pour toi et en ton honneur que je l’ai accepté comme amant, après avoir appris qu’il avait été celui de feu ton épouse – que la terre lui soit légère, que Dieu bénisse son secret et lui fasse miséricorde ! N’as-tu pas dit que respecter les habitudes est un devoir sacré ? Alors qu’as-tu à m’abreuver d’injures, moi, pauvre fille, qui ai sacrifié à ton bonheur ce que j’ai de plus cher et me suis faite la gardienne des obligations que tu as envers tes habitudes ?

Et elle se mit à hurler :

– Répudie-moi ! Répudie-moi, si tu veux ! Je ne supporte plus cette injustice !

Mais il ne la répudia pas, car ce n’était pas dans ses habitudes. »

Ali Halqi, La défunte (in Histoire de la littérature arabe moderne, t.2, anthologie par B. Hallaq et H. Toelle)

« tandis que je la pénètre lentement »

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Carybe, Candomble

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« J’arrive, je pousse doucement la porte, j’entre. Francine est sur son lit et range ses affaires dans deux cartons. Je vais lentement vers elle et la prends par la taille. Je l’embrasse dans le cou.
– Mon ange ! Dit-elle. Tu l’as vue, cette femme ? Tu as pris l’appartement ?
– Oui. Demain à cette heure-ci nous dormirons dans un bon lit tout propre.
– Mon Dieu ! dit-elle en levant la tête. Oh, mon Dieu !
– Un salon-salle à manger, dis-je. Une chambre. Une cuisine. Une salle de bains. Tout est propre, pimpant, fraîchement repeint. Tout cela pour nous.
– Mon ange, mon ange ! Dit-elle. Embrasse-moi !
Je l’embrasse sur la bouche. Je lui presse un sein par-dessus sa robe. Elle sent bon. Avec quelques kilos de plus et un peu de soin, elle sera jolie. Je l’allonge doucement sur le lit. Je lui ôte ses chaussures. Je vais à la porte de la chambre et pousse le verrou. Cette fois, elle se déshabille d’elle-même.
– Demain… dis-je, tandis que je la pénètre lentement, demain nous ferons pareil dans notre propre maison.
– Mon ange… dit-elle. »

Guillermo Rosales, Mon Ange, trad Liliane Hasson

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