Grothendieck : « faire des « maisons » (comme on « ferait » l’amour…) » (Récoltes et semailles, 2)

Lire Grothendieck est une merveille pour tout·e chercheur·e, pour comprendre ce que nous faisons quand nous cherchons et découvrons. Voici une deuxième salve d’extraits que j’ai sélectionnés, assise sur ma pierre dans un recoin du jardin alpin, après avoir longuement contemplé la vie dans les bassins.

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« Ce qui fait la qualité de l’inventivité et de l’imagination du chercheur, c’est la qualité de son attention, à l’écoute de la voix des choses. Car les choses de l’ Univers ne se lassent jamais de parler d’elles-mêmes et de se révéler, à celui qui se soucie d’entendre. Et la maison la plus belle, celle en laquelle apparaît l’amour de l’ouvrier, n’est pas celle qui est plus grande ou plus haute que d’autres. La belle maison est celle qui reflète fidèlement la structure et la beauté cachées des choses.

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grenouille 2*

Mais la réalité (qu’un rêve hardi parfois fait pressentir ou entrevoir, et qu’il nous encourage à découvrir…) dépasse à chaque fois en richesse et en résonance le rêve même le plus téméraire ou le plus profond.

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goutte lotus*

Plutôt que de me laisser distraire par les consensus qui faisaient loi autour de moi, sur ce qui est « sérieux » et ce qui ne l’est pas, j’ai fait confiance simplement, comme par le passé, à l’humble voix des choses, et à cela en moi qui sait écouter. La récompense a été immédiate, et au delà de toute attente. En l’espace de ces quelques mois, sans même « faire exprès », j’avais mis le doigt sur des outils puissants et insoupçonnés. Ils m’ont permis, non seulement de retrouver (comme en jouant) des résultats anciens, réputés ardus, dans une lumière plus pénétrante et de les dépasser, mais aussi d’aborder enfin et de résoudre des problèmes de « géométrie de caractéristique p » qui jusque là étaient apparus comme hors d’atteinte par tous les moyens alors connus.

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nymphea*

Dans notre connaissance des choses de l’Univers (qu’elles soient mathématiques ou autres), le pouvoir rénovateur en nous n’est autre que l’innocence. C’est l’innocence originelle que nous avons tous reçue en partage à notre naissance et qui repose en chacun de nous, objet souvent de notre mépris, et de nos peurs les plus secrètes. Elle seule unit l’humilité et la hardiesse qui nous font pénétrer au cœur des choses, et qui nous permettent de laisser les choses pénétrer en nous et de nous en imprégner.

Ce pouvoir-là n’est nullement le privilège de « dons » extraordinaires – d’une puissance cérébrale (disons) hors du commun pour assimiler et pour manier, avec dextérité et avec aisance, une masse impressionnante de faits, d’idées et de techniques connus. De tels dons sont certes précieux, dignes d’envie sûrement pour celui qui (comme moi) n’a pas été comblé ainsi à sa naissance, « au delà de toute mesure ».

Ce ne sont pas ces dons-là, pourtant, ni l’ambition même la plus ardente, servie par une volonté sans failles, qui font franchir ces « cercles invisibles et impérieux » qui enferment notre Univers. Seule l’innocence les franchit, sans le savoir ni s’en soucier, en les instants où nous nous retrouvons seul à l’écoute des choses, intensément absorbé dans un jeu d’enfant…

je ne vois personne d’autre sur la scène mathématique, au cours des trois décennies écoulées, qui aurait pu avoir cette naïveté, ou cette innocence, de faire (à ma place) cet autre pas crucial entre tous, introduisant l’idée si enfantine des topos.

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mare*

Oui, la rivière est profonde, et vastes et paisibles sont les eaux de mon enfance, dans un royaume que j’ai cru quitter il y a longtemps. Tous les chevaux du roi y pourraient boire ensemble à l’aise et tout leur saoul, sans les épuiser! Elles viennent des glaciers, ardentes comme ces neiges lointaines, et elles ont la douceur de la glaise des plaines. Je viens de parler d’un de ces chevaux, qu’un enfant avait amené boire et qui a bu son content, longuement. Et j’en ai vu un autre venant boire un moment, sur les traces du même gamin si ça se trouve – mais là ça n’a pas traîné. Quelqu’un a dû le chasser. Et c’est tout, autant dire. Je vois pourtant des troupeaux innombrables de chevaux assoiffés qui errent dans la plaine – et pas plus tard que ce matin même leurs hennissements m’ont tiré du lit, à une heure indue, moi qui vais sur mes soixante ans et qui aime la tranquillité. Il n’y a rien eu à faire, il a fallu que je me lève. Ça me fait peine de les voir, à l’état de rosses efflanquées, alors que la bonne eau pourtant ne manque pas, ni les verts pâturages. Mais on dirait qu’un sortilège malveillant a été jeté sur cette contrée que j’avais connue accueillante, et condamné l’accès à ces eaux généreuses. Ou peut-être est-ce un coup monté par les maquignons du pays, pour faire tomber les prix qui sait? Ou c’est un pays peut-être où il n’y a plus d’enfants pour mener boire les chevaux, et où les chevaux ont soif, faute d’un gamin qui retrouve le chemin qui mène à la rivière…

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mare aux nympheas*

Sans avoir eu à me le dire jamais, je me savais le serviteur désormais d’une grande tâche : explorer ce monde immense et inconnu, appréhender ses contours jusqu’aux frontières les plus lointaines; et aussi, parcourir en tous sens et inventorier avec un soin tenace et méthodique les provinces les plus proches et les plus accessibles, et en dresser des cartes d’une fidélité et d’une précision scrupuleuse, où le moindre hameau et la moindre chaumière auraient leur place… C’est ce dernier travail surtout qui absorbait le plus gros de mon énergie – un patient et vaste travail de fondements que j’étais le seul à voir clairement et, surtout, à « sentir par les tripes ». C’est lui qui a pris, et de loin, la plus grosse part de mon temps, entre 1958 (l’année où sont apparus, coup sur coup, le thème schématique et celui des topos) et 1970 (l’année de mon départ de la scène mathématique).

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chemin fougeres*

La « création » dans mon travail de mathématicien, c’était avant tout là qu’elle se plaçait : dans cette attention intense pour appréhender, dans les replis obscurs, informes et moites d’une chaude et inépuisable matrice nourricière, les premières traces de forme et de contours de ce qui n’était pas né encore et qui semblait m’appeler, pour prendre forme et s’incarner et naître… Dans le travail de découverte, cette attention intense, cette sollicitude ardente sont une force essentielle, tout comme la chaleur du soleil pour l’obscure gestation des semences enfouies dans la terre nourricière, et pour leur humble et miraculeuse éclosion à la lumière du jour. »

aujourd’hui au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

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Voir d’autres extraits de Récoltes et semailles ou de La Clef des songes : mot-clé Alexander Grothendieck

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Points de vue, vision, forêt par Alexandre Grothendieck (« Récoltes et semailles »)

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« … ce sont les points de vue féconds qui sont, dans notre art, les plus puissants outils de découverte – ou plutôt, ce ne sont pas des outils, mais ce sont les yeux même du chercheur qui, passionnément, veut connaître la nature des choses mathématiques.

Ainsi, le point de vue fécond n’est autre que cet « œil » qui à la fois nous fait découvrir, et nous fait reconnaître l’unité dans la multiplicité de ce qui est découvert. Et cette unité est véritablement la vie même et le souffle qui relie et anime ces choses multiples.

Mais comme son nom même le suggère, un « point de vue » en lui-même reste parcellaire. Il nous révèle un des aspects d’un paysage ou d’un panorama, parmi une multiplicité d’autres également valables, également « réels ». C’est dans la mesure où se conjuguent les points de vue complémentaires d’une même réalité, où se multiplient nos « yeux », que le regard pénètre plus avant dans la connaissance des choses. Plus la réalité que nous désirons connaître est riche et complexe, et plus aussi il est important de disposer de plusieurs « yeux » pour l’appréhender dans toute son ampleur et dans toute sa finesse.

Et il arrive, parfois, qu’un faisceau de points de vue convergents sur un même et vaste paysage, par la vertu de cela en nous apte à saisir l’Un à travers le multiple, donne corps à une chose nouvelle ; à une chose qui dépasse chacune des perspectives partielles, de la même façon qu’un être vivant dépasse chacun de ses membres et de ses organes. Cette chose nouvelle, on peut l’appeler une vision. La vision unit les points de vue déjà connus qui l’incarnent, et elle nous en révèle d’autres jusque là ignorés, tout comme le point de vue fécond fait découvrir et appréhender comme partie d’un même Tout, une multiplicité de questions, de notions et d’énoncés nouveaux.

Pour le dire autrement : la vision est aux points de vue dont elle paraît issue et qu’elle unit, comme la claire et chaude lumière du jour est aux différentes composantes du spectre solaire. Une vision vaste et profonde est comme une source inépuisable, faite pour inspirer et pour éclairer le travail non seulement de celui en qui elle est née un jour et qui s’est fait son serviteur, mais celui de générations, fascinés peut-être (comme il le fut lui-même) par ces lointaines limites qu’elle nous fait entrevoir…

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(…)

Il est pourtant des points de vue qui sont plus vastes que d’autres, et qui à eux seuls suscitent et englobent une multitude de points de vue partiels, dans une multitude de situations particulières différentes. Un tel point de vue peut être appelé aussi, à juste titre, une « grande idée ». Par la fécondité qui est sienne, une telle idée donne naissance à une grouillante progéniture, d’idées qui toutes héritent de sa fécondité, mais dont la plupart (sinon toutes) sont de portée moins vaste que l’idée-mère.

Quant à exprimer une grande idée, « la dire » donc, c’est là, le plus souvent, une chose presque aussi délicate que sa conception même et sa lente gestation dans celui qui l’a conçue – ou pour mieux dire, ce laborieux travail de gestation et de formation n’est autre justement que celui qui « exprime » l’idée : le travail qui consiste à la dégager patiemment, jour après jour, des voiles de brumes qui l’entourent à sa naissance, pour arriver peu à peu à lui donner forme tangible, en un tableau qui s’enrichit, s’affermit et s’affine au fil des semaines, des mois et des années. Nommer simplement l’idée, par quelque formule frappante, ou par des mots-clef plus ou moins techniques, peut être affaire de quelques lignes, voire de quelques pages – mais rares seront ceux qui, sans déjà bien la connaître, sauront entendre ce « nom » et y reconnaître un visage. Et quand l’idée est arrivée à s’imposer d’elle-même avec la force de l’évidence, pendant des générations, voire, pendant des millénaires… en pleine maturité, cent pages peut-être suffiront à l’exprimer, à la pleine satisfaction de l’ouvrier en qui elle était née – comme il se peut aussi que dix mille pages, longuement travaillées et pesées, n’y suffiront pas.

Et dans l’un comme l’autre cas, parmi ceux qui, pour la faire leur, ont pris connaissance du travail qui enfin présente l’idée en plein essor, telle une spacieuse futaie qui aurait poussé là sur une lande déserte – il y a fort à parier que nombreux seront ceux qui verront bien tous ces arbres vigoureux et sveltes et qui en auront l’usage (qui pour y grimper, qui pour en tirer poutres et planches, et tel autre encore pour faire flamber les feux dans sa cheminette…), mais rares seront ceux qui auront su voir la forêt…

Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles

Ce matin, dans une salle d’attente, j’ai lu Grothendieck sur mon téléphone, puis j’ai arpenté longuement les couloirs souterrains de l’hôpital ; cet après-midi je suis retournée avec un rare bonheur à l’Institut de Paléontologie Humaine. C’est un lieu saint, comme mon temple de tous les jours, le jardin des Plantes et son Museum, lieu de recherche et de science.

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tortueà l’Institut de Paléontologie Humaine, puis dans la rue, photos Alina Reyes

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Pain d’épices maison

Triskel dessiné avant-hier dans mon cahier d'écriture

Triskel dessiné avant-hier dans mon cahier d’écriture

Pour la première fois j’ai fait du pain d’épices moi-même. Tout le monde s’est régalé, même ceux qui n’aiment pas le pain d’épices, et il y a même eu des larmes aux yeux tellement c’était bon. Alors voici la recette, la plus simple et la meilleure pour la santé – sans gras ni œufs, parfaite pour les sportifs, et tout le monde fait du sport à la maison.

Un poids à peu près égal de farine de seigle et de miel dilué dans un peu d’eau tiède ; une pincée de sel ; un peu de poudre à lever et/ou de bicarbonate ; des épices à volonté (j’ai mis de celles que j’avais à la maison et dont je me sers souvent car elles sont exquises et excellentes pour la santé (excellentes anti-inflammatoires, grâce à elles je ne souffre presque plus jamais d’une ostéoporose assez sérieuse aux hanches), je les achète en sachets chez Tang : cannelle surtout, ensuite gingembre, puis coriandre et noix de muscade ; une prochaine fois j’ajouterai peut-être un clou de girofle écrasé – en tout cas la prochaine fois je fais le pain deux fois plus gros, vu son succès). Je l’ai fait cuire à 180° (environ, mon vieux four n’étant pas très précis) pendant une bonne quarantaine de minutes dans un moule à cake chemisé de papier cuisson. Le pain est cuit quand un couteau enfoncé à cœur ressort propre. La prochaine fois j’essaierai, en doublant les doses, de le faire cuire dans un moule à manqué rectangulaire. Et bien sûr on peut varier la recette, on trouve plein de conseils sur internet et en soi-même.

En lisant Récoltes et semailles d’Alexandre Grothendieck, j’ai noté cette phrase : « Je me sens faire partie, quant à moi, de la lignée des mathématiciens, dont la vocation spontanée et la joie est de construire sans cesse des maisons nouvelles. » Je continue à faire des maths, les exercices donnent une joie ardente, épicée – j’écoute toujours de grands mathématiciens en ligne (vive Youtube), la Reine des mondes (je peux bien appeler Dieu ainsi, pour changer un peu) n’arrête pas d’ouvrir ses mondes et leurs merveilles.

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Alexandre Grothendieck bientôt publié. Qu’est-ce qu’un génie ?

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On m’annonce que Récoltes et semailles, d’Alexandre Grothendieck, va bientôt être publié aux éditions Hermann, en deux volumes d’une édition « plutôt luxe ». Si vous n’êtes pas riches, vous pouvez encore télécharger ce livre mis à disposition en pdf ici. Car on va s’occuper, me dit-on aussi, de le faire retirer d’internet. Je salue l’initiative de l’Université Paris 13 qui a permis aux internautes intéressés de découvrir ainsi une œuvre que les éditeurs refusèrent de publier au temps où l’auteur désirait la publier – ensuite il a déclaré refuser qu’elle soit publiée… d’autant que personne, autant que je sache, ne désirait le faire.

En même temps que cette annonce, on me dit qu’Alexandre Grothendieck, unanimement reconnu comme l’un des plus grands génies des mathématiques de tous les temps, était un « homme exceptionnel mais orgueilleux ». Quel contresens absolu. Et banal. Un génie orgueilleux, cela n’existe tout simplement pas. Le génie implique l’humilité absolue, même si cela ne se voit pas.

Qu’est-ce qu’un génie ? Un être dont la pensée est pure. La médiocrité vient de ce que l’homme, même intelligent ou doué, est animé par des pensées impures – non pas au vieux sens sexuel des curés, mais au sens où son existence se préoccupe de poursuivre des buts sociaux : être une personne en vue, avoir de l’argent, avoir quelque pouvoir sur d’autres, manipuler et manœuvrer pour cela. Nul être ne peut développer son génie en se laissant encombrer et corrompre par de telles pensées.

Les génies sont les saints réels. Les saints des religions sont faux, c’est pourquoi ils plaisent. Les saints réels renvoient ceux qui les regardent, par contraste éclatant, à leur médiocrité. D’autant plus insupportable qu’on ne naît pas médiocre, on le devient. Aucun petit enfant n’est médiocre, tous sont géniaux mais peu le restent en grandissant, par la faute de l’environnement qui châtie constamment le génie et par la faute de ceux qui s’y soumettent et perdent ainsi leur génie. La société hait le génie parce qu’il la menace, du moins est-ce ainsi qu’elle le ressent. En vérité le génie ne menace que le mal dans la société, mais comme les hommes ont obtenu leur position etc. par le mal, les mensonges, manœuvres et manipulations diverses, ils ne peuvent y renoncer sans voir s’écrouler l’ordre inique qu’ils ont instauré ou au sein duquel ils se sont fait une place. Le génie qui ne marche pas dans ce système est donc taxé d’orgueil. Mais comme disent les enfants, c’est celui qui le dit qui y est. L’homme médiocre vit dans l’orgueil, cette pommade qui le protège de son indignité. Le génie est nu, va nu.

Le poème de Baudelaire « Bénédiction » commence par ces vers :

 
« Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :

–  » Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation ! »

 
Et quand, dans l’évangile, la mère et les frères de Jésus viennent le chercher alors qu’il est en train de parler, il répond : « Qui est ma mère, qui sont mes frères ? » Car nul n’est génie en son pays. La vraie famille des génies est ailleurs, elle est dans les êtres qui les voient avec un cœur purifié. Les autres, ceux qui appartiennent non à la pensée mais à la société, les sacrifient, en font leur victime expiatoire. Socrate doit boire la ciguë, Jésus comme tous les prophètes est persécuté, Nietzsche comme tant d’autres choisit plutôt la folie, Rimbaud s’en va, Van Gogh est « suicidé de la société », comme le dit Artaud. Car ainsi que le résume René Char, « Ce dont le poète souffre le plus dans ses rapports avec le monde, c’est du manque de justice interne. » Les génies sont juste justes, à tous les sens du terme. Les hommes sont dans l’existence, le génie dans le pur être.

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Alexander Grothendieck, « La clef des songes » (3) Sur la responsabilité

Voici la dernière partie de notre lecture du livre spirituel du génial mathématicien, avec ce choix de passages – les précédents sont ici et ici (sur la création). Le livre peut aussi être lu en entier en pdf.

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« Car la laideur est de l’homme seul et non de la nature, et notre laideur et celle des autres est là comme une tâche et comme une l e ç o n  pour être apprise et connue, comprise et assumée, et comme une é p r e u v e  pour être surmontée…
C’est pourquoi aussi un soi-disant « art » qui cultive « le beau » en fuyant « le laid » comme la peste, n’a d’ « art » que le nom. Il est non seulement stérile, mais de plus (et les deux vont de pair), il dégage un ennui mortel, l’ennui des choses f a u s s e s, des choses insipides que seul l’homme sait produire ! L’amour n’est pas moins réel ni moins grand parce qu’il y a un pot de chambre sous le lit des amants, ni la mort un passage moins crucial pour l’âme et un processus moins essentiel et moins créateur dans le flux puissant de la vie, parce que les chairs de ce qui fut un corps vivant se faisandent et que leur odeur peut-être nous incommode, ni l’enfantement et la naissance d’un nouvel être un événement moins marquant et une expérience moins profonde pour la mère et pour l’enfant, parce que les draps de l’accouchée sont maculés peut-être d’urine et de sang… »

« La résonance « spirituelle » dans ma connaissance du feu est d’ailleurs forte et irrécusable (et il n’y a pour moi qu’il en était de même de la connaissance que mon père avait des âpres hivers de la Russie). Il y a un sens très vif de la beauté et d’une certaine qualité v i v a n t e du feu. Je souffre quand je vois un feu maltraité et malheureux, chose qui n’est pas si rare hélas. La façon dont quelqu’un s’occupe d’un feu en dit beaucoup sur lui, y compris sûrement au niveau spirituel. Tout est relié, et notre être s’inscrit dans chacun de nos faits et gestes. »

« Ce sceau du Groupe sur l’être en formation, transmis qu’il est par les êtres adultes de son entourage déjà marqués par ce même sceau et qui se bornent à perpétuer aveuglément les mutilations reçues par eux-mêmes, ne changera sa nature, viscéralement et foncièrement ignorante des processus créateurs et ennemie de tout signe d’autonomie intérieure du jeune enfant, et l’ambiance qui entoure celui-ci ne changera radicalement de nature, que si les hommes qui constituent le Groupe ont déjà changé.
Depuis ses origines, l’humanité est restée bloquée spirituellement dans ce cercle vicieux, dont la boucle d’acier me paraît tout aussi tenace aujourd’hui qu’elle le fut jamais – le réflexe du troupeau me paraît marqué dans la psyché humaine aussi profondément et de façon aussi généralisée que jamais. Si « progression » il y a, elle n’est en tout cas pas dans un quelconque affaiblissement de ce réflexe, et des attitudes d’irresponsabilité personnelle qui l’accompagnent. Bien au contraire, cette irresponsabilité me paraît aujourd’hui plus grande peut-être qu’elle ne le fut jamais, encouragée qu’elle est encore par la mainmise de plus en plus envahissante de l’État et de ses institutions sur la vie personnelle de chacun. »

« À mesure qu’un être mûrit spirituellement (…) c’est la qualité de vérité, d’authenticité de ses actes, ou au contraire leur caractère « faux », factice, « facile », ou mécanique, qu’il aura tendance de plus en plus à prendre comme mesure de leur caractère « bienfaisant » ou « malfaisant », comme la mesure du « bien » et du « mal ». C’est ce discernement délicat, jamais acquis, toujours à renouveler dans toute situation nouvelle à laquelle il se trouve confronté, en tenant compte de « la loi » simplement comme d’une contrainte parmi d’autres plus ou moins impérieuses suivant les circonstances, qui de plus en plus lui tiendra lieu de lumière pour éclairer et pour guider ses actes ; en accord avec la loi s’il est possible, et à son encontre s’il le faut, et dans un cas comme dans l’autre, tant spirituellement que pratiquement, à ses propres risques et périls. »

« Certes, il n’y a rien de plus fréquent que la conviction à bon compte d’avoir bien agi. Les pires abominations se commettent dans l’inébranlable conviction de faire ce qu’on a à faire (avec le plus souvent l’approbation totale et unanime du Groupe auquel on s’identifie, est-il besoin de le dire…), d’être on ne peut plus « en règle avec sa conscience » (qui a toujours bon dos). Sans doute même ne pourraient-elles pas s’accomplir sans cela, et en tout cas pas en pleine connaissance de causeMais cette conviction, tout comme ce qu’on appelle communément « la conscience » proviennent du moi, elles n’impliquent pas les couches tant soit peu profondes de la psyché et ne sont nullement le reflet ou la source d’une véritable connaissance. Ces convictions font partie des accessoires du rôle que nous avons choisi de jouer, et cette « conscience » (qu’elle soit « bonne » ou «  mauvaise », peu importe la différence…) fait partie du livret. Ces simagrées-là se déroulent dans les couches périphériques de la psyché. Et je n’ai aucun doute que dans ce cas si commun, celui du sempiternel « cinéma » qu’on joue à soi-même, on est toujours parfaitement au courant du jeu qui se joue. Mais cette connaissance reste à fleur de conscience, et au besoin est refoulée dans les parties plus ou moins profondes de l’Inconscient. »

« Cette voix-là [celle de la bonne ou de la mauvaise conscience] n’est ni plus ni moins que celle du Censeur, fidèle Gardien de la Loi et des processus du Groupe intériorisés par l’ego. J’ai parlé dans le texte principal de la « bonne » conscience (« à bon compte »). Pour ce qui est de la mauvaise, je donnerai comme exemple instructif (parmi des millions similaires) celui du commandant de camp de concentration SS qui à coup sûr, le jour où il n’arrive pas (pour des raisons techniques indépendantes de sa bonne volonté manifeste) à remplir son « quota » quotidien de juifs à faire passer au four crématoire, ne manquera pas d’avoir mauvaise conscience vis-à-vis du Fürher et de la Nation germanique ; tout au moins si c’est un homme de scrupule et de devoir digne des hautes responsabilités à lui confiées. »

« Ainsi l’acte « bon » ou « bénéfique », celui qui œuvre « le bien », n’est plus pour moi celui dont les conséquences prévues me paraissent telles, ni celui accompli dans de louables intentions, et encore moins l’acte « licite », conforme à la loi ou aux usages, mais bien l’ a c t e f e r t i l e spirituellement. Et si modeste et si humble soit-il, l’acte fertile pour celui qui l’accomplit est aussi l’acte fertile pour tout autre être et pour tout l’Univers dans sa totalité. Un tel acte ne présuppose chez celui qui l’accomplit aucune connaissance sur la nature de l’acte et sur ses effets possibles, probables ou certains, ni immédiats ni lointains. Il ne présuppose aucune maturité spirituelle ou mentale particulière. L’acte fertile n’est autre que l’ a c t e  a u t h e n t i q u e, c’est-à-dire celui accompli dans un é t a t  d e  v é r i t é  d e  l’ ê t r e. Un tel acte est accessible à chacun à tout moment, en toutes circonstances, conformément à son propre libre choix. Accomplir un tel acte, c’est simplement être fidèle à soi-même, à « ce qui est le meilleur en nous ». C’est simplement « être soi-même » en acquiesçant à son propre devenir spirituel, c’est véritablement être, et c’est véritablement d e v e n i r. »

« Je voudrais revenir encore sur l’ é t a t  d e  v é r i t é. C’est donc là l’état créateur au plan spirituel, l’état « pleinement créateur » dont sourd l’œuvre spirituelle. On peut aussi le décrire comme l’état d’une c o m m u n i o n avec l’Hôte invisible, avec Dieu en nous : l’ é t a t  d’ é c o u t e  d e  l a  v o i x  i n t é r i e u r e, de cette voix qui nous souffle, en chaque moment où nous faisons silence, ce qui est essentiel pour éclairer notre libre choix vers « l’acte juste » qui correspond aux exigences de ce moment. Cette écoute créatrice n’est pas l’écoute passive, celle qui se borne à « prendre connaissance », mais une é c o u t e e f f i c a c e, rendue telle par la foi en ce qui est entendu. En cette foi immédiate et nue gîte l’étincelle prête en tout moment à fuser, à embraser et à se transformer en acte créateur – tel un feu qui jaillit et saisit et transforme un bois mort en chaleur et en flammes ! C’est elle, la foi, la virginale ardeur de l’âme qui éveille la force enfouie ou assoupie au fond des souterrains et qui libère, anime et soutient. C’est elle qui transforme brebis moutonnière en aigle, au vol puissant et solitaire… »

« Il semblerait que dans les Desseins de Dieu sur l’homme, ce soient la liberté et la responsabilité humaines qui soient la  p r i o r i t é  p r e m i è r e  e t  i n v i o l a b l e, alors que le temps, les errances, les errements et la souffrance (se prolongeant à l’infini et sans mesure aucune, dirait-on…) ne soient pas pour Lui de la moindre conséquence ; si ce n’est, uniquement, en tant que p r i x pour l’ultime fruition de ce « premier », comme la v o i e vers l’épanouissement ultime de la libre créativité de l’être. »

« Tout acte créateur, si infime qu’il puisse paraître, et alors même qu’il semblerait à jamais perdu et oublié, est un c o m m e n c e m e n t, géniteur fécond d’une suite sans fin d’actes issus de lui qui le continuent et le parachèvent. Toute création, en tant qu’œuvre qui n’est pas que de l’homme mais aussi de Dieu, a vie et valeur éternelle. »

« Pour moi ça avait été le magouillage généralisé scientifiques-militaires qui avait fini par me mettre en marche. Pour un autre c’était le bruit de nuit et de jour qui soudain lui apparaissait dans toute sa dimension démentielle. Pour un autre encore, l’air même qu’il respirait, auquel il n’avait jamais prêté attention et qui, il le sentait bien à présent, insidieusement le rongeait. Ou des longues études dans lesquelles on s’était investi avec une conviction de commande et dont on découvrait, dans une clarté soudaine et fulgurante, qu’elles n’avaient aucun sens – une simagrée de singes dressés ! Tel autre expulsé de chez lui avec les siens à brève échéance, par quelque sombre spéculation immobilière. Ou la muette menace d’une centrale nucléaire non loin de là (…) Pour ces hommes et ces femmes (et bien souvent des gosses aussi, dont la carapace isolante est moins épaisse et moins étanche), de découvrir qu’ils n’étaient pas seuls de leur espèce, que d’autres avaient passé et passaient par de tels caps et ne craignaient pas d’en parler, était une délivrance. Le travail le plus utile, je crois, que nous avons pu faire par le moyen du groupe et de son bulletin, c’était d’aider certains parmi eux à sortir de cet isolement, vécu souvent comme une tare et comme une impuissance, et à se découvrir porteurs d’un mouvement qui les dépassait autant qu’il dépassait le petit groupe aux moyens ô combien modestes que nous formions. »

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Alexander Grothendieck, « La clef des songes » (2) Sur la création

Je poursuis ma lecture avec cette deuxième volée de passages, splendides, de ce livre d’un mathématicien génial.  Il y en aura une troisième.

grothendieck*

« La création se distingue d’une simple p r o d u c t i o n  par le fait qu’en plus de l’ « œuvre extérieure » (la seule dont on tienne compte communément), elle s’accompagne d’une « œuvre intérieure » qui en constitue l’aspect essentiel. L’ a c t e   c r é a t e u r, ou le processus ou le travail créateur, e s t   c e l u i   q u i t r a n s f o r m e   l’ ê t r e   q u i   l’ a c c o m p l i t  ou en lequel il s’accomplit – plus précisément celui qui le transforme dans le sens d’un devenir en puissance, d’une croissance qui ne soit celle du moi ( et qui est tout autre chose aussi qu’une accumulation de « connaissances » ou de « savoir-faire »), d’une maturité. Pour apprécier la qualité créatrice d’un acte ou d’une activité, la nature de l’œuvre extérieure (c’est-à-dire de l’effet et de la trace de cet acte ou activité sur le monde extérieur) est entièrement accessoire. À la limite, une telle œuvre peut même être absente. Tel est le cas notamment de l’activité créatrice du très jeune enfant.
Pour autant que je puisse voir, la transformation créatrice de l’être consiste toujours en l’apparition en lui d’une c o n n a i s s a n c e n o u v e l l e, ou en l’approfondissement ou en le renouvellement d’une connaissance déjà présente. La connaissance dont il s’agit n’est pas nécessairement formulée ni même formulable. Le travail de formulation ou de reformulation d’une intuition qui restait informulée, ou dont la formulation laissait en nous un indéfinissable sentiment d’insatisfaction (quand elle n’apparaissait déjà comme insuffisante), est au cœur de toute activité créatrice intellectuelle. Un tel travail est voisin de celui qui fait remonter une connaissance diffuse présente en des couches profondes de la psyché vers des couches moins éloignées de la surface, et qui (quand les conditions sont propices et que le travail se poursuit jusqu’à son terme) peut aboutir à l’apparition de cette connaissance jusque dans le champ conscient – moment vécu comme une illumination soudaine ! Ce type de travail, de formulation et de « conscientisation », est toujours créateur. Il est même permis de penser que tout travail créateur est de cette nature. Toujours est-il que ces observations montrent que la « connaissance » qui se crée ou se transforme dans tout travail créateur n’est pas réduite à la connaissance consciente, il s’en faut. Plutôt, le processus ou l’acte créateur est celui qui modifie d’une façon irréversible (comme la maturation d’un fruit est elle aussi irréversible), « l’état de connaissance » de la psyché dans son ensemble, et ceci, de plus, de façon à impliquer tout au moins ses couches profondes. L’origine ou le « lieu » (dans la psyché) de l’activité créatrice se situe en tout cas au niveau des couches les plus profondes, entièrement hors de portée du regard conscient. Il est possible que « ce qui se passe » exactement dans l’Inconscient profond quand l’être crée et qui « est » la création, doive échapper à jamais à la connaissance humaine.
C’est suivant la nature de la connaissance qui se forme ou se transforme qu’on peut distinguer les trois plans de création : charnel, mental, spirituel, dont il s’agirait de comprendre les relations mutuelles.
Une autre parmi les nombreuses façons de cerner par un de ses aspects essentiels l’acte ou l’activité créateurs, c’est de dire que ce sont ceux qui sont à l’œuvre et portent la marque d’un état de l i b e r t é de la psyché. La qualité créatrice est d’autant plus élevée que l’état de liberté est plus complet, c’est-à-dire encore, que l’acte ou l’activité est moins redevables aux « mécanismes psychiques » (dus avant tout au conditionnement), et plus particulièrement, aux mécanismes d’imitation, de reproduction, de répétition. À ce titre, tout acte créateur au plein sens du terme est unique et différent de tout autre dans l’histoire de l’Univers depuis sa création. C’est ce caractère d’ u n i c i t é qui permet (tout comme celui de liberté) de mesurer la qualité créatrice d’un acte. Alors même qu’un savoir-faire et un savoir acquis y ont joué un certain rôle (lequel peut être important et même absolument indispensable à un point de vue technique), et que par ce biais, et par d’autres plus cachés (et qui, le plus souvent, échappent presque totalement à une connaissance humaine), d’autres actes créateurs de soi-même ou d’autrui l’aient préparé et y aient contribué, l’acte pleinement créateur ne se réduit pourtant à une « somme totale » des ingrédients qui y concourent de quelque façon, mais il leur apporte e n s u s quelque chose de nouveau et d’entièrement imprévisible ; imprévisible tout autant pour celui en qui s’accomplit l’acte que pour les témoins. Un des traits les plus marquants de tout travail créateur, c’est la surprise toujours renouvelée de celui qui crée devant l’œuvre prenant forme entre ses mains, miraculeusement nouvelle et imprévue à chaque moment. C’est ce caractère du totalement i m p r é v u   e t   i m p r é v i s i b l e , caractère de nature entièrement différente de tout caprice et de tout propos délibéré d’ « originalité » (lesquels ne sont encore qu’imitation et pose), mû au contraire en chaque instant par une nécessité intérieure qui sourd des profondeurs, qui est la marque propre à la   l i b e r t é   c r é a t r i c e. »

« Je puis ajouter que selon mon expérience sans cesse renouvelée et jamais encore démentie, des connaissances au plein sens du terme et provenant de sources si différentes et si éloignées soient-elles (et appartiendraient-elles même à des plans d’existence différents), ne sont jamais incompatibles entre elles. Bien au contraire, quand elles se rapportent à une même situation appréhendée par des voies différentes, toujours elles en fournissent des approches qui, en se complétant mutuellement, nous en donnent une vision plus diversifiée et par là-même plus profonde, qu’aucune d’elles prise isolément ne nous pourrait donner. Qu’une contradiction pourtant semble apparaître entre des connaissances plus ou moins parcellaires d’une même réalité, c’est alors pour moi le signal, non d’une frayeur voire d’une débandade, mais d’une relance soudaine de l’intérêt, d’un suspense inattendu devant une situation qui, par cette apparente contradiction même, est perçue comme intensément créatrice. Je sais d’instinct que dès lors que je me donne la peine de faire un travail de révision (peut-être déchirante…) et d’ajustage (peut-être long et laborieux…) en vue de parvenir à une vision cohérente intégrant avec aisance et sans « frottement » chacune de mes connaissances partielles, en les rectifiant au besoin ou en les nuançant et les approfondissant, non seulement chacune de celles-ci ne pourra manquer d’en bénéficier, mais de plus la vision nouvelle appelée par elles m’apportera une connaissance qui englobera en les dépassant chacune de ces connaissances ainsi renouvelées. Désormais, au lieu de se contredire, elles vont s’éclairer mutuellement. »

« La perception et la connaissance intimes que nous avons du corps de l’aimée ou de l’aimé, auxquelles participent intensément tous nos sens, est, sur son propre plan charnel, d’une richesse qui défie toute expression et toute traduction au niveau mental. Les mots peuvent tout au plus l’évoquer, jamais pleinement l’exprimer dans sa singularité et dans sa richesse particulière, propres ici au plan charnel. La connaissance proprement intellectuelle que nous avons de ce même corps paraît, en comparaison, d’une indigence dérisoire, et de plus étrangement déphasée, au point de sembler quasiment sans rapport avec le vécu charnel. (…) Cette désolante indigence tient sans doute au fait que par sa démarche propre, l’intellect vise à  a b s t r a i r e  le général du particulier et à ignorer tout le reste – et c’est ce « reste » justement qui est t o u t , dans la connaissance charnelle ! D’une grande finesse pour les aspects de la réalité qui correspondent à son éclairage particulier, l’intelligence est cependant totalement inapte à nous donner une appréhension tant soit peu délicate de la réalité et du vécu charnels.
Pourtant, quand on fait table rase de l’intellect, la réalité charnelle peut se « dire » de bien des façons, que « la chair » elle-même (ou l’amour qui œuvre par elle…) semble nous souffler tout bas quand, en des moments de recueillement et de silence, nous sommes prêts à l’écouter. Nous pouvons la dire par le langage parlé, écrit ou chanté – mots d’amour, lettres d’amour, chants d’amour… – langage où le ton et la sonorité des paroles et les rythmes suivant lesquels elles s’assemblent et se suivent ont autant de part que leur sens lexical et participent de quelque mystérieuse façon, défiant toute analyse raisonnée, à l’évocation de la richesse de l’expérience charnelle. Parfois aussi un dessin ou une hâtive ébauche au crayon, au fusain, à la sanguine, à la plume ou une touche d’aquarelle voire un tableau à l’huile, ou un modelage en argile humide ou en terre cuite, évoquent avec plus de puissance encore la réalité de la chair, par le seul biais pourtant de la forme, de la couleur et du contour, que des paroles ne pourraient la dire.
Il s’agit donc ici de l’ e x p r e s s i o n   a r t i s t i q u e , moyen privilégié pour l’appréhension du charnel au niveau du mental. Cette expression ou transposition se fait, non par un processus d’abstraction qui décidément loupe le coche, mais en captant l’ u n i v e r s e l dans l’expérience particulière, à travers une sensibilité toute personnelle. »

« On sent que ce type de connaissance, solidement planté dans la réalité charnelle, est par sa nature également bien plus proche de la réalité spirituelle que ne l’est la connaissance intellectuelle, qui n’a que trop tendance à perdre contact avec l’une comme avec l’autre. Alors que dans la démarche purement intellectuelle nous pouvons accéder au « général » tout en restant entièrement coupé de la réalité spirituelle, il semble que pour atteindre véritablement à l’ « universel », c’est-à-dire à l’expression d’une réalité spécifiquement humaine dans ce qui en fait chose commune à tous les hommes, cela ne soit possible que quand l’homme se trouve dans des dispositions où il n’y a pas une telle coupure, mais où ces facultés d’appréhension spirituelle (lesquelles sont le propre de l’âme et ne proviennent ni du moi ni d’Éros) sont mises à contribution de façon plus ou moins forte. »

« Sûrement, la réalité mathématique est susceptible d’être connue non seulement au plan « mental » ou «  intellectuel » qui lui est propre, mais également par une perception spirituelle, d’ordre plus élevé. Ainsi (j’ai eu l’occasion déjà d’y faire allusion) je ne doute pas un instant que Dieu connaît toute chose mathématique qui ait été « créée » ou « découverte » par l’homme, et qu’il la connaît, de plus, d’une toute autre façon que l’homme ne la connaît, par une vision justement qui n’est pas « intellectuelle » (du moins pas au sens restreint où nous l’entendons) mais « spirituelle ». Et la connaissance « spirituelle » que nous-mêmes pouvons en avoir, ou « l’éclairage spirituel » de cette réalité que notre esprit (s’il est suffisamment affiné) devrait pouvoir percevoir, serait comme un reflet de cette connaissance que Dieu lui-même, présent en nous comme l’Hôte invisible, en a. »

« Réflexion faite, ce que je crois finalement percevoir comme la « dimension spirituelle » dans la connaissance des choses mathématiques elles-mêmes me paraît essentiellement consister en la « même » sorte de « connaissance » (ou d’ « éclairage ») que tantôt, quand il était question de la réalité charnelle. C’est la perception aiguë de la beauté qui imprègne toute chose mathématique, fût-ce la plus humble, et qui suscite en celui qui la découvre ou la redécouvre, ou qui seulement la rencontre sur son chemin comme une amie de vieille date, les dispositions de tendresse muette et d’émerveillement de l’amant. C’est dans cette tendresse et dans cet émerveillement sans cesse renouvelés que se trouve le meilleur et le vrai salaire pour la peine que se donne l’ouvrier, sans compter ni sentir passer les heures ni les journées. C’est l’âme de la création plénière, de celle qui nous mène sans forcer et comme sur la pointe des pieds au cœur virginal des choses.
Cette beauté perçue dans toute chose même « petite » par elle-même, se retrouve dans la vivante perfection des innombrables relations au sein d’une multiplicité infinie de choses venant toutes concourir, chacune dans sa forme à elle et avec son propre visage, à l’harmonie achevée d’un même Tout. C’est ainsi parfois qu’au bout peut-être d’un long et intense cheminement, cette beauté qui chante par la voix de toute chose un chant qui n’est qu’à elle, pour s’insérer pourtant comme par une prédestination secrète et s’unir en un vaste contrepoint à celle de toutes les autres, ruisselets s’égrenant et se joignant en ruisseaux et les ruisseaux en chantantes rivières venant confluer en vaste fleuves d’harmonie vers une même Mer infinie – cette beauté et cet ordre qui pénètrent et élèvent toute chose et unissent et relient dans un même Chant l’infime et l’immense, élèvent l’âme elle-même à la joie sereine de la contemplation. Dans cette vision qui embrasse tout en déployant, dans cette contemplation qui accueille en même temps qu’elle ordonne, il y a comme une préscience de la véritable essence de ce qui est contemplé, à quoi nous avons accédé patiemment et laborieusement par les chemins arides et pierreux, comme tirés en avant irrésistiblement par cette préscience en devenir en nous. Cette contemplation qui nous attendait au bout d’un long et laborieux voyage, tout comme la joie et l’émerveillement pour chacune des fleurs sans nombre qui bordent le chemin, ne sont pas de l’ordre simplement de l’ « intellectuel » ni même du « mental ». Elles sont d’essence spirituelle. »

à suivre

début de la lecture, passages : ici