Art de la politique et politique de l’art, avec Jean-Pierre Vernant et Eugène Delacroix


« C’est la domination, l’idée qu’il y a un rapport de pouvoir qui impose sa loi aux individus, c’est cette idée-là que les Grecs ont essayé d’éliminer. (…) C’est le débat qui est le moteur maintenant des décisions collectives. C’est l’analyse intellectuelle qui est le moteur de la discussion. » « La Grèce ne se comprend que si on fait une recherche comparative. »
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Le mouvement de la vie

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Hortus deliciarum, « Jardin des délices » de la fin du XIIème siècle. Légende en latin : « Deux forces, l’une prend avec elle, l’autre reverse » (Le verbe latin pour « prendre avec elle » nous a donné les mots assumer et assomption). Par l’esprit et l’action l’homme fait tourner la roue de la vie, « les plus puissants finissent par tomber » et la vie, telle l’eau, va de l’avant.

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Une derviche tourneuse de l’ordre fondé au XIIIème siècle par Rûmî  : une paume tendue vers le ciel pour recevoir la grâce, l’autre tournée vers la terre pour l’y reverser.

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Introduction à la vie non fasciste, de Michel Foucault :

« Cet art de vivre contraire à toutes les formes de fascisme, qu’elles soient installées ou proches de l’être, s’accompagne d’un certain nombre de principes essentiels, que je résumerais comme suit si je devais faire de ce grand livre un manuel ou un guide de vie quotidienne :

libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ;

affranchissez-vous des vieilles catégories du négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si longtemps sacralisées comme forme du pouvoir et mode d’accès à la réalité.
Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniforme, le flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire, mais nomade ;

n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans les formes de la représentation) qui possède une force révolutionnaire ;

n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique ;

n’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse des « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis, l’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est désindividualiser par la multiplication et le déplacement les divers agencements. Le groupe ne doit pas être le lien organique qui unit des individus hiérarchisés, mais un constant générateur de « désindividualisation » ;

ne tombez pas amoureux du pouvoir. »

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voir aussi : Héraclite

Et continuons à suivre ce qui se passe en Grèce, où le combat se livre contre la corruption à l’intérieur du pays comme, à l’extérieur, face à l’Europe, contre les abus de la banque et de ses soumis, nos élites.

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Sadisme et ténèbres

Charlie, national hebdo, « ne prend pas les musulmans pour des imbéciles », dit maintenant Luz. C’est assez pitoyable, mais c’est sans doute plus vrai qu’il ne l’imagine, et si c’est le signe qu’ils renoncent à se nourrir de leur racisme, tant mieux. Je n’ai pas lu de meilleure analyse de ce qu’ils furent ces dernières années que celle de Norman Finkelstein, qui compare les caricatures de musulmans par Charlie à celles des juifs dans les années 30 par un journal antisémite allemand, évoque la situation des musulmans et dit : « Ce n’est rien d’autre que du sadisme. Il y a une très grande différence entre la satire et le sadisme. Charlie Hebdo, c’est du sadisme. Ce n’est pas de la satire. ». Oui, c’est tout à fait ça : de la bêtise et du sadisme, l’un allant avec l’autre, l’un essayant de compenser l’autre, sans jamais y parvenir, d’où le cercle vicieux, l’obsession.

Le sadisme vient de la bêtise, qui vient elle-même du ressentiment. L’imbécile est meurtri par le secret sentiment que d’autres sont plus intelligents, plus vivants que lui, ce pourquoi il lui faut les faire souffrir. C’est aussi en partie ce qui se passe entre l’Europe et la Grèce. L’Europe doit presque tout aux Grecs, au bond prodigieux qu’ils firent faire à l’humanité dans l’Antiquité et dont la pensée continue de fructifier. Voir ce pays se retrouver dans l’ombre pendant des siècles, puis le gaver d’argent comme on gâterait un enfant avant de le gifler, voilà le jeu sadique auquel s’est livrée la Troïka avec les Grecs.

La jalousie entre les civilisations du monde et le plaisir qu’elles ont à voir ou s’imaginer l’autre tomber sont les premières têtes de l’énorme Bêtise qui menace l’humanité. Cela vaut à l’échelle des continents, des pays, voire des régions, et aussi des communautés et des individus. La honte secrète de soi est le moteur du sexisme et de tous les racismes. Quant aux Grecs, leur lumière a traversé le temps à même leur langue, prête à éclairer de nouveau. Olivier Drot retweete une information selon laquelle le poète Adonis entamerait une grève de la faim pour les soutenir face à l’Europe. Barack Obama lui aussi appelle à relâcher la pression sur la Grèce. J’ai commencé à lire Le continent des ténèbres – Une histoire de l’Europe au XXe siècle, par Mark Mazower. Les ténèbres sont toujours là, attention.

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Aryens et métèques

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Éphèse, photo Alina Reyes

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Difficile de transcrire le dégoût que provoque le fait d’entendre de grands bourgeois à l’abri de tout, y compris souvent de la justice à laquelle ils auraient pourtant des comptes à rendre, faire la leçon au peuple grec, qui sans doute a commis des erreurs – mais qui n’en a pas commis ou n’en commettra jamais ? – peuple écrasé par la crise, jeté à la rue, poussé au désespoir. À les entendre se réaffirmer, au lendemain de la victoire de Syriza, inflexibles quant au paiement de la dette, ne dirait-on pas que nous sommes secrètement gouvernés par une idéologie aryenne ? Pas seulement parce que Pegida « n’est que la partie émergée de l’iceberg », comme le dit Johannes Kiess, pas seulement parce que « islamophobes et europhobes font de Charlie leur prophète », comme le dit Renaud de Chazournes, mais parce que cette affaire grecque fait signe qu’aux yeux de l’Européen du Nord, tout ce qui est du Sud est peuplé de « métèques », comme le chantait Moustaki, d’hommes de seconde catégorie, que l’on supporte de voir tomber alors qu’il n’y a pas si longtemps, à plusieurs reprises la dette de l’Allemagne a été effacée, aux dépens de ceux dont elle était débitrice, dont la Grèce – sans oublier que dans l’histoire récente, la Grèce a dû aussi subir le régime des colonels soutenu par les États-Unis, au profit de l’OTAN et aux dépens du peuple. Sans oublier que tous les peuples qui ont été soumis à la colonisation, d’une façon ou d’une autre, ou à la dictature, ne peuvent s’en rétablir sans un long travail qui comprend nécessairement ses errements.

« Finalement, le gros péril,… c’est que le plan risque de marcher,… et ce sont alors les partis de gouvernement européens qui vont prendre le relais de Bruxelles – Euh, pardon, de la Bundesbank – pour dézinguer la Grèce, car la réussite de Syriza serait leur naufrage politique. Que resterait-il au parti « socialiste », genre Hollande-Macron-Valls, si Alexis Tsipras réussit ? Mais que resterait-il aussi à nos deux autres flans de la politique, l’UMP et le FN ? », écrit Gilles Devers.

Le clivage de nos sociétés qui éclate avec cette élection grecque est en fait une actualisation de la question raciale, laquelle est une forme de la question des classes. S’il ne reste plus grand chose de la classe ouvrière, en grande partie remplacée par l’éparpillement des chômeurs, l’écart de richesses matérielles, ainsi que de capital social et de capital symbolique, entre une petite partie des hommes et les autres s’est extrêmement accru et continue de s’accroître sans mesure. Ceux qui profitent du système, d’une façon ou d’une autre, ne peuvent le faire qu’en dévaluant l’humanité de ceux qui en sont les victimes, en refusant la nécessité de reconnaître leur dignité et la nécessité de la respecter. Attention aux vents qui tournent, ils peuvent apporter le pire comme le meilleur.

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