« Galeries Lafayette », par Gertrude Stein (ma traduction)

René Magritte, "Golconde", 1953

René Magritte, « Golconde », 1953

*

Un, un, un, un, il y a un tas d’eux. Il y a tout un tas d’eux. Il y a un tas d’eux. Chacun d’eux est un. Chacun est un, il y a un tas d’eux. Chacun est un, il y a un tas d’eux, il y a tout un tas d’eux. Chacun est un, il y a un tas d’eux.

Chacun est un. Chacun est un, il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est venu s’accoutumer à ça. Chacun est un. Il y a un tas d’eux.

Chacun est un, chacun s’est accoutumé à ça. Chacun est un. Chacun est un, il y a un tas d’eux. Chacun est accoutumé à ça. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un, chacun a l’habitude d’être cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un, chacun a tout à fait l’habitude d’être cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un, chacun a tout à fait l’habitude d’être un. Chacun a tout à fait l’habitude d’être cet un. Chacun est un. Chacun a tout à fait l’habitude d’être cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux.

Chacun est un. Chacun est cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un.

Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est accoutumé à ça. Chacun est un. Il y a un tas d’eux.

Chacun est accoutumé à être un. Chacun est accoutumé à être cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est accoutumé à ça.

Chacun est un. Chacun est cet un. Chacun est tout un d’eux. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est tout un d’eux. Chacun est un. Chacun est accoutumé à être cet un. Chacun est accoutumé à être tout un d’eux.

Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est accoutumé à être cet un. Chacun est tout à fait accoutumé à être cet un. Chacun est un. Chacun est l’un qu’un est en étant cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un qui est un en étant l’un d’eux. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est un.

Chacun est un. Chacun est accoutumé à être cet un. Chacun est un. Chacun est accoutumé à être cet un étant cet un. Certains sont accoutumés à cet un étant cet un. Certains sont parfois accoutumés à cet un étant cet un. Cet un est accoutumé à cet un étant cet un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chacun est cet un. Chacun est tout à fait accoutumé à chaque un étant cet un. Chacun est un. Chacun est tout à fait accoutumé à être cet un. Chacun est un. Chacun est cet un. Chacun est accoutumé à être un. Chacun est un. Chacun est un.

Chacun est un. Chacun est cet un qu’est un. Chacun est un. Chacun est en train d’être un. Chacun est un. Chacun est en train d’être l’un qu’est en train d’être un. Chacun est un. Chacun est en train d’être l’un que chaque un est en train d’être. Chaque un est en train d’être un. Chacun est en train d’être l’un qu’un est en train d’être. Chacun est un. Chacun est un.

Chacun est un. Chacun est très bien accoutumé à être un. Chacun est très bien accoutumé à être cet un. Chacun est un. Chacun est un. Chacun est très bien accoutumé à être cet un, à être l’un qu’est en train d’être un. Chacun est un. Chacun est très bien accoutumé à être cet un. Chacun est très bien accoutumé à être un qu’est en train d’être un. Chacun est un. Chacun est très bien accoutumé à être l’un que chacun est en train d’être. Chacun est un. Chacun est un. Chacun est en train d’être l’un qu’est en train d’être un.

Il y a un tas d’eux. Chacun est un étant cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un. Chaque un est tout un, tout un est chaque un. Chacun est un. Chacun est un et chacun est l’un que chaque un est en train d’être en étant cet un. Chacun en étant un est un étant un étant spécialement cet un. Chacun en étant un est un étant cet un, est un étant un étant spécialement cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un et est en train d’être cet un, en train d’être cet un spécial, spécialement en train d’être cet un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un étant spécialement cet un, spécialement l’un qu’est en train d’être un.

Chacun est un et est cet un et est spécialement cet un et est cet un spécial et est accoutumé à être cet un, est habitué à être cet un, est tout à fait habitué à être cet un, est très bien accoutumé à être cet un, est certainement très bien accoutumé à être cet un spécial, est très bien accoutumé à être spécialement cet un, est très bien accoutumé à être l’un qu’est un, est un qu’est en train d’être un et chacun est un et il y a un tas d’eux et chacun est tout un et tout un est un, est un spécial un, et chacun est un, et il y a un tas d’eux et chacun est tout un d’eux et tout un d’eux est un spécial un, et chacun est un, chacun est l’un qu’est en train d’être cet un, et chacun est un, et chacun est en train d’être l’un que chacun est en train d’être, et chacun est un, et chacun est en train d’être chaque un, et chacun est en train d’être l’un que chaque un est en train d’être, et chacun est un est l’un qu’est un, chacun est en train d’être un est un étant l’un qu’est un. Chacun est un. Il y a un tas d’eux. Chacun est un étant l’un spécial qu’un est en train d’être.

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Gertrude Stein par Man Ray, en 1926

Gertrude Stein photographiée par Man Ray en 1926

One, one, one, one, there are many of them. Le texte originel en américain peut être lu ici (en cliquant sur la dernière page proposée), dans le volume Portraits and Prayers de Gertrude Stein (1934).

Pour le traduire, j’ai été attentive à la sonorité, et j’ai joué avec les mots un (chaque un) et être, qui sont les deux mots de ce fascinant poème, et aussi –  ce qui n’y est pas en anglais -, avec le « d’eux » qui peut évoquer, par homophonie, deux ou d’œuf.

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Kalevala, premiers vers (ma traduction)

Screenshot_2018-08-05 Kalevala - kalevala pdf

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J’en avais trop envie, je me suis débrouillée à pouvoir traduire les premiers vers du Kalevala (d’autant que je n’étais pas très satisfaite des traductions existantes, cf note précédente). J’ai trouvé le texte source en programmant une recherche en finnois sur Google, puis je me suis arrangée avec les dictionnaires Lexilogos. J’ai aussi consulté une page de conjugaison d’un verbe en finnois. Il est aisé de comprendre le système du pronom personnel ou déterminant possessif, de comprendre aussi les légères variations d’orthographe entre ce finnois un peu ancien et le finnois récent des dictionnaires. Ensuite tout est une question d’oreille, tant pour la transposition sonore (on fait au mieux) que pour le sens des mots. Les dictionnaires sont précieux sur ce point : par exemple, si je ne me trompe, j’ai retrouvé la racine d’un mot dans un nom signifiant intestins, entrailles, et dans un verbe pouvant signifier pondre. Sachant à la fois que la création du monde, exposée ensuite, se fait par une ponte, et d’autre part que le barde crée le monde par sa parole, le sens poétique de la parole jaillie des entrailles, pondue, apparaît subtil et limpide. Parfois j’ai vérifié mes intuitions en donnant à Google traductions une formule en français à traduire en finnois. Par exemple quand le texte dit que les mots fondent ou tombent, c’est bien avec les mêmes verbes finnois qu’on dit que la neige fond ou que la pluie tombe, c’est pourquoi j’ai employé le verbe dégeler et le mot pluie. Ainsi se présente un moment de dégel de la parole, qui finit par rompre ou dissiper les dents, dit le texte finnois – littéralement ça n’est pas très parlant, mais si on se représente ce qui se passe, on comprend qu’il s’agit de rompre le barrage formé par les dents. Voici donc ma traduction, moderne, imparfaite bien sûr, mais plus compréhensible que celles de mes prédécesseurs.

*

Mon esprit est à mon désir,

mon cerveau tout à réfléchir

se met en route pour chanter,

pour arriver à inspirer,

à pondre un hymne pour le peuple,

dire un genre de chant du peuple.

Les mots dégèlent dans ma bouche,

le discours tombe, pluie et douche,

dans ma langue rapide flux,

barrage de mes dents rompu.

 

La Harpe éolienne, de Coleridge (passages, dans ma traduction)

(…)

Apesanteur sauvage, oiseaux de Paradis,

Sans se poser planant sur une aile indomptable !

Unique et même vie en nous et hors de nous,

Ralliant tout mouvement et devenant son âme,

Lumière dans le son, sonnant dans la lumière,

Rythme dans la pensée, jouissance partout –

Oh, j’y songe, comment eût-il été possible

De ne pas aimer tout dans un monde si plein ?

Où la brise chantonne, où, calme et muet, l’air

Est sur son instrument Musique ensommeillée.

(…)

Et si, toute animée, la nature n’était

Que formes variantes de harpes organiques,

Frémissantes, pensantes, tandis que les effleure,

Ample et souple, une même intelligente brise,

Âme de chacune autant que Dieu de toutes ?

 
Samuel Taylor Coleridge, La Harpe éolienne (trad. Alina Reyes). Texte original : ici sur wikisource

Mes autres traductions, par langues et par auteurs : ici

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Ma traduction de la dernière phrase énigmatique des Aventures d’Arthur Gordon Pym

Magritte, "La reproduction interdite". Le livre qui se reflète correctement dans le miroir est "Les aventures d'Arthur Gordon Pym" d'Edgar Poe

Magritte, « La reproduction interdite ». Le livre qui se reflète correctement dans le miroir est « Les aventures d’Arthur Gordon Pym » d’Edgar Poe

 

Dans l’édition originale du roman de Poe, elle conclut le texte en italiques et entre guillemets, sans qu’il soit précisé qui la dit :

« I have graven it within the hills, and my vengeance upon the dust within the rock. »

À ma connaissance, il n’en existe pas d’autre traduction en français que celle de Baudelaire (merci à lui), qui continue d’être publiée :

J’ai gravé cela dans la montagne, et ma vengeance est écrite dans la poussière du rocher.

Mais selon ma réflexion, le sens est autre, ou du moins il y a un autre sens, que Poe sans doute a volontairement caché comme la lettre volée – pourquoi, je le détaillerai peut-être un jour, mais il suffit de ma traduction, que voici, pour que chacun puisse méditer sur le sens de cette phrase :

« J’ai gravé cela dans la montagne, et ma vengeance sur la poussière dans le rocher. »

Ainsi traduite, la phrase est comme en anglais ambiguë, mais on peut mieux y entendre :

« J’ai gravé cela dans la montagne, et, dans le rocher, [j’ai gravé] ma vengeance [prise] sur la poussière.

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Le texte entier du roman dans la traduction de Baudelaire est sur wikisource, ainsi que les nouvelles de Poe.

Mes autres notes sur ce roman, à suivre : En lisant Arthur Gordon Pym

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Le Corbeau, par Edgar Poe (dans ma nouvelle traduction)

Voici ma nouvelle traduction du Corbeau, qui remplace celle que j’avais donnée ici l’année dernière. Je l’ai repensée en fonction de la sonorité du poème, et notamment après avoir lu ce qu’en dit Poe. Le o long, notamment suivi de r, notamment de ore (nevermore etc.) avait une importance capitale à ses yeux, ainsi que le rythme des vers, de leur suite, des effets de refrain. C’est tout cela que j’ai essayé de rendre en français, dans la mesure du possible, avec des effets de rimes aux vers 1-2 et 4-5 des strophes (en o pour les 4-5), et à l’intérieur des assonances, des allitérations, des répétitions, des variations, des jeux de mots musciaux. Pour cela j’ai osé changer « rien de plus » en « rien d’autre », qui a l’intérêt, outre sa sonorité, d’insister sur la question de l’altérité, et le merveilleux « jamais plus » (qui ne ressemble pas du tout à un croassement) en « plus d’encore » – après avoir hésité à employer « pas encore », qui modifiait davantage le sens et donnait le sentiment d’une torture plus grande que celle du « jamais plus », dans la mesure où ce « pas encore » équivalait visiblement à un jamais plus non dit.
Car à bien lire Poe, il apparaît que son nevermore, tout cruel qu’il soit, est aussi salutaire. Pas de retour signifie pas de retour d’une certaine vie qui fut douce, mais pas de retour non plus de la mort. Allons, ce poète finira bien par sortir de sa chambre, dont la porte est sienne.
*

Lors d’un morne minuit, je songeais, apathique, ennuyé,
Sur maint curieux et vieux volume de savoir oublié,
Dodelinant, quasi dormant, quand soudain se fit un léger heurt
À ma chambre, comme si l’on heurtait, heurtait à la porte.
« Quelque visiteur », murmurai-je, « qui doucement heurte à la porte,
Seulement cela, rien d’autre ».

Ah, distinctement je m’en souviens, c’était le lugubre décembre
Et chaque braise mourante forgeait sur le sol son fantomatique membre.
Ardemment je souhaitais le matin ; en vain avais-je cherché à retirer
De mes livres un sursis à la tristesse, tristesse d’avoir perdu Lénore,
La rare et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore
Et qu’ici désormais on déplore.

Les rideaux pourpres bruissaient de bruits soyeux, tristes, confus,
M’emplissant de frissons, de terreurs fantastiques, inconnus.
Et je me répétais, pour calmer mon cœur qui battait :
« C’est quelque visiteur qui demande à entrer, demande à ma porte,
Quelque tardif visiteur qui pour entrer supplie à ma porte.
C’est cela, rien d’autre. »

Puis me ressaisissant,  je n’hésitai pas plus longtemps :
« Monsieur », dis-je, « ou Madame, veuillez m’excuser, vraiment,
En vérité je somnolais, et vous avez si doucement frappé
À ma chambre, vous avez si légèrement heurté à ma porte
Que je n’étais pas sûr d’avoir entendu. » Et j’ouvris grand la porte :
Ténèbre là, rien d’autre.

Scrutant les profondes ténèbres, je restai là, m’interrogeant, tremblant,
Doutant, rêvant des rêves que nul mortel n’avait osé rêver avant.
Mais rien ne rompait le silence, nul signe dans le calme.
Le seul mot qui fut prononcé là ce fut, chuchotée, la parole : « Lénore ! »
Chuchotée par moi, en retour murmurée par l’écho, la parole : « Lénore ! »
Juste cela, rien d’autre.

Retournant dans ma chambre, toute mon âme en moi brûlant,
Bientôt j’entendis de nouveau heurter, un peu plus fort qu’avant.
« Sûrement », dis-je, « sûrement est-ce quelque chose au treillis de ma fenêtre :
Voyons voir, dis-je, ce qu’il en est de ce mystère, voyons que je l’explore
Laissons mon cœur s’apaiser, et ce mystère, voyons que je l’explore.
C’est le vent, rien d’autre. »

Je poussai le contrevent et d’un vif mouvement, voletant,
Entra dans ma chambre un noble corbeau des saints jours d’avant.
Pas un instant il ne me salua, pas un instant ne s’arrêta,
Mais l’air d’un lord ou d’une lady, directement se percha au-dessus de la porte,
Se percha sur le buste de Pallas qui surplombe ma porte,
Se percha, se posa, rien d’autre.

Cet oiseau d’ébène alors me fit sourire, amusant mon imagination,
Par la grave et austère apparence qu’il donnait à son expression.
« Bien que ta crête soit coupée à ras bord », dis-je, « pour sûr tu n’es pas un perdreau,
Affreux, sinistre et antique corbeau venu du nocturne bord,
Dis-moi quel est ton noble nom sur le nocturne plutonien bord ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Je m’émerveillai fort que ce laid volatile eût compris mon propos,
Bien qu’à sa réponse fît défaut le sens et l’à-propos.
Car il faut reconnaître qu’à nul être humain vivant
Ne fut accordée la grâce de voir un oiseau sur sa porte,
Un oiseau ou une bête sur le buste sculpté surplombant sa porte,
Et s’appelant « Plus d’encore ».

Mais le Corbeau, perché solitaire sur le buste placide, ne disait
Qu’une parole, comme si son âme dans cette seule parole se déversait.
Il ne dit rien d’autre, rien de plus, ni ne bougea une plume
Jusqu’à ce que je murmure : « D’autres amis ont pris leur vol pour l’autre bord,
Au matin il me quittera comme l’espoir m’a quitté pour l’autre bord. »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Saisi dans le calme rompu par une réponse d’un si frappant à-propos,
« Sans doute », dis-je, « est-ce son seul répertoire, l’unique propos
Hérité de quelque malheureux maître que le désastre traître
Talonna toujours plus, jusqu’à ce que de ses chants il emporte
Tout espoir, le changeant en ce refrain funèbre qu’il porte
Du « Jamais-Plus d’encore ».

Et le Corbeau me distrayant encore, je tirai mon fauteuil
Hors de mes tristes pensées pour faire face à l’oiseau, au buste, au seuil,
Et laisser en moi, dans le velours enfoncé, s’enchaîner
Songe après songe, sur ce que ce sinistre oiseau des lointains alors,
Sur ce que cet affreux, morne et de mauvais augure oiseau des lointains alors,
Signifiait en croassant : « Plus d’encore ».

J’étais donc assis là, conjecturant sans un mot, me tenant
Face au volatile aux yeux de feu brûlant dans mon cœur maintenant,
J’étais assis à réfléchir plus avant, la tête inclinée à son aise,
Inclinée sur le velours du coussin que la lumière de la lampe dévore,
Sur ce velours violet que la lumière de la lampe dévore,
Et qu’elle, ah ! ne pressera plus encore !

Puis l’air me sembla s’épaissir, embaumé à coups d’encensoir
Par des Séraphins dont les pas tintaient, invisibles dans le noir.
« Misérable ! » criai-je, « ton Dieu t’a envoyé, par ses anges il t’a envoyé
Du répit, du répit et du népenthès de tes souvenirs de Lénore !
Bois, oh bois ce bon népenthès et oublie celle  que tu as perdue, Lénore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,
Que le Tentateur t’ait envoyé ou que la tempête t’ait jeté sur ce limon,
Désolé mais téméraire sur cette terre déserte et enchantée,
Sur cette maison par l’horreur hantée, dis-moi vraiment, je t’en implore
Y a-t-il, y a-t-il un baume à Galaad ? Dis-moi, dis-moi, je t’en implore ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Prophète ! », dis-je, « prophète de malheur, oiseau ou démon,
Par ce Ciel en voûte au-dessus de nous, par ce Dieu que tous deux adorons,
Dis à cette âme lourde de peine si, dans le lointain Éden,
Elle étreindra une sainte jeune fille que les anges nomment Lénore,
Étreindra une rare et radieuse jeune fille que les anges nomment Lénore. »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

« Que ce mot soit le signe de ton départ, oiseau ou démon », hurlai-je, dressé.
Ne laisse pas une plume en signe de ce mensonge que ton âme a prononcé !
Retourne à la tempête et au nocturne plutonien bord :
N’interromps plus ma solitude ! Quitte le buste au-dessus de ma porte !
Ôte ton bec de mon cœur, ôte ta silhouette de ma porte ! »
Le Corbeau croassa : « Plus d’encore ».

Et le Corbeau, ne bougeant plus de là, se tient encore, se tient encore
Sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de ma porte,
Avec ses yeux qui ont tout l’air de ceux d’un démon qui rêve,
Et la lumière de la lampe ruisselant sur lui jette son ombre sur le sol.
Et pour mon âme, qui jamais ne se relèvera de cette ombre étendue sur le sol,
Il n’y a plus d’encore.

 

 

Plénitude de Démocrite (dans ma traduction)

 

l'atome selon Schrödinger

l’atome selon Schrödinger

 

« Toute la terre écarte les jambes pour l’homme sage : la vie bonne, c’est d’avoir pour famille l’univers tout entier. »*
Démocrite, fragment Stob D534 ; DK B CCXLVII

« En réalité nous ne voyons rien, car la vérité est dans le fond »
Démocrite, fragment 68 B117

Démocrite est le génie inventeur, entre autres, de l’atome

* « Écarter les jambes » est le sens premier, que je garde, du verbe employé par Démocrite. On peut aussi traduire : « Toute la terre est ouverte pour l’homme sage » ou « L’homme sage marche sur toute la terre, car le monde entier est la patrie de la bonne psyché », psyché signifiant souffle, vie, âme.

Joie du jour : mon illumination à propos du fragment 11 d’Héraclite – et ma traduction toute nouvelle

Poursuivant mon étude du texte héraclitéen de René Char « À la santé du serpent » (voir ici le commentaire que j’en ai fait à l’oral pour l’agreg), j’ai été conduite à m’intéresser au fragment 11 du penseur grec :

héracliteπᾶν γὰρ ἑρπετὸν (θεοῦ) πληγῇ νέμεται

Il en existe deux traductions principales. La plus fidèle dit ceci ou à peu près :

« Toute bête est poussée au pâturage par des coups » (traduction Burnet et Reymond)

L’autre est davantage une interprétation, car elle oublie un mot, celui que la précédente traduit par « des coups » bien que le mot soit au datif singulier :

« Tout reptile se nourrit de terre » (traduction Tannery)

Alors ?

Voyons dans quel contexte cette parole est rapportée. Il s’agit de la fin du chapitre 6 de la Lettre d’Aristote à Alexandre sur le monde :

« Tous les animaux qui naissent, qui croissent, qui dépérissent, tout obéit aux lois de Dieu. Tout être qui rampe sur la terre tire d’elle sa nourriture, comme dit Héraclite. » – selon la traduction Batteux et Hoefer (texte entier ici)

Bon. Je suis loin d’égaler ces éminents hellénistes, mais j’ai bien vu qu’ils n’avaient pas cherché suffisamment la vérité, comme je peux le faire en me focalisant sur une question. Car de toute évidence, leurs traductions sont bancales. Traduire que toute bête est poussée au pâturage par des coups, c’est plus fidèle au texte grec que de passer plègè, « le coup », à la trappe, mais ce n’est pas logique par rapport au contexte dans lequel Aristote cite cette phrase d’Héraclite. Parler de reptile est plus fidèle au texte grec que de parler de bétail, mais alors il faut oublier le coup, parce qu’on n’a jamais vu des reptiles être amenés au pâturage à coups de bâton.

J’ai donc épluché le dictionnaire. Erpeton, c’est bien le reptile, le serpent – ou la bête (sauvage, plutôt rampante). Et plègè, rien à faire, c’est le coup. Mais parmi les nombreux exemples que donne le Bailly, il en est un qui fait référence au vers 857 de la Théogonie d’Hésiode, et celui-ci m’a tout de suite illuminée (à vrai dire, c’était ce que je cherchais). Je suis allée au texte (sur Internet, c’est génial, on trouve presque tout, il est ici) pour vérifier. Quoi ? Que plègè peut être employé pour « coup de foudre » envoyé par Zeus.

Or Aristote n’est-il pas en train de parler de Dieu, c’est-à-dire de Zeus, quand il cite Héraclite ? Juste après d’ailleurs, il rappelle qu’on appelle Dieu du nom de Zeus, le Foudroyant. N’est-ce pas clair ? Tous les animaux, tout obéit aux lois de Dieu, dit Aristote. Et il ajoute :

Le serpent est gouverné par le coup de foudre, comme dit Héraclite.

On pourrait traduire aussi : « Le serpent a en partage le coup de foudre » – il y a de cette idée-là, de la proximité du serpent et de l’éclair. (Et nemetai signifie tout autant être gouverné, que partager, être conduit au pâturage ou même paître ou même habiter – si vous voulez apprécier tout le déploiement sémantique possible)

Héraclite, qui dans un autre fameux fragment (le 64), dit : « La foudre gouverne tout. »

Même si Char ne disposait pas de ma traduction, son intuition, sa logique de poète y a suffi. Et le reste de son poème est truffé d’intentions héraclitéennes volontaires. N’avais-je pas commencé mon exposé (mal reçu par le jury, hélas) par cet aphorisme du texte de Char À la santé du serpent :

« Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel ».

Habitons l’éclair.

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