La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 3) Régénérer

Yevgenia Kokoreva

 

Sept jours pour créer l’homme. En partant du fond du temps, en le déployant dans l’immense qui est aussi le très petit : l’homme. La Genèse est une phylogenèse. Et la Semaine Sainte, une nouvelle Genèse.
Dans la Genèse, Dieu a frayé une voie à l’homme. Dans la Pâque du Christ, le Fils de l’homme fraie une voie à Dieu parmi les hommes.

Mais poursuivons notre chemin avec Joachim de Flore et Henri de Lubac. Dans le deuxième chapitre, consacré au joachimisme médiéval, allié aux ordres mendiants, parmi les nombreuses figures et ramifications aux histoires tourmentées voire marquées de violence, voici Olivi. Pour qui François d’Assise, « ce type de saint si nouveau, et si différent du modèle imaginé par Joachim », est « un autre Christ », « une sorte de réapparition du Christ sur terre ». (p.94)

« L’ange qui vole au milieu du ciel, porteur de l’Évangile éternel, n’est pas pour Olivi l’annonce d’un temps de contemplation sans combat : il symbolise la plénitude de la vérité du Christ, dans ses profondeurs incompréhensibles, telles que les a contemplées le regard d’aigle de Jean l’évangéliste. Lui-même se réfugie, autant qu’il peut, dans ces hautes régions, et c’est pour y contempler, lui aussi, « Jésus, le Fils unique, lumière solaire et vérité béatifiante de nos âmes ». Dans le siècle nouveau qu’annoncèrent les stigmates de François, il espère que « renovabitur Christi lex et vita et crux ». » (p.102)

« L’avènement attendu de l’Esprit suscite encore à chaque génération toutes sortes de désirs, imaginations, prophéties, pamphlets, mouvements populaires, qui s’accentueront au cours des quatorzième et quinzième siècles, en réaction contre une société chrétienne de plus en plus à la fois disloquée et sclérosée… « Le quatorzième siècle, a-t-on dit, apparaît comme l’aire par excellence des révolutions populaires ». À plusieurs de ces révolutions, le Saint-Esprit se trouvera mêlé. »

« Le joachimisme les consolait, les réconfortait et les exaltait en leur donnant la conviction qu’ils étaient le peuple élu pour régénérer l’Église charnelle » [par opposition à l’Église spirituelle, invisible], écrit, à propos des cercles joachimites du XIIIème au XVème siècle, Gratien, cité par Lubac.

La correspondance avec notre temps est claire. L’Esprit oeuvre à la vitesse de la lumière, mais son oeuvre et sa vitesse se fractalisent dans le temps des hommes pour pouvoir les transformer depuis la racine. En continuant à survoler la postérité de Joachim pour ouvrir à la contemplation, nous verrons mieux le chemin sur lequel va, dans la plus grande espérance et le plus grand danger, le monde d’aujourd’hui, travaillé par des révolutions populaires marquées de grands combats spirituels.

 

En pleine vie

Photo Alina Reyes

 

Avant le début du monde je suis partie et les dauphins dans mon sillage sont apparus
traçant des cercles ouverts, distinguant dans l’union l’onde et la flamme des cieux
ô mes gracieux animaux, traçant la voie je vous sentais bondir
à mon côté, flots de sang bleu que je lâchais pour féconder la vie

Je suis Voyage
à bord de moi fleurissent les arbres et les bêtes, les hommes
qui sortent de mon coeur en procession sans fin
jusqu’au-delà des horizons.

Un enfant sur le pont d’un bateau contemple :
il entend ma voix qui vibre au fil de l’eau
et quelque chose en lui comprend.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 2) Traverser

Sergei Kirillov, Un courrier


« Il sait que sa propre intelligence de l’Écriture n’est pas encore cette pleine intelligence qui doit se répandre sur le monde, mais il a l’assurance d’en être l’annonciateur ; il sait que l’Ordre qu’il fonde n’est pas encore cet ordre parfait qui doit caractériser la société future, mais il a l’assurance qu’il en sera le précurseur. » (p.62)

« On peut le dire avec Dom Cyprien Baraut : par sa « transposition de l’éternel au temporel », Joachim de Flore nous apparaît comme « une figure unique dans l’histoire de la spiritualité au moyen âge ». Son utopie restait cependant médiévale. Modelée sur la Vierge Marie, prototype du silence intérieur, de la simplicité de vie, de la foi pure et candide, cette société d’hommes spirituels détachés de toutes »choses mondaines », aimables, pacifiques, menant une vie si limpide qu’ils paraîtraient venus du fond des cieux, d’hommes ayant percé le sens de tous les symboles et pénétré « dans la plénitude de la vérité », pouvant certifier qu’ils n’avaient rien rejeté de l’héritage chrétien mais qu’ils en avaient, sous l’action de l’Esprit de Dieu, transfiguré toute la lettre en esprit : assurément c’était bien, de toutes les utopies, la plus belle… Dans la longue suite de ses métamorphoses, elle deviendra souvent méconnaissable. Elle finira même par se muer en son contraire, à partir du jour où ce que l’abbé de Flore concevait comme l’oeuvre de l’Esprit serait envisagé comme devant advenir par les énergies immanentes au monde ou comme devant être effectué par la seule action de l’homme. » (pp 66-67)

Henri de Lubac se propose donc maintenant de faire l’inventaire de la postérité de Joachim, et de ses errements. Sans doute sa vision était-elle ambiguë : annoncer le règne de l’Esprit sur terre et l’attendre, c’était risquer, en transposant l’éternel dans le temporel, de perdre de vue l’éternel. Arrêtons-nous un moment sur cette question.

S’il n’est qu’un Dieu, la distinction entre éternel et temporel ne peut être qu’humaine. En Dieu il n’est qu’un temps, où l’éternel et le temporel s’épousent. Sans doute est-ce celui auquel aspire Joachim, comme le principe monastique.

Le Royaume est à venir, mais le Royaume est déjà là, tout proche. Car le temps est fractal. Chaque petite partie de son immense déploiement renvoie à, et rebondit sur, l’éternel sa source et son déploiement. Et son déploiement, son tout, se répercute et se donne constamment dans chacune de ses parties.

Or le déploiement du temps, tout en étant l’éternel, rejoint le temporel puisqu’il est aussi mouvement, être en train d’avoir lieu. Quel est ce lieu ? Sa création et à la pointe de celle-ci, l’homme en qui l’Esprit s’incarne et travaille. S’incarne : c’est la naissance du Christ. Travaille : c’est sa Croix. Une fois franchie et dépassée la Croix, le rapport s’inverse : ce n’est plus l’Esprit qui est dans l’homme, c’est l’homme qui est dans l’Esprit. Ce n’est plus l’éternel qui féconde le temporel (Marie), mais le temporel mort et ressuscité (le Christ) qui féconde l’éternel. Voilà la vraie conversion, la conversion totale, que nous attendons et nommons Parousie.

Oui, c’est un contresens de croire que le Royaume peut être de « ce monde », c’est-à-dire du temporel. La vie éternelle ne peut venir du monde mortel. La vie vient de la vie. Cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la vie éternelle de notre vivant en ce monde. Ce à quoi nous devons renoncer, c’est au monde mortel. Le monde mortel ne peut que nous laisser cloués à la loi du temps mortel comme de mauvais larrons.

La naissance de Jésus, son entrée à Jérusalem et sa crucifixion sont des fractalisations d’une même opération pascale. Il s’agit de pénétrer le monde temporel en le fécondant puis de le traverser afin de lui ouvrir le passage vers le monde éternel. La fractalisation, nous le voyons là, n’est pas une perpétuelle répétition mais une avancée et une action performante. Le Royaume n’est pas un état à gagner, le Royaume est un être à vivre dans la fécondation.

 

Le livre de sable de Jorge Luis Borges, un coran

à Soulac-sur-mer. Photo Alina Reyes

 

Que cherche Borges ? L’inconcevable. Comment chercher l’inconcevable ? En le concevant. Borges conçoit des histoires que la raison peut concevoir afin d’en faire sortir quelque chose qui reste pour la raison inconcevable, et s’avère pourtant concevable par l’esprit, puisque le voilà conçu, quoique nous ne le puissions voir qu’obscurément, confusément comme dans un miroir, dirait saint Paul. Or, si nous ne pouvons le voir que confusément, les mots le disent précisément. En parfaite communion avec l’esprit, la parole dit ce qui dépasse la raison. En fait, le travail de Borges cherche l’immaculée conception, et la trouve, ou donne à l’auteur d’être trouvé par elle, de lui apparaître dans une lumière surnaturelle, qui laisse stupéfait. Par exemple, un disque qui n’a qu’une face (Le disque). Ou bien son fameux livre infini (Le livre de sable).

« Je l’ouvris au hasard. Les caractères m’étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d’une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d’une bible. Le texte était serré et disposé en versets. À l’angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu’une page portait, par exemple, le numéro 40514 et l’impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d’une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d’un enfant.
L’inconnu me dit alors :
– Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus. »

Louis Massignon écrit à propos du Coran : « De ce livre, très tôt, les premiers théologiens (…) ont tiré une théorie générale de l’univers, selon laquelle il n’y a pas de formes en soi, ni de figures en soi. Dieu seul est, non seulement permanent, mais imminent, menaçant : Huwa al-Bâqî. Il n’y a pas de durée, mais des suites d’instants incommensurables. Pas de formes, des atomes perpétuellement détruits et recréés. On retrouve là un peu de l’occasionnalisme de Descartes. À l’opposé de l’inspiration grecque, idolâtre des formes en soi, des polygones fermés, des nombres, c’est un art du changement, de la dérivation, de l’algèbre, de l’inanimation des figures, puisqu’elles sont périssables, de la destruction des idoles. »

Ce que je vois c’est que ce livre de sable, « à la façon d’une bible », est une espèce de coran. Ce n’est pas pour rien que Borges emploie les mots hasard et chiffres arabes. Nous savons combien le désordre apparent du Coran déconcerte la raison. L’inquiète, même. C’est pourquoi les musulmans l’accompagnent de la sunna, d’un corpus de lois et pratiques, qui en quelque sorte neutralisent cette liberté par trop insolente et déstabilisante de l’esprit. L’esprit s’il est complètement désincarné attire l’homme au nihil, à la mort. Il peut conduire à la fixation dans la stupéfaction, éminemment anxyogène. Sans le secours de la conscience, de la raison, des règles de vie, il peut produire cette fascination morbide qui meut les « fous d’Allah » et les nihilistes. Le jamais plus prononcé par l’inconnu de Borges rappelle celui du corbeau d’Edgar Poe. Nous sommes ici au bord du gouffre.

« Il me demanda de chercher la première page.
Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
– Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même ; à peine pus-je balbutier d’une voix qui n’était plus ma voix :
– Cela n’est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
– Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d’une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.
Puis, comme s’il pensait à voix haute, il ajouta :
– Si l’espace est infini, nous sommes dans n’importe quel point du temps. »

« Les lignes ne sont que des points qui se déplacent », écrit encore Massignon à propos de la « position théologique fondamentale » qui caractérise l’art islamique.

Ayant acquis contre une Bible ce fascinant livre de sable qu’il finit par qualifier de monstrueux, et qui lui rend une image monstrueuse de lui-même, le narrateur ressent la nécessité de s’en débarrasser.

« Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d’un livre infini ne soit pareillement infinie et n’asphyxie la planète par sa fumée.
Je me souvins d’avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c’est une forêt. Avant d’avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres ; je sais qu’à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d’un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d’une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l’un des rayons humides. J’essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.
Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico. »

Le livre de sable aura-t-il absorbé toute l’humidité de la bibliothèque ? Toute sa langue ? « Les lignes des paysages », écrit en conclusion de ses Remarques sur l’art musulman Louis Massignon, « sont amenuisées, les traits des personnages sont dépersonnalisés, dévitalisés : l’artiste ne doit pas essayer de « les faire vivre », Dieu seul a ce pouvoir, mais d’y faire allusion comme en rêve se dessine et s’esquisse la démarche d’une figure aimée. »

L’immaculée conception peut devenir une figure, aimante, aimée, bonne. Le risque du vertige demeure dans les souterrains de la langue, mais il est assumé et dépassé. Jorge Luis Borges, dont les textes très fréquemment interrogent avec inquiétude le christianisme, s’en rapprochant et s’en distanciant en même temps jusqu’à atteindre l’inconnu, peut se retourner en une forme d’espérance. Voyons par exemple les derniers mots de son Utopie d’un homme qui est fatigué :

« – Il va encore neiger, annonça la femme.
Dans mon bureau de la rue Mexico je conserve la toile que quelqu’un peindra, dans des milliers d’années, avec des matériaux aujourd’hui épars sur la planète. »

au-delà

ce soir à Paris. Photo Alina Reyes

 

« Voici un autre mot, assez singulier pour nous, d’un théologien musulman.
Hallâj passait avec ses disciples dans une rue de Bagdad où ils surprennent le son d’une flûte exquise. Un de ses disciples lui demande : « Qu’est-ce que c’est ? »
Il répond : « C’est la voix de Satan qui pleure sur le monde. »
Comment faut-il commenter ? « Pourquoi pleure-t-il sur le monde ? Satan pleure sur le monde parce qu’il veut le faire survivre à la destruction, il pleure sur les choses qui passent, il veut les ranimer, tandis que Dieu seul reste. Satan a été condamné à s’attacher aux choses qui passent, et c’est pour cela qu’il pleure. »
Vous le voyez, là encore, l’orthodoxie, l’idée directrice de cet art musulman est de hausser au-delà des formes, de ne pas laisser idolâtrer les images, mais d’aller au-delà vers Celui qui les fait bouger comme dans une lanterne magique, comme dans un théâtre d’ombres, qui est le seul permanent. »

« L’art n’a pas à souligner l’harmonie des choses, mais la trace de leur passage : Dieu seul ne passe pas. »
Louis Massignon, Topographies spirituelles

*

Un Occident de plus en plus muséal, commémoratif, facticement mémoriel. Un Orient de plus en plus tenté par le repli dans le passif de l’histoire. Partout le même homme moderne apeuré, angoissé, paniqué par la fuite en avant de son monde.

Laissons à Dieu seul le fait de ne pas passer. La vie, l’avenir, la paix du coeur appartiennent à ceux qui savent assumer leur condition d’hommes, à ceux qui savent passer. C’est en passant toujours et de nouveau que l’homme peut arriver à l’ultime passage, celui de Pâques.