Madame Terre chez Pierre et Marie Curie à Sceaux + une nouvelle inédite

pierre et marie curie à vélo

Pour la vingt-et-unième action poélitique de Madame Terre, O est allé, toujours à vélo mais cette fois avec Syd, l’un de nos fils, à Sceaux voir la maison où Pierre et Marie Curie ont vécu ensemble, puis celle où elle a vécu avec leurs filles après la mort accidentelle de Pierre (« au pied du château », voir ici). J’ai bien sûr une grande admiration pour Marie Curie, mais aussi pour Pierre, un homme droit, juste et bon. Après les photos de l’action, une petite nouvelle sur eux, qui fait partie d’un livre en cours d’écriture et que je vous offre en primeur pour la rentrée littéraire.

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Marie Curie se coltine la pechblende. Au mépris du danger, par tonnes elle transporte, trie, épure la « pierre à malheur », jusqu’à lui arracher son cœur, pour l’amour de la science et le bienfait de l’humanité.

« Premier principe, écrit-elle : ne se laisser abattre ni par les êtres, ni par les événements. » Et aussi : « Ma tête flambe, tant elle est embrasée de projets. Je ne sais plus que devenir ! Ta Mania sera, jusqu’à son dernier jour, une allumette au-dessus d’autres allumettes. »

C’est moi, Marya Sklodowska Curie. Mania pour ma famille polonaise, Mé pour mes enfants, Marie pour tout le monde. Corps à corps je me confronte au monde, jour après jour je fais sortir de lui sa lumière cachée.

Et la nuit, Pierre et moi faisons sortir l’un de l’autre la vie, la joie d’amour. « Il faut faire de la vie un rêve et faire du rêve une réalité », dit Pierre.

Le jour baisse. Nous savons, Pierre et moi, sans avoir besoin de nous le dire, que nous allons partir. Quitter cet étrange village de gloires. Nous avons un peu pitié des autres, ceux qui vont rester. Où iraient-ils ? Il paraît qu’il y a un autre couple, mais tous les autres ont été enterrés seuls. Seuls. Et il n’y a presque pas de femmes.

Tous ces grands hommes. Sans doute leur conversation est-elle très intéressante. Échanger avec eux pourrait être passionnant pendant très, très longtemps. Mais de radioactivité, nous ne pourrions parler qu’avec celui qui fut mon amant après la mort de Pierre, et son ancien élève. Paul. Il est là aussi. Sans sa femme ni les autres avec lesquelles il s’échappait d’elle. Mais il ne me dit plus rien, depuis longtemps. Je désire Pierre, mon amour, mon amour. Lui seul, Pierre.

D’histoire, nous pourrions parler avec tous les autres. Toutes ces gloires de l’histoire de France. C’est ce que nous avons pensé, Pierre et moi, en nous retrouvant là. Du moins c’est une pensée qui nous est venue. Ou qui nous a traversés. Quelques instants. Ici dans la tombe, dans l’enceinte du Panthéon, nous sommes un peu comme dans un atome, dans l’infiniment petit. Les lois sont autres que dehors, où règne la physique classique. Sommes-nous toujours morts, ou encore vivants ? Pierre et moi, nous allons sortir de l’indétermination, je le sais.

Un petit temps donc, nous avons envisagé la possibilité de rester là avec eux à parler d’histoire. Et en même temps nous avons compris qu’ils n’étaient que de pauvres ombres, errant, une fois les portes fermées, le silence installé, la nuit tombée, dans le labyrinthe voûté du cénotaphe. De pauvres ombres grises. Seuls Pierre et moi émettons un doux rayonnement. Le radium accumulé dans nos corps au cours de notre vie de travail, sans doute. Mais nous les scientifiques, nous les rationalistes, nous les positivistes, je sais que nous partageons une autre impression : si nous rayonnons, c’est d’amour.

Pierre et moi marchons main dans la main entre les épais murs de pierre, saluant courtoisement nos illustres colocataires, sortis comme nous de leurs tombeaux pour la promenade du soir. Les lueurs vertes des petits panneaux fléchant la sortie à intervalles plus ou moins réguliers permettent de discerner un peu les autres, mais rarement de les reconnaître – à supposer que nous les connaissions, car la gloire des hommes n’est pas si universelle ni immortelle que ça. Personne ne se dirige vers la sortie, ils ont certainement compris depuis longtemps que c’était inutile. Ou bien, ils n’en ont même pas envie. Peut-être ne savent-ils plus ce que désirer veut dire. Nous, l’amour nous fait brûler de désir.

Tous ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les honneurs de leur vivant et se retrouvent à errer dans l’éternité sans amour, sans femme, sans enfants, sans peuple, sans vie. Tous se retournent sur nous. Sur nos corps qui contrairement aux leurs, rayonnent. Leur corps à eux semble être un amoncellement de poussière que le moindre souffle disperserait. Nous ralentissons un peu chaque fois que nous croisons l’un d’eux, de peur que cela ne se produise. Que le déplacement d’air occasionné par notre passage ne les fasse disparaître. Peut-être à jamais ? Ou bien se reconstitueraient-ils, leurs poussières retrouveraient-elles la mémoire des formes de leurs corps, et s’assembleraient-elles à nouveau pour leur faire reprendre leur morne et terrible errance ? L’irréversibilité règne-t-elle ici, ou la réversibilité y a-t-elle ses droits ? La question éveille notre curiosité scientifique, mais pas suffisamment pour nous détourner de notre ardent désir de partir.

Pierre et moi continuons à arpenter les corridors voûtés, en suivant les flèches luisantes qui indiquent la sortie. Nous gravissons maintenant un large escalier, nous quittons le sous-sol. Rien d’autre que nous ne bouge. Nous traversons une vaste salle. Nos pas ne produisent aucun son sur les dalles qui composent des motifs circulaires et rayonnants, comme si nous étions en train de nous déplacer dans l’espace interstellaire. Nous distinguons la porte mais avant même de l’atteindre nous passons à travers le mur, propulsés par un immensément jouissif effet de tunnel. Nous voici maintenant dans l’air frais d’une délicieuse nuit de printemps.

Toujours nous tenant par la main, nous nous sommes mis à courir, presque. La surprenante facilité avec laquelle tout s’était passé n’était-elle pas suspecte ? Ne risquait-on pas de nous saisir par l’épaule et de nous ramener manu militari dans notre illustre prison ? Tant que nous étions enterrés au cimetière de Sceaux, nous nous étions contentés du bonheur de reposer paisiblement l’un près de l’autre, enfin réunis. Mais ce transfert au Panthéon avait changé la donne, à la façon d’une opération en laboratoire. Une énergie nouvelle nous tenait debout et exigeait que nous suivions le chemin qu’elle nous indiquait, et qui nous était encore inconnu.

Ils continuent à marcher dans les rues de leur ancien quartier. Le vent se lève, des pétales de cerisier se mettent à voleter dans l’ombre. Elle revoit la neige de son pays, celle des jours de folle joie, des courses à traîneaux en bande de jeunes filles et jeunes hommes allant danser – et elle dansait jusqu’au matin – et celle des jours de folle tristesse où elle devait gagner sa vie, institutrice privée dans une lointaine campagne, séparée de ses proches pendant d’interminables mois. Ce premier garçon qu’elle aima et qui l’aima, le fils aîné de la famille où elle était placée, il lui fallut des années pour admettre qu’il n’irait pas contre la volonté de ses parents, qu’il n’épouserait pas une jeune femme qui, toute savante qu’elle soit, n’était quand même qu’une domestique. Séparation sur séparation. Marie enfant séparée de sa mère morte trop tôt, Marie jeune fille séparée de sa famille, Marie jeune femme séparée de son premier amour, et pour finir Marie jusqu’à la fin de ses jours séparée de son grand amour, Pierre, mort trop tôt. Elle a tant souffert, Marie.

Tout en marchant, Marie fait un geste de la main, comme pour refermer une porte sur le mauvais du passé. Définitivement. Marie trie sa vie comme elle a trié la pechblende, afin de n’en garder que le cœur vivant. Que tombent dans le néant les peines et les humiliations endurées en France comme en Pologne ! La voici réunie à Pierre, son bien-aimé, son très-aimé – rien d’autre que cela ne doit survivre. Rien d’autre que son amour pour Pierre et leurs enfants, et pour leurs rares proches qui ne trahirent jamais.

Leurs pas les mènent aux lieux où ils vécurent et travaillèrent, toujours passant à travers les murs, qui ne sont plus des murs pour eux. Au lieu où fut leur premier laboratoire, le hangar de l’École de Physique et de Chimie où ils revenaient parfois le soir, après la journée de travail, pour contempler, ensemble dans l’ombre, la lueur féerique des extraits radioactifs qu’ils avaient arrachés à la pierre de malheur. Alors, se souvenant de l’amour physique, ils se retournent, se font face, se cherchent maintenant dans les yeux l’un de l’autre.

Pierre est toujours ce beau jeune homme mince, fort, doux, dont les traits reflètent la pureté d’âme. La mort l’a cueilli dans la fleur de l’âge, mais elle, Marie, comment lui apparaît-elle ? Jeune, comme il l’a connue ? ou comme elle était au moment de sa mort, avec son corps de sportive toujours, mais le visage vieilli par les années et l’anémie causée par le radium, la chevelure blanchie ? Qu’importe, car il la regarde avec le même amour et elle sent ce qu’elle n’avait pas senti depuis une éternité : son sexe dressé contre son ventre, contre sa chair qui brûle de désir pour lui. Les cris de bête sauvage qu’elle s’est retenue de pousser pour expulser sa douleur après la mort de Pierre, c’est maintenant, pendant l’amour, qu’elle les laisse jaillir de son corps.

© Alina Reyes

Rentrée !

arbreHier, allant travailler pour ma thèse à la bibliothèque de la Sorbonne, je suis passée devant le Collège de France, où je voulais prendre un programme des cours. Il n’était pas encore ouvert, mais j’ai photographié le bel arbre qui s’élève en face, et contemplé les feuilles mortes qui commençaient à joncher le trottoir : le bel automne approche, malgré des températures très estivales. Le Quartier Latin est de nouveau bien animé, les enfants sont retournés dans les écoles et la douce lumière de septembre accompagne le retour au travail. Qu’est-ce qui peut rendre l’homme plus heureux que le bon travail, accompli avec amour, imagination et application ?

Si vous revenez de vacances, voici un rappel des séries de l’été sur ce site :

Ma lecture très nouvelle des Illuminations, de Rimbaud/Nouveau (à découvrir en commençant par le début : remonter les pages) ;

et les actions poélitiques, en particulier de Madame Terre en ses pérégrinations autour de Paris.

Une rentrée littéraire que vous pouvez toujours faire aussi avec Voyage, en exclusivité ici, et d’autres de mes livres en ebooks à tout petit prix, ici aussi.

Poétique, studieuse et vaillante, dehors ou à la maison, bonne et heureuse rentrée à vous !

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Le pont (extrait de « Forêt profonde »)

Le corps, poussière d’étoiles, redevient poussière d’étoiles ; l’esprit, source, eau surgie, advient à la vie dans le perpétuel retour de son surgissement. La vie du corps, morceau de temps condensé entre éparpillement et désagrégation, comporte un début et une fin, et de même l’espace d’un corps à un autre découpe le temps en séquences. La vie de l’esprit, elle, est à la fois discontinue et continue, éternelle ; elle est ce fleuve dont les eaux ne sont jamais les mêmes et qui pourtant coule toujours uni, de la même source au même estuaire, dans son incessant voyage. Qu’un barrage survienne, et l’eau de l’esprit stagne. À l’ère qui fait barrage en capitalisant le temps, en contrariant par la barbarie technologique le cours de la nature, l’être humain s’enlise dans l’étang, le marais morbide.

Alors qu’au fil de l’eau, mille insaisissables petites pièces de verre scintillent, étoiles cruelles et ravissantes que les pupilles papillonnent au déboulé du vertige, mille petits signaux étincelants séduisent et stimulent mon être, soudain transporté au bord de sa vallée grandiose. Signaux, signets à la fente des feuilles où je les cueille à l’épuisette, étoiles si proches et lointaines sur la page, auxquelles il s’agit de rendre le bondissant de la truite, une fois le fleuve du livre ouvert, le lit de la parole de nouveau habité, qu’il s’agit d’inviter à danser là dans l’absence abolie, là dans la trace de cette déchirure, hypothétique lien, trou aussitôt que formé habité, comme dans ce vide ce pont jeté d’une rive à l’autre et peuplé d’âmes à pied.

Appuyée à la rambarde je regarde jouer sur la Seine la lumière du ciel, et je sais qu’écrire, lire, sont aussi bien marquer la distance que l’annuler. En joie de solitude dans la multitude, suspendue dans le flux je m’éparpille et me rassemble en chaque atome, chaque monde, et je sais que je suis de tous et d’aucun, je sais que je ne saurais être sinon entre : je suis le miroir qu’au musée proche une Dame ancienne tend toujours à la licorne, miroir tendu au-dessus du temps, et de l’étant à l’être, miroir-trou de ver que le reflet de mon désir, animal chimérique, habite.

Je suis un pont, et le passager de moi-même. Tendue, agrippée de mon mieux aux rives qui s’effritent, étroite et dangereuse, je m’attends, longtemps sans le savoir je m’attends. Un soir d’été, m’entendant venir, pleine d’inquiétude et d’espoir je me prépare à m’accueillir, ne sachant pas qui vient, ne sachant pas que cet être qui vient va me blesser violemment, me rudoyer. Ne sachant pas que l’abîme au-dessus duquel si longtemps j’ai retenu mon souffle, l’abîme c’est cet être qui vient : moi, l’abîme, l’enfer, ne sachant pas qu’il me faut conserver la tension, malgré le choc, la douleur, la terreur panique. Ne sachant pas qu’Orphée doit aller d’un bord à l’autre et de l’autre au premier sans se retourner, ne sachant plus rien quand l’instant vient, je mets en péril ma multiple vie, et m’arrachant à ma fin pour me regarder moi-même, je m’effondre, me précipite au fond du gouffre sur les cailloux tranchants.

Je m’écroule, je chute, je me fracasse contre la pierre glacée, je me pense perdue, la mort a gagné, c’est elle que j’attends désormais, je l’appelle, l’épèle de ma seule espérance, la prie de s’apponter pour mon désir, ce désir, ange dernier né des ruines de mon désir premier, mon seul désir que l’abîme enfin cédé a mué en désir de mort. Et tandis que mon désir et moi, précipités dans le creuset de l’alchimiste, mêlons nos fluides et nos humeurs de glace et de feu, voici que je sens de nouveau s’étirer mes membres, voici que mes pieds de nouveau tâtent le bord de la rivière, que mes mains s’agrippent à l’autre rive, que mon corps s’arque et se bande. Fier de sa nouvelle force, endurci par la caresse des cailloux, mon corps émacié remonte et de nouveau pont, suspendu, allégé, dessinant le sourire du ciel à l’abîme, sourire dans le silence du vide, toute lumière, éternelle dans sa finitude, je me sers de passage et sans peur, me supporte et traverse.

Les bêtes bondissent au fond du gouffre, là d’où je viens. Sous ma jupe glisse l’éclat d’argent des truites vives, je suis le pont des soupirs de l’amour, tendue expirante d’extase au-dessus de l’Absence, profonde absence ouverte à la blessure de ma chair-entaille. Soumise aux vents, passerelle branlante jetée au secret de ma forêt vierge, j’enjambe le vide, le vertige et la désolation, j’enjambe l’œil poissonneux qui très en-bas brille sous mes chairs écartées. Et sous mon long pas de statue, Isis arc-en-ciel, je sens monter l’haleine fraîche de la vie brute qui palpe et qui bondit, là dans les sombres profonds, par éclats de lumière avalant les instants lumineux dont elle se nourrit.

C’est ma présence même que j’enjambe au-dessus de l’absence. Moi, hirondelle qu’un interminable hiver a effacée du ciel pour la refléter truite ou coquille au fond des eaux. Dans le torrent glacé, loin si loin de mon sexe en obscène prière, si loin de ma brûlante attente, lentement bâillent un millier de coquillages, paupières écartées en long miroir de mon inépuisable désir.

Moi, Ville ouverte, Jérusalem haletante, je me laisse pénétrer par la promesse.

Pourquoi suis-je tendue là, au-dessus de l’abîme ? Pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien entre le ciel et lui. Le pont ne saurait relier deux rives s’il ne séparait deux profondeurs. Les séparant, lançant la flèche de leur dialogue, gracieux Atlas, je soutiens l’énorme azur léger de mon saut en grand écart, tandis que sous moi plombe et s’exalte l’attraction du trou. Je fixe des vertiges par alchimie du verbe, ma plume à pas de plume se saisit de l’instant, fixe l’indécis, l’indicible, l’insaisissable, et de ce tissu de cheveux d’ange ouvre sous mes pieds le pont d’où je fixe du regard les abîmes du gouffre d’en-haut et du gouffre d’en-bas.

Je suis le pont, la passion.

Qui tombe dans le gouffre sans s’être pénétré d’amour n’en ramènera jamais l’amour. Qui plonge dans le gouffre sans s’être tissé de lumière n’y verra rien, ni la ténèbre hurlante ni le retour du jour.

Je suis le pont, pur plaisir de l’union dans la séparation sensible entre des doigts entrelacés. Je suis le pont, j’attends l’instant où vont se prendre la main tendue de sous ma jupe et celle qui descend d’entre mon front, je suis la jointure de leurs doigts qui veulent se sentir.

Je suis le pont, je suis le désir, au-dessus et au-dessous de moi ouvrant le vide où le désir palpite, où vivre le désir.

Je suis le pont, je suis entre.

Allant d’un bord à l’autre, désignant haut et bas : clouant le regard sur une croix mentale.

Clouée dans l’espace que je soutiens et révèle, passagère de moi-même si ténue à l’intersection de ma croix, je suis l’axe compassionnel, absolument.

Je suis le pays, et le mal du pays. Je suis encore, quand après avoir marché jusqu’en mon milieu à ma rencontre je peux fermer les yeux pour contempler ciel torrent et rives venteux éclaboussant et verdoyant dans mes chairs, le retour au pays.

Je suis l’être et son mouvement permanent dans la fixation.

Je suis l’hirondelle en vol, dans l’instant d’un regard volé fixe autant que la flèche de Zénon, je suis la passerelle où dansent en rond les demoiselles et les garçons, je suis la ronde sans nom des jours et des nuits, ronde de nuit, ronde de jour, je suis l’être en veille.

Vient le moment de se jeter à l’eau, le moment soudain où la tentation et la peur de l’abîme cèdent devant sa nécessité, sa beauté d’urgence à accomplir, le moment où tout s’accélère, où, enjambant mon garde-fou je prends mon envol, bondis dans la lumière, où je me sens me précipiter inexorablement vers ma propre sortie, et torrent, rejoindre le torrent qui depuis si longtemps pour moi coule de source.

Entre en moi, tu est né, nous délivré.

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extrait de mon roman Forêt profonde, le livre occulté par toute la presse parisienne et qui attend que justice lui soit rendue

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« Lilith », par Alina Reyes

lilithArte va diffuser une série (dont le titre prétend au latin mais se trompe : le mot latin est tripalium et non trepalium – et dont d’autre part l’ennui qui s’en dégage m’a empêchée d’aller jusqu’au bout du premier épisode) dont l’action se passe dans une Ville réservée à ceux qui ont travail et puissance économique, séparée par un mur d’une Zone où végètent les chômeurs et économiquement faibles. Cette configuration me rappelle Israël, avec son mur séparant deux populations, et aussi mon roman Lilith (éd Robert Laffont, 1999), avec sa Ville nommée Lone et entourée de « zones » selon le même principe. En voici quelques passages descriptifs, où L’on reconnaîtra la situation que nous vivons actuellement, avec un Occident riche aussi fermé que possible, qui a engendré dans sa périphérie ces guerres complexes, «  guerres civiles, ethniques ou guerres de religion » dont nous ne savons comment libérer l’humanité.

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Je te connais, Lone, immense Ville Seule (…)

De la baie vitrée de son bureau, au quarante-deuxième étage de la tour 757, dans le Moby Dick, un quartier de l’est de la ville, Lilith regarda s’illuminer Lone, tandis que le soir précoce de novembre s’allongeait sur le fabuleux corps urbain. (…) Lilith retourna à sa table de travail, relut sur l’écran de l’ordinateur les instructions et documents destinés à Gilles, son assistant, puis l’éteignit. (…)

Lilith passa la porte à pied, sans problème. Il y avait des années qu’elle ne s’était rendue dans une des zones nord, et il lui sembla que la présence militaire s’était considérablement renforcée. Comme elle venait de Lone, on ne lui demanda pas ses papiers, mais deux policiers, entourés de soldats armés de fusils-mitrailleurs, lui demandèrent où elle allait.

– Au hammam Lalla, répondit-elle, espérant que l’établissement existait toujours.

Ils doivent croire que je vais me payer un ou deux éphèbes, pensa-t-elle. Qui se rendrait en zone 4, sinon pour le business ou pour le sexe ?

– Attendez une minute, madame, on va vous appeler un taxi, dit le flic.

– C’est inutile, merci. J’irai à pied.

– Il est plus prudent de prendre un taxi, dit fermement l’autre flic.

D’un pas de côté, ils s’étaient tous les deux mis en travers de son chemin. (…)

Le taxi était une vieille bagnole ordinaire, sans aucun signe distinctif à l’extérieur, ni compteur à l’intérieur. Lilith s’installa sur la banquette arrière, défoncée, tandis que le flic qui l’avait accompagnée s’entendait avec le chauffeur sur la destination et le prix de la course.

De l’autre côté de la porte, derrière les cordons militaires, on devinait dans l’ombre des campements sauvages, régulièrement balayés par les projecteurs des miradors. Lilith avait entendu parler de ces rassemblements, derrière toutes les portes nord de la ville. Il y en avait au sud-est, aussi, aux portes des zones les plus pauvres, où les gens nourrissaient l’espoir de passer dans Lone, d’une manière ou d’une autre, pour aller y tenter leur chance. De temps en temps l’armée les faisait évacuer brutalement, mais on n’avait jamais pu les empêcher de revenir.

Ils restaient là obstinément, cloués par un espoir absurde. Évidemment il n’y avait aucune chance pour qu’on les laissât passer. Mais tout le sel de leur vie était là, dans ces terrains vagues, derrière la porte qu’ils ne rêvaient peut-être même plus de franchir, mais dont ils espéraient au moins tirer quelque bénéfice, grâce à de misérables trafics avec des gens qui, venant de Lone, circulaient librement.

La voiture s’enfonça dans les ruelles mal éclairées et pratiquement désertes de la médina. Munis de lampes torches, des militaires patrouillaient. De rares passants, le plus souvent des hommes, se hâtaient, tête baissée. Lilith regardait avec émotion ce lacis de ruelles qui avait été le terrain de jeux de son enfance, du temps où les zones n’étaient pas encore fermées, du temps où la médina était animée, paisible et joyeuse. (…)

Et puis s’était radicalisée cette longue guerre sans nom, force économique de Lone contre force démographique de sa périphérie, guerre des capitaux contre les humains, et toutes les banlieues de Lone, débaptisées, avaient changé de statut, devenant des zones numérotées et fermées par des frontières quasiment infranchissables pour qui ne venait pas de Lone, c’est-à-dire pour qui n’appartenait pas au camp de la puissance économique.

Ensuite, à l’intérieur des zones, s’étaient développées d’autres guerres, guerres civiles, ethniques ou guerres de religion, si complexes que nul ne savait en distinguer clairement les protagonistes et que personne n’y comprenait rien, sinon qu’elles préfiguraient atrocement la victoire définitive et générale des puissances de mort sur les puissances de vie. Lone cernée par la terreur attendait, hystérique, son heure. L’heure de tomber tout entière dans le règne absolu de la mort.

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Edgar Poe, « La chute de la maison Usher » (texte intégral en pdf, traduction Alina Reyes)

Voici ma traduction (au début commentée par quelques notes) de la nouvelle de Poe. À lire gratuitement en pdf.

La Chute de la Maison Usher

, traduit de l’américain

Bonne lecture !

Voir aussi toutes les notes sur La Chute de la Maison Usher

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Forêt profonde

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J’avais du moins compris que l’Esprit travaille de la même façon les individus et les peuples, la nature et la nature de l’homme, j’avais compris ce que je savais depuis toujours, ce que les hommes savent depuis qu’ils sont hommes et ont commencé à imprimer leurs mains sur les parois des grottes, à y graver et peindre les animaux de leurs forêts et de leurs visions pour franchir le pas entre nature et surnature, j’avais compris ce qu’il devient si difficile à entendre dans le bruit et l’éparpillement du monde technologique, et aussi difficile à dire qu’à écrire, à l’heure des textes hachés à la mode communicationnelle, en longues phrases déambulant dans un labyrinthique livre : l’unité du tout.

(…)

Je me souvins d’un petit matin d’hiver où je marchai, seule, sur un chemin bordé de prés givrés. C’était dans les Baronnies pyrénéennes, une terre belle et secrète, presque abandonnée, un de ces cœurs méconnus de la France où le temps n’ose pas faire de bruit en passant de colline en prairie et de village en forêt. J’avais pris une chambre la veille dans cet hôtel désert, isolé, glacial, juste pour pouvoir faire ceci, au réveil : me diriger à pied, dans le silence, vers la grotte de Gargas, la longue et magnifique grotte où trente mille ans plus tôt des hommes, des femmes et des enfants avaient laissé des gravures et peintures d’animaux et de signes, et deux cent trente empreintes de mains. J’avais voulu d’un saut me rendre dans ce début du monde, voir par leurs yeux, sentir par leurs sens les aurochs et les anges. J’étais retournée visiter la grotte plusieurs fois, seule ou avec Florent et les enfants. Et au retour d’une exceptionnelle visite nocturne, j’avais reçu un salut dans l’éternel. Il était plus de minuit, l’autoroute était déserte, les éléments s’étaient déchaînés, pluie énorme et tonitruante, gouttes gonflées comme des bombes à eau frappant de face le pare-brise, véhicule à la merci des mains gigantesques du vent, la lumière des phares se jetait sans répit dans la vitesse, la nuit noire, le silence du cœur dilaté dans la poitrine, et dans l’habitacle c’était juste comme tout à l’heure dans la grotte où nous avions passé deux heures sans voir le temps, là sous terre dans le ventre du ciel, la cathédrale pleine de dents d’une géance enfantine, dents de lait entre lesquelles se répercute une parole immortelle, concrétions blanches, mains rouges, mains noires, mots mutilés dont tu es le membre manquant et qui sempiternellement t’appellent et te travaillent, ainsi que l’eau l’argile et le calcaire qu’elle traverse, imprègne, façonne, et qui oblige l’homme à apposer sa marque jusqu’au plus secret creux de mes chairs.

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extraits de Forêt profonde, mon roman occulté qui reste donc à lire, et huit ans après sa parution fait toujours souterrainement la rentrée littéraire 

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