Alexander Grothendieck, « La clef des songes » (2) Sur la création

Je poursuis ma lecture avec cette deuxième volée de passages, splendides, de ce livre d’un mathématicien génial.  Il y en aura une troisième.

grothendieck*

« La création se distingue d’une simple p r o d u c t i o n  par le fait qu’en plus de l’ « œuvre extérieure » (la seule dont on tienne compte communément), elle s’accompagne d’une « œuvre intérieure » qui en constitue l’aspect essentiel. L’ a c t e   c r é a t e u r, ou le processus ou le travail créateur, e s t   c e l u i   q u i t r a n s f o r m e   l’ ê t r e   q u i   l’ a c c o m p l i t  ou en lequel il s’accomplit – plus précisément celui qui le transforme dans le sens d’un devenir en puissance, d’une croissance qui ne soit celle du moi ( et qui est tout autre chose aussi qu’une accumulation de « connaissances » ou de « savoir-faire »), d’une maturité. Pour apprécier la qualité créatrice d’un acte ou d’une activité, la nature de l’œuvre extérieure (c’est-à-dire de l’effet et de la trace de cet acte ou activité sur le monde extérieur) est entièrement accessoire. À la limite, une telle œuvre peut même être absente. Tel est le cas notamment de l’activité créatrice du très jeune enfant.
Pour autant que je puisse voir, la transformation créatrice de l’être consiste toujours en l’apparition en lui d’une c o n n a i s s a n c e n o u v e l l e, ou en l’approfondissement ou en le renouvellement d’une connaissance déjà présente. La connaissance dont il s’agit n’est pas nécessairement formulée ni même formulable. Le travail de formulation ou de reformulation d’une intuition qui restait informulée, ou dont la formulation laissait en nous un indéfinissable sentiment d’insatisfaction (quand elle n’apparaissait déjà comme insuffisante), est au cœur de toute activité créatrice intellectuelle. Un tel travail est voisin de celui qui fait remonter une connaissance diffuse présente en des couches profondes de la psyché vers des couches moins éloignées de la surface, et qui (quand les conditions sont propices et que le travail se poursuit jusqu’à son terme) peut aboutir à l’apparition de cette connaissance jusque dans le champ conscient – moment vécu comme une illumination soudaine ! Ce type de travail, de formulation et de « conscientisation », est toujours créateur. Il est même permis de penser que tout travail créateur est de cette nature. Toujours est-il que ces observations montrent que la « connaissance » qui se crée ou se transforme dans tout travail créateur n’est pas réduite à la connaissance consciente, il s’en faut. Plutôt, le processus ou l’acte créateur est celui qui modifie d’une façon irréversible (comme la maturation d’un fruit est elle aussi irréversible), « l’état de connaissance » de la psyché dans son ensemble, et ceci, de plus, de façon à impliquer tout au moins ses couches profondes. L’origine ou le « lieu » (dans la psyché) de l’activité créatrice se situe en tout cas au niveau des couches les plus profondes, entièrement hors de portée du regard conscient. Il est possible que « ce qui se passe » exactement dans l’Inconscient profond quand l’être crée et qui « est » la création, doive échapper à jamais à la connaissance humaine.
C’est suivant la nature de la connaissance qui se forme ou se transforme qu’on peut distinguer les trois plans de création : charnel, mental, spirituel, dont il s’agirait de comprendre les relations mutuelles.
Une autre parmi les nombreuses façons de cerner par un de ses aspects essentiels l’acte ou l’activité créateurs, c’est de dire que ce sont ceux qui sont à l’œuvre et portent la marque d’un état de l i b e r t é de la psyché. La qualité créatrice est d’autant plus élevée que l’état de liberté est plus complet, c’est-à-dire encore, que l’acte ou l’activité est moins redevables aux « mécanismes psychiques » (dus avant tout au conditionnement), et plus particulièrement, aux mécanismes d’imitation, de reproduction, de répétition. À ce titre, tout acte créateur au plein sens du terme est unique et différent de tout autre dans l’histoire de l’Univers depuis sa création. C’est ce caractère d’ u n i c i t é qui permet (tout comme celui de liberté) de mesurer la qualité créatrice d’un acte. Alors même qu’un savoir-faire et un savoir acquis y ont joué un certain rôle (lequel peut être important et même absolument indispensable à un point de vue technique), et que par ce biais, et par d’autres plus cachés (et qui, le plus souvent, échappent presque totalement à une connaissance humaine), d’autres actes créateurs de soi-même ou d’autrui l’aient préparé et y aient contribué, l’acte pleinement créateur ne se réduit pourtant à une « somme totale » des ingrédients qui y concourent de quelque façon, mais il leur apporte e n s u s quelque chose de nouveau et d’entièrement imprévisible ; imprévisible tout autant pour celui en qui s’accomplit l’acte que pour les témoins. Un des traits les plus marquants de tout travail créateur, c’est la surprise toujours renouvelée de celui qui crée devant l’œuvre prenant forme entre ses mains, miraculeusement nouvelle et imprévue à chaque moment. C’est ce caractère du totalement i m p r é v u   e t   i m p r é v i s i b l e , caractère de nature entièrement différente de tout caprice et de tout propos délibéré d’ « originalité » (lesquels ne sont encore qu’imitation et pose), mû au contraire en chaque instant par une nécessité intérieure qui sourd des profondeurs, qui est la marque propre à la   l i b e r t é   c r é a t r i c e. »

« Je puis ajouter que selon mon expérience sans cesse renouvelée et jamais encore démentie, des connaissances au plein sens du terme et provenant de sources si différentes et si éloignées soient-elles (et appartiendraient-elles même à des plans d’existence différents), ne sont jamais incompatibles entre elles. Bien au contraire, quand elles se rapportent à une même situation appréhendée par des voies différentes, toujours elles en fournissent des approches qui, en se complétant mutuellement, nous en donnent une vision plus diversifiée et par là-même plus profonde, qu’aucune d’elles prise isolément ne nous pourrait donner. Qu’une contradiction pourtant semble apparaître entre des connaissances plus ou moins parcellaires d’une même réalité, c’est alors pour moi le signal, non d’une frayeur voire d’une débandade, mais d’une relance soudaine de l’intérêt, d’un suspense inattendu devant une situation qui, par cette apparente contradiction même, est perçue comme intensément créatrice. Je sais d’instinct que dès lors que je me donne la peine de faire un travail de révision (peut-être déchirante…) et d’ajustage (peut-être long et laborieux…) en vue de parvenir à une vision cohérente intégrant avec aisance et sans « frottement » chacune de mes connaissances partielles, en les rectifiant au besoin ou en les nuançant et les approfondissant, non seulement chacune de celles-ci ne pourra manquer d’en bénéficier, mais de plus la vision nouvelle appelée par elles m’apportera une connaissance qui englobera en les dépassant chacune de ces connaissances ainsi renouvelées. Désormais, au lieu de se contredire, elles vont s’éclairer mutuellement. »

« La perception et la connaissance intimes que nous avons du corps de l’aimée ou de l’aimé, auxquelles participent intensément tous nos sens, est, sur son propre plan charnel, d’une richesse qui défie toute expression et toute traduction au niveau mental. Les mots peuvent tout au plus l’évoquer, jamais pleinement l’exprimer dans sa singularité et dans sa richesse particulière, propres ici au plan charnel. La connaissance proprement intellectuelle que nous avons de ce même corps paraît, en comparaison, d’une indigence dérisoire, et de plus étrangement déphasée, au point de sembler quasiment sans rapport avec le vécu charnel. (…) Cette désolante indigence tient sans doute au fait que par sa démarche propre, l’intellect vise à  a b s t r a i r e  le général du particulier et à ignorer tout le reste – et c’est ce « reste » justement qui est t o u t , dans la connaissance charnelle ! D’une grande finesse pour les aspects de la réalité qui correspondent à son éclairage particulier, l’intelligence est cependant totalement inapte à nous donner une appréhension tant soit peu délicate de la réalité et du vécu charnels.
Pourtant, quand on fait table rase de l’intellect, la réalité charnelle peut se « dire » de bien des façons, que « la chair » elle-même (ou l’amour qui œuvre par elle…) semble nous souffler tout bas quand, en des moments de recueillement et de silence, nous sommes prêts à l’écouter. Nous pouvons la dire par le langage parlé, écrit ou chanté – mots d’amour, lettres d’amour, chants d’amour… – langage où le ton et la sonorité des paroles et les rythmes suivant lesquels elles s’assemblent et se suivent ont autant de part que leur sens lexical et participent de quelque mystérieuse façon, défiant toute analyse raisonnée, à l’évocation de la richesse de l’expérience charnelle. Parfois aussi un dessin ou une hâtive ébauche au crayon, au fusain, à la sanguine, à la plume ou une touche d’aquarelle voire un tableau à l’huile, ou un modelage en argile humide ou en terre cuite, évoquent avec plus de puissance encore la réalité de la chair, par le seul biais pourtant de la forme, de la couleur et du contour, que des paroles ne pourraient la dire.
Il s’agit donc ici de l’ e x p r e s s i o n   a r t i s t i q u e , moyen privilégié pour l’appréhension du charnel au niveau du mental. Cette expression ou transposition se fait, non par un processus d’abstraction qui décidément loupe le coche, mais en captant l’ u n i v e r s e l dans l’expérience particulière, à travers une sensibilité toute personnelle. »

« On sent que ce type de connaissance, solidement planté dans la réalité charnelle, est par sa nature également bien plus proche de la réalité spirituelle que ne l’est la connaissance intellectuelle, qui n’a que trop tendance à perdre contact avec l’une comme avec l’autre. Alors que dans la démarche purement intellectuelle nous pouvons accéder au « général » tout en restant entièrement coupé de la réalité spirituelle, il semble que pour atteindre véritablement à l’ « universel », c’est-à-dire à l’expression d’une réalité spécifiquement humaine dans ce qui en fait chose commune à tous les hommes, cela ne soit possible que quand l’homme se trouve dans des dispositions où il n’y a pas une telle coupure, mais où ces facultés d’appréhension spirituelle (lesquelles sont le propre de l’âme et ne proviennent ni du moi ni d’Éros) sont mises à contribution de façon plus ou moins forte. »

« Sûrement, la réalité mathématique est susceptible d’être connue non seulement au plan « mental » ou «  intellectuel » qui lui est propre, mais également par une perception spirituelle, d’ordre plus élevé. Ainsi (j’ai eu l’occasion déjà d’y faire allusion) je ne doute pas un instant que Dieu connaît toute chose mathématique qui ait été « créée » ou « découverte » par l’homme, et qu’il la connaît, de plus, d’une toute autre façon que l’homme ne la connaît, par une vision justement qui n’est pas « intellectuelle » (du moins pas au sens restreint où nous l’entendons) mais « spirituelle ». Et la connaissance « spirituelle » que nous-mêmes pouvons en avoir, ou « l’éclairage spirituel » de cette réalité que notre esprit (s’il est suffisamment affiné) devrait pouvoir percevoir, serait comme un reflet de cette connaissance que Dieu lui-même, présent en nous comme l’Hôte invisible, en a. »

« Réflexion faite, ce que je crois finalement percevoir comme la « dimension spirituelle » dans la connaissance des choses mathématiques elles-mêmes me paraît essentiellement consister en la « même » sorte de « connaissance » (ou d’ « éclairage ») que tantôt, quand il était question de la réalité charnelle. C’est la perception aiguë de la beauté qui imprègne toute chose mathématique, fût-ce la plus humble, et qui suscite en celui qui la découvre ou la redécouvre, ou qui seulement la rencontre sur son chemin comme une amie de vieille date, les dispositions de tendresse muette et d’émerveillement de l’amant. C’est dans cette tendresse et dans cet émerveillement sans cesse renouvelés que se trouve le meilleur et le vrai salaire pour la peine que se donne l’ouvrier, sans compter ni sentir passer les heures ni les journées. C’est l’âme de la création plénière, de celle qui nous mène sans forcer et comme sur la pointe des pieds au cœur virginal des choses.
Cette beauté perçue dans toute chose même « petite » par elle-même, se retrouve dans la vivante perfection des innombrables relations au sein d’une multiplicité infinie de choses venant toutes concourir, chacune dans sa forme à elle et avec son propre visage, à l’harmonie achevée d’un même Tout. C’est ainsi parfois qu’au bout peut-être d’un long et intense cheminement, cette beauté qui chante par la voix de toute chose un chant qui n’est qu’à elle, pour s’insérer pourtant comme par une prédestination secrète et s’unir en un vaste contrepoint à celle de toutes les autres, ruisselets s’égrenant et se joignant en ruisseaux et les ruisseaux en chantantes rivières venant confluer en vaste fleuves d’harmonie vers une même Mer infinie – cette beauté et cet ordre qui pénètrent et élèvent toute chose et unissent et relient dans un même Chant l’infime et l’immense, élèvent l’âme elle-même à la joie sereine de la contemplation. Dans cette vision qui embrasse tout en déployant, dans cette contemplation qui accueille en même temps qu’elle ordonne, il y a comme une préscience de la véritable essence de ce qui est contemplé, à quoi nous avons accédé patiemment et laborieusement par les chemins arides et pierreux, comme tirés en avant irrésistiblement par cette préscience en devenir en nous. Cette contemplation qui nous attendait au bout d’un long et laborieux voyage, tout comme la joie et l’émerveillement pour chacune des fleurs sans nombre qui bordent le chemin, ne sont pas de l’ordre simplement de l’ « intellectuel » ni même du « mental ». Elles sont d’essence spirituelle. »

à suivre

début de la lecture, passages : ici

Alexander Grothendieck, « La clef des songes » (1)

Voici des passages, admirables de profondeur, de vérité et de beauté, de ce livre écrit par l’un des plus grands mathématiciens de tous les temps, livre non publié mais disponible en ligne tel qu’il l’a dactylographié en 1987. Ces passages sont extraits d’une lecture jusqu’à la page 172. Je donnerai des passages de la suite du texte prochainement. Les extraits sont donnés par ordre d’apparition dans le texte.

grothendieck*

« …cette confiance totale, cette foi. Elle est de même nature, il me semble, que la connaissance que j’ai depuis toujours de la « force » en moi – de la capacité de connaître de première main, et de créer sans avoir à imiter quiconque. »

« Et ton désir et ta faim sont l’étincelle et le feu jaillissant de ton être et dévorant le bois qui t’est offert par Dieu. »

« La pulsion de connaissance dans mon travail de mathématicien était de la même nature que la pulsion amoureuse. Les paroles et les images qui me venaient spontanément, voulant évoquer la pulsion de découverte dans son essence, étaient paroles et images de l’amour charnel que me soufflait Éros. » « Et ce mépris que de nos jours je vois s’étaler de toutes parts pour ce qui fait l’essence même de toute création, pour cette chose infiniment fragile et délicate et infiniment précieuse, n’est qu’un des innombrables visages du  s e c r e t , lourd d’ambiguïté et de honte qui, de temps immémoriaux, entoure l’acte de conception – l’acte de vie même dont notre être de chair est le fruit. »

« Ce qui me frappe surtout, dans ce qui m’est connu de l’histoire des sciences, c’est bien moins ce qui est présenté souvent comme des « éclairs de génie », ni les avancées soudaines, parfois spectaculaires, qu’elles amorcent, mais bien plutôt les résistances d’inertie énormes qui retiennent pendant des générations et des siècles, voire des millénaires, l’apparition desdits « éclairs », et qui souvent, après coup encore, font obstacle à ce que leur message évident soit bel et bien assimilé par notre espèce. »

« Car l’Oeuvre est d’art, et non de copie. »

« Ce sont ces rêves prophétiques, et eux seulement, qui me donnent une complète assurance au sujet de la survie à brève échéance de notre espèce (qui l’an dernier encore me paraissait plus que douteuse), et au sujet de l’avenir qui nous attend. Non seulement il y aura encore une humanité d’ici quelques décennies, mais je sais aussi qu’elle ne sera pas morte spirituellement comme elle l’est à présent. Et c’est dans une ambiance de vie, non dans des relents de décomposition et de mort, qu’un message comme celui que je porte sur le rêve et sur le Maître du rêve, pourra être a c c u e i l l i au plein sens du terme : non comme un « happening », comme du bruit qui se rajoute au bruit, mais comme une semence faite pour germer et pour lever. Pendant quelques années encore, ce que j’annonce sera sans doute une voix qui crie dans le désert – dans un désert de bruit. Ce n’est pas moi qui ai le pouvoir de commander au bruit de faire silence, ni de faire s’ouvrir les oreilles sourdes. Mais viendra le choc de la Tempête, et les oreilles de ceux qui vivront entendront, et les yeux verront. Et ce qui était déraison, folie et délire pour les pères, sera accepté par les enfants et les petits-enfants comme choses allant de soi.
Ce sera, en somme, une nouvelle « table de multiplication », gracieusement fournie par le bon Dieu par mes bons offices. Elle complétera l’ancienne de triste mémoire – que personne non plus, après Adam et Ève et au cours des générations d’écoliers accablés, n’aura jamais pris la peine de vérifier. »

« De plusieurs rêves que j’ai eus depuis le mois d’octobre dernier, Dieu m’a fait comprendre de façon bien inattendue que mes « proches », selon Lui, ne sont ni les membres de ma famille ni les gens d’instruction voire de vaste culture (parmi lesquels j’aurais tendance à chercher des interlocuteurs), mais bien des pauvres parmi les pauvres, représentés surtout (dans la France où je vis) par les travailleurs nord-africains. »

« C’est une grande grâce que de rencontrer sur sa route un être dans lequel se trouve réalisé, humblement et dans sa perfection, l’accord complet et l’unité avec Dieu qui vit en lui. Et dans ma vie comblée de grâces, c’est une des plus grandes à mes yeux d’avoir connu familièrement, pendant des années cruciales de mon enfance, un tel être.
J’ai fait un rêve où il est question comme en passant de ces êtres-là, représentés dans ce rêve par un groupe d’enfants. Ce sont les « enfants de l’esprit ». Ils habitent dans une maison dans le jardin de Dieu, attenante à une autre, que j’ai reconnue comme la demeure des « mystiques », des amants de Dieu. »

« La moindre cellule vivante, du simple point de vue de sa structure physico-chimique déjà (sans même parler du souffle de vie qui l’anime et qui le fait se perpétuer et concourir à sa façon à l’harmonie du Tout…), est une telle merveille de finesse, que tout ce que l’esprit et l’industrie de l’homme a pu imaginer et façonner est, en comparaison, un pur néant. (…) Ainsi, on voit la même Intelligence à l’œuvre, obstinément, tout au cours de l’évolution de la vie sur la terre, se poursuivant sans relâche pendant six milliards d’années. Elle intervient de façon irrécusable, pour le moins, lors de chacun des grands « sauts » qualitatifs, des « innovations évolutionnistes », qui s’ébauche, se poursuit tenacement et s’accomplit enfin au cours de centaines de millions d’années, quand ce ne sont des milliards. (…)
Et tout au long de cette très longue histoire qui remonte à l’origine des temps, on voit se profiler une I n t e n t i o n, un  D e s s e i n, qui reste mystérieux pour l’intelligence humaine mais dont la présence est tout aussi irrécusable que dans une entreprise humaine (…).
Ces choses-là, que la raison à elle seule peut pleinement saisir, et qui s’imposent à elle avec la force de l’évidence, étaient alors pleinement comprises par moi. Elles le sont restées ma vie durant, sans qu’à aucun moment ne s’y mêle la moindre réserve, le moindre doute. Leur caractère d’évidence n’est pas moindre que celui des propositions mathématiques les mieux comprises et les mieux établies. (…)
Il était en tout cas cette Intelligence souveraine, infinie, créatrice de la vie et (cela allait dès lors de soi) créatrice aussi de l’Univers tout entier, et des lois qui le régissent. »

« Aussi longtemps que l’homme sera en état de guerre insidieuse ou déclarée contre Éros, aussi longtemps sera-t-il en guerre contre lui-même et contre Dieu, et il dévastera ses semblables et la terre entière pour échapper au conflit ignoré qui l’oppose à lui-même et qui dévaste et désertifie son être. »

« Plus le moteur est puissant, plus il importe que l’œil soit alerte et le conducteur vigilant. Et qu’on n’accuse pas le moteur, qui est ce qu’il doit être et une merveille. Qu’on s’en prenne plutôt au maître du véhicule pour son absence ou pour son manque de vigilance. »

« Que je le veuille ou non, le Sens de l’existence, le Sens créateur en action dans ma vie comme dans le Monde et dans son histoire, je ne peux le voir désormais qu’en Dieu, comme émanant de Dieu. Ce Sens, ce Tao, n’est autre chose pour moi que le    D e s s e i n  d e  D i e u. C’est le dessein originel et éternel, présent dès avant la création du Monde, Inspiration maîtresse de l’Oeuvre encore à naître, avant même que l’Esprit ne se préoccupe des moyens et de la manière, ne façonne ses outils et ne rassemble sa matière. Et aussi bien, c’est le Dessein vivant en action à chaque moment, en chaque lieu de l’Oeuvre vivante qu’effleure la Main du Créateur. Dessein infini, inexprimable, Présence silencieuse et agissante en chaque instant et de toute éternité, discrète et clairvoyante, imprégnant et éclairant toute chose sur tous les plans d’existence… »

« Quand le temps est mûr pour la Récolte, les nuits mêmes viennent rehausser de leur profondeur la clarté des jours, et l’ivraie qui étouffait les blés se change en grain sous la faucille du moissonneur. »

« Le « dessein » qui guide notre main, dans tout travail qui n’est de copie mais qui crée, est invisible et proprement « mystérieux » – il sourd et gîte et se transforme dans la nuit complète des couches les plus profondes de la psyché, à jamais inaccessibles au regard conscient. Mais ce qui devient ainsi manifeste n’est pas ce qui lui a donné naissance et qui, lui-même se transformant à mesure que le travail se poursuit et que l’œuvre manifeste se crée, reste toujours latent, toujours dérobé au regard, niché dans la nuit profonde au creux de la Main de Dieu. »

« Un thème qui me paraît plus crucial que tout autre est celui du rêve, abordé enfin dans la dimension spirituelle qui lui revient, et débarrassé de la gangue pseudo-scientifique dont il a été encombré et qui a trop longtemps fait obstacle à une véritable intelligence du rêve et de la nature du rêve. »

« Et c’est là certes une tâche importante à moi impartie, d’annoncer ce qui m’a été révélé à l’intention de tous – d’annoncer la Tempête et l’Ondée qui suit la Tempête, prémices de la grande Mutation. Ceux qui ont des oreilles pour entendre, entendront ! »

« Il en est si peu qui vraiment se lancent, qui savent qu’ils ont des ailes et sont faits pour voler… »

« À vrai dire, d’ici quelques générations déjà, les temps « d’avant » paraîtront à tous d’une démence telle et d’une telle barbarie, que ce sont eux désormais qui paraîtront proprement « impensables » et « impossibles », tant ils dépasseront les capacités de l’imagination même la plus téméraire ! Le fameux « âge des cavernes » fera figure de charmante idylle bucolique à côté des aberrations de l’âge programmatique et de l’électron. »

« Mais surtout, la voie créatrice est voie solitaire. C’est là ce qui effraye. Et cette grande peur de créer, cette grande peur d’être soi-même, n’est autre que la peur d’être s e u l   f a c e  à  t o u s , dans un monde où celui-là seul est accepté qui se confond dans le troupeau ou qui le représente. »

« La singularité foncière de l’être est niée avec toute l’immense force coercitive dont le Groupe dispose, lequel s’efforce de la niveler à tout prix (« tu plies ou tu crèves »…), d’en éradiquer toute trace », [coercition qui veut empêcher] « l’accomplissement de sa nature divine qui l’attend au fin bout d’un très long et périlleux cheminement, sans filet sur une corde raide… »

à suivre : ici

Le début

alexander-grothendiecka-t-on jamais vu plus beau sourire ? et ses écrits sont pleins de moments de pure grâce ; d’amour, de bonté, d’intelligence humble et foudroyante ; je l’aime follement

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Cette nuit j’ai rencontré Alexander Grothendieck. Près, très près. Comme il dit, c’est dingue : dès l’instant où j’ai vu son nom, j’ai été irrépressiblement attirée par lui, que je ne connaissais pas. Je ne peux pas me détacher de lui, je ne le veux pas non plus. Ce n’est que le début.

ses livres en ligne :

Récoltes et semailles

La clef des songes, ou Dialogue avec le bon Dieu

Engendrements

grece-couleuren Grèce à 17 ans, photographiée par une compagne de voyage allemande, Éva

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Tu me tues fut le premier titre de Forêt profonde. Il s’agissait d’un crime moral, tel que dit par Sade, cité dans mon texte pour expliquer ce qui m’avait été fait. Le fait est que je mourus en effet, perdant mon nom, mon identité. Le fait est aussi que Dieu ne le permit pas, et que je suis redevenue vivante, dans mon intégrité. Je viens d’entendre un linguiste dire que les hommes avaient inventé le langage afin de pouvoir raconter les histoires fondatrices de leur société, comme celle du meurtre d’Abel par Caïn, afin de prévenir que cela ne devait pas se reproduire. Je ne sais s’il a raison, mais s’il a raison, les hommes ont bien échoué. Quant à moi, j’ai d’autres visions sur l’apparition du langage, et je vais les creuser.

Je lis La clef des songes d’Alexander Grothendieck (voir lien dans la colonne), dont j’essaie par ailleurs de comprendre le génie mathématique. Je vois d’ores et déjà que des découvertes que j’ai faites par la langue ont été faites aussi par les mathématiques. Platon dit dans le Cratyle que Socrate dit que selon Héraclite, « tout fait place, rien ne reste en place ». Je lis ceci comme une leçon de géométrie très avancée (disons, au niveau d’Alexander Grothendieck). On interprète le « ta panta rei » hériclatéen (« toute chose coule », « tout coule »), dans le sens « tout passe ». Sans doute est-ce assez fidèle à la pensée d’Héraclite. Cependant j’y entends, moi : tout flue. Il y a là une dynamique propre au vivant. « Tout passe » ne signifie pas seulement « tout meurt ». J’y entends « tout passe à travers », comme le font l’eau et le sable. Je lis ceci aussi comme une leçon de physique quantique. Ce qui était mort a pu paraître vivant, mais est repassé dans la mort. Ce qui était lumière a pu paraître disparu dans l’ombre, mais est toujours lumière. Tout flue : tout voyage, rien de vivant ne se perd.

La connaissance vient par toutes les langues, pas seulement les langues au sens linguistique du terme. Les rêves aussi par exemple, comme l’a compris Grothendieck, sont une langue d’accès à la connaissance. Hier j’ai fait un rêve métaphysique difficile à raconter. Il s’agissait d’une veine, et d’une permutation qui se produisait, ou devait se produire, à l’intérieur de cette veine, la veine qui contenait notre monde.

J’ai des rêves récurrents. Entre vingt et trente ans à peu près, je rêvais souvent de fauves, lions, tigres… avec lesquels je vivais, que j’élevais. J’avais dans mes rêves la conscience du danger que cela représentait, mais pas de peur. Un sentiment de beauté, d’extrême, et de devoir. Ces rêves ont passé quand je me suis mise à écrire, plutôt, pour élever les fauves. Depuis la toute jeune adolescence, je fais aussi, de façon récurrente, le rêve que je marche dans l’air, au-dessus du sol, au-dessus du monde. Ce rêve est si réaliste que chaque fois que je le fais, je reste intimement convaincue une bonne partie de la journée qu’il est vrai, qu’il y a vraiment des temps où je marche en apesanteur, réellement. Après tout, ce n’est pas impossible. Depuis un temps tout aussi lointain, je fais cet autre rêve, de façon très récurrente, d’habiter dans un appartement ou une maison beaucoup plus vaste que je ne le croyais, découvrant sans cesse de nouveaux espaces, de nouvelles pièces, dans la joie, la paix et l’émerveillement. J’ai fait ce rêve encore cette nuit.

Les miracles ne sont pas des événements qui se produisent ponctuellement. Les miracles se suivent continuellement, la vie et l’être, même, sont une suite perpétuelle de miracles, un miracle toujours renouvelé. Si les miracles, comme dans la perception triviale qu’on en a, étaient des événements exceptionnels, il serait loisible de les considérer non comme des miracles, mais comme des exceptions, des productions du hasard. C’est ainsi que les considèrent ceux qui n’ont pas de connaissance réelle. En vérité le miracle est le l’espace où nous habitons.