Exode et Ramadan

 

« Qui suis-je ? », demande à Dieu Moïse. « Je suis avec toi », lui répond Dieu, déplaçant le je (Exode 3, 11-12). Dieu est « Je suis », Moïse est celui avec qui Dieu est. Voici l’Alliance, valable pour tous les prophètes qui traversent le temps par mon corps et mon sang, tous les prophètes jusqu’à, très vivement, Mohammed. Tel est l’être de tout croyant.

Ramadan est le temps de l’exode du je humain. Le temps où l’homme est privé de nourriture et de boisson durant toute la traversée du jour, le temps où il est privé de lui-même à travers cette privation, dans laquelle il peut entendre cette réponse de Dieu : « Je suis avec toi ».

Merci Seigneur pour Ta présence. Préserve-nous de nous goinfrer de nous-mêmes, le soir venu. À la fin de la nuit la manne tombera et à chaque jour elle suffira, comme Tu suffis.

 

Foi

en chemin vers Saint-Justin, été 2010, photo Alina Reyes

 

O me dit combien il est impressionné par la droiture de N. (« Noé », comme je l’appelle dans mes livres depuis vingt ans, et qui est maintenant le nouveau propriétaire de la grange, dans la montagne où eut lieu le déluge), droiture de vue et droiture de vie. Et je songe à ce que nous demandons dans la prière islamique : « Guide-nous dans le chemin droit ».

Pourquoi le Christ eut-il à guérir tant de possédés ? Les démons ne sont pas des péchés. Les évangélistes ne disent pas démon à la place de péché. Quand ils veulent parler du péché, ils disent péché. Les démons sont des démons. Le diable est contagieux, il est légion. Certains hommes ouvrent leurs portes aux démons, contents d’en faire leurs alliés, de pouvoir pécher en se reposant sur des puissances célestes, fussent-elles mauvaises. D’autres se battent contre les démons qui s’en prennent à eux. Et les démons redoublent d’ardeur auprès des hommes, pour les séduire ou les détruire, quand ils sentent la présence de ce qui peut les renvoyer au néant, quand le Royaume où ils n’ont pas de place approche. « Ta foi t’a sauvé », dit le Christ. Tout juste a la foi, même s’il ne prononce pas le nom de Dieu. Avoir la foi c’est être libre de l’emprise des démons, même s’ils continuent leur action, avoir la foi c’est être indestructiblement ferme dans le chemin droit, la vérité, la vie, la joie de vivre.

Être sauvé, c’est avoir la foi, ou la retrouver. Ayons foi, et la foi vaincra, d’elle-même, toutes les forces de mort. Dieu aime les hommes.

 

Antigone (3) Partage des chemins

 

« Je suis née, non pour le partage de la haine, mais pour le partage de l’amour », déclare Antigone à Créon. Lequel lui répond : « Descends donc chez les morts, si tu es aimante, et aime-les. Moi vivant, une femme ne commandera pas. » (v. 523-525, ma traduction)  « Je la tuerai », dit-il plus tard à son fils, fiancé d’Antigone (v.659), dans un discours où revient sans cesse l’obligation d’obéir à son père et l’obsession de la différence sexuelle, le rejet de la liberté de la femme. Et comme Hémon, son fils, essaie de le raisonner, de le détourner de sa pulsion meurtrière, de l’amener sur la voie de la sagesse en lui exposant que le peuple est du côté de cette femme qui malgré son interdit a rendu les hommages funéraires à son frère, Créon, tout en s’entêtant à se réclamer du pouvoir absolu du tyran, a cette réplique en forme d’aparté : « Il combat, semble-t-il, pour cette femme ». À laquelle Hémon répond : « Si tu es femme. Car je prends soin de toi. » (v 740-741)

Nous voilà ici à la croisée des chemins, les chemins contenus dans le nom d’Antigone, les chemins de la génération et du genre, ceux de la gentillesse aussi, mot de la même origine dont le sens premier est noblesse. Noblesse d’Antigone qui obéit à la loi de l’amour plutôt qu’au tyran. Noblesse d’Hémon qui parle avec cœur et sagesse. Noblesse, gentillesse de ces deux jeunes, l’une prenant soin de la dépouille de son frère, l’autre prenant soin tout à la fois de sa fiancée et de son père, contre la brutalité d’âme de ce dernier. « Si tu es femme », lui dit Hémon, touchant de façon saisissante au nœud de l’affaire, la hantise cachée de Créon : être femme. Son « être femme », nous le voyons, il lui faut absolument éviter qu’il ne se libère, il lui faut, via la figure dressée d’Antigone, l’envoyer aux enfers, au néant. Néant (du latin ne gens, du grec gonè) est la négation linguistique de tout ce que le nom d’Antigone contient. Néant signifie non-gens, non-génération, non-gentillesse. « Jamais tu ne l’épouseras vivante », dit Créon. (v.750), qui multiplie les formules enragées à l’encontre d’Antigone, qu’il appelle objet de sa haine (v.760). Mais, dit le Coryphée, « seule entre les mortels, libre et vivante, tu descends chez Hadès » (v. 820, trad. Leconte de Lisle)

Comme dans notre dernière lecture du Courage de la vérité, nous sommes arrivés avec Antigone au point du prendre soin d’autrui et du prendre soin de sa propre âme, au risque de la mort mais pour le profit de toute la cité.

à suivre

 

« Le courage de la vérité », par Michel Foucault (5). Le salut par les âmes

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Continuons notre lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques mois avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.

Nous avons vu la dernière fois la démocratie à l’épreuve de la vérité. Foucault montre maintenant que des systèmes aristocratiques ou monarchiques sont le plus souvent aussi inaptes à accueillir le dire-vrai salutaire pour la cité. On trouve chez Aristote le constat selon lequel « Dans les démocraties, c’est le démagogue qui remplit le rôle du flatteur, car il est une sorte de « courtisan du peuple ». Dans les tyrannies, « ce sont ceux qui vivent dans une avilissante familiarité avec le maître » qui jouent le rôle de flatteurs. » (p.56)

Non seulement la vérité ne peut être dite en présence du tyran, mais pire encore elle ne peut être dite non plus hors de sa présence. « Je vous renvoie au passage intéressant dans la Politique où Aristote dit que le tyran envoie et distribue dans la ville des espions pour lui dire ce qui se passe en vérité dans la ville, et ce qu’en vérité les citoyens peuvent penser. Et Aristote commente, en disant que cette entreprise, pour les tyrans, de savoir la vérité sur la ville ne peut mener qu’à un résultat exactement inverse de celui qu’ils cherchent. Car lorsque les citoyens savent qu’ils sont espionnés par des gens qui vont rapporter au tyran la vérité de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils pensent, bien entendu ils cachent ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent. » (pp 55-56) Où l’on voit que les tyrans (et les Big Brother d’aujourd’hui, avec leurs systèmes de surveillance aussi colossaux que dérisoires) sont les plus malheureux des hommes, la vérité leur échappant toujours et les réduisant à une vaine et stérile fuite en avant.

« Mais quels que soient, [et] d’une façon permanente, les dangers reconnus dans la pensée grecque aux gouvernements tyranniques, quel que soit le péril que le dire-vrai puisse rencontrer dans cette forme de gouvernement, il n’en reste pas moins que, dans le rapport entre le Prince et celui qui dit la vérité, entre le Prince et ses conseillers, on reconnaît une place pour la pratique parrèsiastique. Et le rapport entre le Prince et son conseiller constitue un lieu finalement plus favorable à la parrêsia que celui entre le peuple et les orateurs. » (p.56) « Une cour, par conséquent, où [règne] la liberté de parler et où les conseillers peuvent pratiquer la parrêsia, est un facteur d’unification de la cité et de réussite des entreprises. » (p. 57)

« Le dire-vrai peut avoir sa place dans le rapport au chef, au Prince, au roi, au monarque, tout simplement – pour dire les choses brutalement, grossièrement – parce qu’ils ont une âme et que cette âme peut être persuadée et éduquée et qu’on peut, par le discours vrai, lui inculquer l’êthos qui la rendra capable d’entendre la vérité et de se conduire conformément à cette vérité. (p. 57) « C’est l’absence de place pour l’êthos dans la démocratie qui fait que la vérité n’y a pas sa place et ne peut pas y être entendue. C’est en revanche parce que l’êthos du Prince est le principe et la matrice de son gouvernement que la parrêsia est possible, précieuse, utile, dans le cas du gouvernement [autocratique]. (p. 60)

« La parrêsia maintenant apparaît, non pas comme un droit détenu par un sujet, mais comme une pratique, pratique qui a pour corrélatif privilégié, comme point d’application premier, non pas la cité ou le corps des citoyens à convaincre et à emmener derrière soi, mais quelque chose qui est à la fois un partenaire auquel elle s’adresse et un domaine où elle prend ses effets (…) c’est la psukhê (l’âme) de l’individu. (…) on passe de la polis à la psukhê comme corrélatif essentiel de la parrêsia. (…) l’objectif de la pratique parrèsiastique, désormais orientée vers la psukhê, ce n’est plus tellement l’avis utile dans telle ou telle circonstance particulière, lorsque les citoyens sont embarrassés et qu’ils cherchent un guide qui puisse leur permettre d’échapper aux dangers et de se sauver, mais la formation d’une certaine manière d’être, d’une certaine manière de faire, d’une certaine manière de se conduire chez les individus ou chez un individu. L’objecti du dire-vrai est donc moins le salut de la cité que l’êthos de l’individu. » (p.61)

Et je dirai, songeant à mes Pèlerins d’Amour : ils ne cherchent pas à convaincre le monde, ce qui se fait en utilisant les mass-média et n’a qu’un effet superficiel ; ils cherchent des âmes – non pour les séduire, mais pour les rendre pratiquantes, pratiquantes du bon. Foucault conclut cette leçon fondamentale, avec son déplacement de la recherche du salut de la cité à la recherche du salut de l’âme, par une réflexion sur la philosophie et « l’impossibilité où l’on est de penser la vérité (l’alêtheia), le pouvoir (la politeia) et l’êthos sans relation essentielle, fondamentale les uns avec les autres » (p. 65) J’en déduis que si la tâche des parrèsiastes en régime autocratique est de former l’âme du Prince (quand il l’accepte), en régime démocratique et même en tout régime elle est, elle sera pour nous Pèlerins, de former l’âme du prince qu’est chaque homme, du saint qu’il peut être, pour son salut et celui de la cité, étendue aux dimensions du monde.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (10 et fin)


cet après-midi, sortie de la prière du vendredi par le Jardin des Plantes, photos Alina Reyes

 

J’y étais aussi, selon la demande pressante qui m’a été faite en rêve cette nuit. Après qu’il m’avait été demandé de rester plusieurs semaines sans prière rituelle, ni islamique ni chrétienne, pour faire le point.

L’islam c’est la lumière, l’évidence du vrai, la perfection. L’accomplissement de la paix. Ibn Arabî dit qu’à la fin des temps, Jésus revient, apporter la paix dans le monde, et suivant la règle de Mohammed. C’est ce qui se passe. Je ne suis pas Jésus, mais je suis de lui, je suis chrétienne, il vient à travers moi, musulmane. Comment l’expliquer, c’est bien plus fort que tout, il est impossible qu’il en soit autrement, voilà tout. Sans doute est-ce difficile pour beaucoup de monde, c’est pourquoi il faut plus que jamais avoir la foi, être sûr que Dieu va tout guider pour qu’il en soit selon Sa volonté, en gardant à chacun de ses peuples son charisme, tout en œuvrant pour les unir tous, réunir tous ses enfants.

Le point est fait. Terminons notre lecture de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî. Voici le chapitre 10, intitulé La double échelle.

C’est écrit dans Voyage, cela y fut écrit bien avant que je n’entre à la mosquée : la fête d’avenir, c’est celle de tous les saints. Le ciel veut la sanctification de la terre. Ensuite il emportera la planète et nous tous au lieu où nous sommes attendus.

« Comment devient-on un saint ? Si elle s’inscrit nécessairement dans une économie spirituelle qui en régit les formes et en distribue les fonctions, la sainteté est d’abord le fruit d’une quête personnelle et toujours sans précédent : « À chacun de vous Nous avons assigné un chemin et une voie » (Cor. 5 : 48). Ibn Arabî insiste constamment sur l’irrépétabilité absolue des théophanies et donc des êtres, des choses, des actes. Jamais deux « voyageurs » (sâlik) ne passeront par la même route. L’aventure de l’un ne sera jamais l’aventure de l’autre.
Il n’en reste pas moins que tout voyage initiatique, quelles qu’en soient les particularités, connaît des étapes et des périls dont la nature et la répartition se conforment à un modèle à défaut duquel, d’ailleurs, la notion même de « maître spirituel » n’aurait aucun sens. Cet itinéraire type, enrichi d’innombrables variantes, fait partie des topoi de la littérature du soufisme. Comme ailleurs, mais plus qu’ailleurs parce que, en Islam, le mi’râj du Prophète est une référence majeure, il se présente souvent comme la description d’une ascension. » (pp 151-152)

Michel Chodkiewicz décrit ensuite le voyage spirituel d’Ibn Arabî, en suivant son ouvrage L’Épître des Lumières (Risâlat al-anwâr), sous-titré « Sur les secrets qui sont octroyés à celui qui pratique la retraite cellulaire ». Nous n’en reprendrons pas ici le détail, mais notons ces passages :

« Une autre formulation de ce passage, celle relative à la « circularité » des chemins, peut paraître énigmatique. Ibn Arabî en éclaire le sens dans un chapitre des Futûhât où il représente symboliquement la manifestation par une circonférence dont le point initial (l’Intellect premier, ou le Calame, qui est la première des créatures) et le point final (l’Homme Parfait) coïncident. Le « chemin » qui conduit du Principe à l’ultime frontière de la création (« le plus bas de l’abîme » : asfal sâfilîn, Cor. 95 : 5) reconduit de cette limite extrême au lieu originel (symbolisé dans la même sourate par le « Pays sûr » – al-balad al-amîn) dont les âmes ont la nostalgie. (…) en raison de l’infinitude divine, qui exclut toute répétition, le retour [à Dieu] ne peut être une simple inversion du processus d’éloignement : les créatures ne reviennent pas sur leurs propres pas. C’est la courbure de l’espace spirituel où elles se meuvent qui les ramènent à leur point de départ. » (pp 166-167)

« C’est, dit Ibn Arabî, parce que Moïse était à la recherche d’un feu, comme le mentionnent ces versets [Cor. 28 : 29-30], que la Voix de Dieu a surgi pour lui d’un arbre en feu. Chaque fois que nous nous représentons ce dont nous avons – matériellement ou spirituellement – besoin c’est, que nous le sachions ou non, une représentation de Dieu que nous nous formons car « tout besoin est besoin de Dieu ». Celui qui désire une chose pour sa beauté, c’est la Beauté divine qu’il aime en elle. Mais il ne connaîtra de la Beauté divine que ce que cette chose peut en contenir. (…) les théophanies seront à l’image et à la mesure de nos désirs. » (pp 170-171)

« La perfection spirituelle implique la hayra – la stupéfaction, la perplexité, un éblouissement perpétuel accordé au renouvellement incessant des théophanies dont chacune apporte une science nouvelle qui n’est jamais le nec plus ultra. «  (p. 173)

« … la différence entre le walî  [saint, rapproché] et l’homme ordinaire est tout entière dans le regard qu’ils portent sur les choses. (…) Cette cécité de celui qui regarde les théophanies sans les voir est la racine du péché et la substance même de son châtiment. Seul y échappe celui qui connaît « sa propre réalité », son haeccéité éternelle (ayn thâbita) » (p.176)

« Le walî, s’il a su, à chaque étape successive, résiter à la tentation de s’arrêter en chemin – chaque paragraphe de l’Épître s’ouvre sur un rappel lancinant de ce péril -, est donc parvenu à la « station de la Proximité » (maqâm al-qurba), à la sainteté plénière, que Jésus scellera à la fin des temps. (…) L’homme, au terme de ce mi’râj, se réduit à l’indestructible secret divin sirr ilâhi) déposé en lui au commencement des temps par l’insufflation de l’Esprit (nafkh al-rûh) dans l’argile adamique. (…) Cependant, si l’ « arrivée » à Dieu (al-wusûl) est le point final de l’ascension, elle n’est pas, pour les plus parfaits, la fin du voyage. Le mi’râj, en arabe, est un mot qui peut se traduire par « échelle » : mais il s’agit, en l’occurrence, d’une échelle double. Parvenu au sommet, le walî doit redescendre par des échelons distincts mais symétriques de ceux qu’il a gravis. (…) Mais les choses auront « d’autres formes » car ce qu’il regardait « par l’œil de son ego » (bi ayn nafsihi), il le contemple « par l’œil de son Seigneur » bi ayn rabbhi). À chaque stade de la descente, il reprendra cette part de lui-même qu’il y avait laissée. Cette récupération progressive de ce qu’il avait abandonné derrière lui n’est cependant pas une régression : selon une belle image qu’emploie le commentateur, chaque « tunique » dont il s’est défait à l’aller a été par là même retournée comme une robe qu’on enlève en la saisissant par le bas. Ainsi ce qui était à l’envers est devenu l’endroit, ce qui était caché est devenu apparent. Le walî se « revêt » au retour de tous les éléments constitutifs de son être qu’il avait initialement restitués à leurs mondes respectifs, mais ces éléments ont été métamophosés par cette rétroversion. » (pp 177-179)

« Ibn Arabî identifie l’Homme Parfait à l’arbre « dont la racine est ferme et la ramure dans le ciel » (Cor. 14 : 24) (…) il est l’ « isthme » (barzakh) des « deux mers ». S’il est le garant de l’ordre cosmique, et donc éventuellement l’instrument de la Rigueur divine, sa fonction, quel que soit son rang dans la hiérarchie initiatique, est d’abord d’être l’agent de « la Miséricorde qui embrasse toute chose » (Cor. 7 : 156) : c’est pourquoi sa « génération héroïque » (futuwwa) s’étend « aux minéraux, aux végétaux, aux animaux et à tout ce qui existe ». (p.184)

À bientôt.