Sacre du Printemps

Matisse, La Danse

 

Aujourd’hui, centenaire du Sacre du Printemps de Stravinsky. Extraordinaire œuvre, bondissement, plus actuel que jamais. Le paganisme absolu couché comme un fauve transpercé de flèches et vivant au pied de la Porte du ciel, entrouverte et qui attend que les peuples, auxquels le fauve fait somptueux tapis, entrent et passent de l’autre côté, dans la lumière pure.

L’Église a un beau-papa. Bien sympa et tout, mais c’est pas ça. Dévoué, faisant tout pour se faire accepter, y parvenant très bien, et d’autant mieux qu’il vient combler la peur du vide. N’empêche, on n’avait jamais entendu dire qu’après la disparition de Joseph, Marie avait pris un autre époux. Malachie n’était pas sans prophétie. Allez, tout cela sera transformé pour le mieux.

Les personnes qui n’aiment pas « les curés », ce ne sont pas les curés qu’elles n’aiment pas, mais les faux-culs, ceux qui disent et ne font pas, ceux qui pensent par derrière comme disait Nijinsky. Loin de moi la pensée que tous les prêtres le sont, mais une grande lessive de printemps ferait le plus grand bien à leur linge et leurs habits.

Craignons le Seigneur et n’ayons pas peur, le Jour avance.

 

À la source

Des « Antigone » manifestent contre les « Femen ». Je ne sais quel sens elles donnent précisément au nom qu’elles se sont choisi, mais quand elles parlent de loi naturelle, je voudrais rappeler qu’Antigone n’a pas suivi la loi naturelle, mais la loi divine. Ou bien c’est que le divin (accomplir les rites funéraires en l’occurrence) est la loi naturelle de l’homme. Tandis que le politique politicien (la règle édictée par le chef en l’occurrence) est la loi naturelle du singe. Les Femen sont des instruments du singe.

Ne pas confondre événement et événementiel. La course à l’événementiel est jumelle de la course à la consommation. Quand le sol se dérobe sous les pieds, quand la vie est en fuite, quand la peur cachée règne, on multiplie les événements fabriqués en tous genres. Les vivants n’ont pas besoin de ce genre de stimuli désespérés, et ce genre de stimuli ne tire personne de la mort. Ne pas confondre occuper le terrain par toutes sortes de gadgets, et l’ensemencer.

Un homme s’est suicidé à Notre-Dame par haine de toute « métaphysique de l’illimité ». Ce geste a une portée spirituelle considérable, aussi grave que sa motivation, la même qui conduisit au nazisme. Quand je rappelle l’importance capitale d’avoir l’esprit bien clair sur cette question, deux ou trois « bons catholiques » rejettent ma parole et m’expriment leur mépris. Ils ne savent pas ce qu’ils font, ou plus sûrement, ils ont trop peur d’apprendre ce qui se tapit sous leurs apparences de pensée et de certitudes. Loin des futilités que, faute d’arguments, ils me prêtent, je le dis prophétiquement : cette question est absolument essentielle. Soit l’on considère que l’homme est un être pour la mort, donc un être limité, donc enfermé. Soit il est un être pour la vie, donc inscrit dans la métaphysique de l’illimité, donc libre : folie pour les uns, scandale pour les autres, voilà pourtant la vérité de l’homme accompli, passé par-delà les limites du péché et de la mort.

La position des hommes face à cette question détermine la voie dans laquelle ils s’engagent : soit le salut, soit la mort, la mort qui dure, comme ce fut le cas dans le nazisme et dans d’autres systèmes morbides, comme c’est encore le cas dans d’immenses pans d’âmes ou de sociétés humaines. Et j’invite ceux qui relativisent son importance à réviser leur foi, leur pensée, leur histoire. Ce n’est pas dans les surfaces, ni dans les apparences, ni dans l’événementiel, qu’il faut se convertir. C’est à la source.

 

L’Ange et le zèbre

Jardiniers au travail sous la pluie, tout à l'heure, photo Alina Reyes

 

Quand je présente Voyage dans une librairie (pour proposer de le déposer) ou dans une bibliothèque (pour proposer de le donner), l’Ange est avec moi, c’est lui qui est reçu. Jusque là gentiment, plus souvent encore très gentiment (sauf une fois – j’aurais voulu dire à la revêche : souriez, l’Ange est là ! mais elle n’y aurait pas cru).  Les jeunes sont particulièrement gentils, ils aiment le livre tel qu’il se présente, un jeune homme m’a dit que la peinture lui rappelait un artiste dont il m’a donné le nom – mais je l’ai oublié -, une jeune femme a dit qu’il était très beau. Je marche sous la pluie, bienheureuse sous ma capuche multicolore trempée, en tirant le caddy que j’ai acheté exprès pour transporter les exemplaires du livre à présenter ou à poster, un caddy comme en ont les sans-abri ou les distributeurs de prospectus, mais joyeux, en toile cirée vert vif avec des zèbres et l’inscription « course de zèbre ». Âne ou zèbre de somme, je rentre à la maison, j’entends les chants masaï enregistrés par O, à mon cou les colliers masaï ont les couleurs du livre.

Sa robe zappe. Irons-nous au zoo,
caresser sur les zébrures du zèbre,
de zéro en un, l’algèbre ?
Drôle de zèle, j’en zézaie raies.

 

La Résurrection attend de l’autre côté

Beau travail photographique de S. Billie Mandle. Rendant le sens du passage par la mort. Dont on ne voit pas la sortie, même si, parfois, on la devine. Beau travail rendant compte du travail qui se fait là, travail de la confession, travail inachevé parmi les hommes.

Murs, cloisons et grilles, tous voiles que la Révélation déchire. Au moment de « Tout est achevé. »

*

O, qui n’aime pas « les curés » (chez lesquels il a été élevé), n’a pas eu un oeil pour Voyage. Mais mon livre de photos, il l’a très attentivement regardé et vivement aimé, parce qu’on y trouve « vraiment la vie ». Pour ceux qui sont comme lui, je vais tâcher, incha’Allah, de transformer cet essai de livre en vrai livre, qui donnera la même bonne nouvelle.

En attendant, je continue, petit âne, à porter Voyage (dont chaque exemplaire pèse plus d’1,400kg) çà et là. Dans la paix de la justesse. Dans la profonde, profonde joie.

*

Nous avons tout notre temps.

*

 

Voyage, présentation

Telle Zazie sans le métro, j’arpente la ville avec mon livre, j’en parle avec les gens, c’est beau. Sur le conseil de l’un, voici une présentation plus complète, avec un extrait de chacun des onze livres qui le composent, tous liés entre eux et formant un seul tout.

 

Extraits du premier livre, Dans la Nuit

 

Seb, qui dort sur les quais, me raconte qu’il a passé le week-end à l’Hôtel-Dieu, suite à une série de crises d’épilepsie. Aucun misérabilisme chez lui, il se raconte toujours avec vitalité et sourire. Les autres pour la plupart, malgré l’inévitable violence rentrée, sont aussi aimables, souvent même attentionnés ou affectueux. Paulo, très rougeoyant, articulant lentement, me demande « quelle est ta passion ? » Me promener, je lui dis. Alors il dit qu’il me promènera en Ferrari. Comme je trouve que c’est trop, il me dit qu’il m’offrira une carte de bus. Je remercie, en disant que j’aime beaucoup marcher, aussi. Alors je te donnerai un vélo, conclut-il. Ensuite, chaque fois qu’on se revoit, il poursuit le récit de notre vie commune imaginaire avec la Ferrari, la maison de campagne, les fêtes… Il y a si longtemps qu’il est dans la rue, et je crois qu’avant, c’était la prison. On dirait que le vin l’a complètement engourdi, mais il a cette imagination qui lui vient d’une autre vie, et puis une fois où on jouait aux cartes, il a fait et dit quelque chose de très étonnant. De sa main il m’a touché l’épaule, légèrement et rapidement, dans un geste de réconfort, et m’a dit : « C’est le temps retrouvé, comme dirait Proust… »

Il faisait de plus en plus chaud et moite. Il m’a semblé que j’avais perdu quelque chose. Quelque chose d’énorme, mais je ne savais pas quoi. J’ai levé les yeux vers le ciel. Il n’y avait pas de ciel. L’espace ressemblait à un coton sale étiré. Une bande de coton chirurgical qu’on aurait trempée dans l’eau boueuse et mise à sécher sur la ville. J’ai scruté cette chose au-dessus de nos têtes, cherchant d’où venait la lumière, où se cachait le soleil. J’ai distingué, par plaques, une peau grisâtre, qui semblait tendue en voûte, comme si nous étions sous cloche.

J’ai voulu montrer ça à Orage, mais elle et Lalla avaient disparu. J’étais dans une petite rue déserte. J’ai tourné sur moi-même en regardant par terre, à la recherche de mon ombre. J’ai regardé les rangées d’immeubles bas et tristes, de chaque côté de la rue. Eux non plus n’avaient pas d’ombre. Il m’a semblé entendre sonner la vache, j’ai commencé à courir. La ville s’est mise à courir plus vite que moi, car au lieu de défiler vers l’arrière à mesure de ma progression elle fuyait en avant, comme si j’étais en sens inverse de la marche sur un tapis roulant. Ainsi je n’ai pas tardé à reconnaître tous les endroits par où nous étions passés, Orage, la vache et moi. J’aurais voulu m’arrêter pour comprendre ce qui arrivait, mais c’était impossible, ma course m’entraînait comme si elle était une entité différente de moi et contre laquelle je ne pouvais rien, malgré tous les efforts que je pouvais faire pour lui résister.

 

Extrait du deuxième livre, Dans la Montagne

 

Pascal, le responsable de l’Office National des Forêts, a peint un A rouge sur les arbres déchirés par la tempête qu’il m’a réservés. À cause de son nom, et parce que nous sommes juste après Pâques, regardant ce grand hêtre encore debout, majestueux, déchiqueté à plusieurs mètres de hauteur, et son écorce marquée de ma lettre saignante, j’y vois le corps du Christ.

C’est Alex qui me le montre, il est en train de transporter des troncs quand je le rencontre. Il arrête son tracteur, en descend d’un bond. Je l’embrasse, bien qu’il s’en défende à cause de la poussière de bois qui le couvre du pantalon de treillis aux cheveux. Moi, je trouve que ça sent bon, et il est drôlement beau, avec son visage ensoleillé et son sweat qui moule son torse musclé.

Je prends une photo de cet arbre avec ma lettre, lui aussi il est beau et viril, dressé au-dessus de nous sur un rocher. Je dis à Alex “tu es sûr qu’il a mis un A pour dire mon nom ?” Oui oui, il est sûr. Je suis bouleversée et fière en même temps, ça ne m’était jamais arrivé, d’avoir un arbre marqué de mon nom, celui-ci est magnifique. Cette peinture, c’est à la fois de l’art et du sang, est-ce que l’arbre saigne pour moi, ou est-ce mon sang qui coule de l’arbre blessé ? L’hiver prochain il chauffera ma maison. Quand je serai seule, j’irai le revoir, de plus près encore.

 

Extrait du troisième livre, Dans la Lumière

 

Où se rencontrent-ils, l’homme et Dieu, l’homme et l’homme,  l’homme et la femme ? Cet acmé, ce sommet, cette advenue, cette arrivée, ce moment où quelque chose arrive, où la vie s’étincelle, a lieu dans le volume, dans la profondeur, la chair de la Vérité.

Ce que nous voyons de la Vérité, c’est sa peau seulement. Ses surfaces, les formes qu’elle prend, ce qui, comme de tout corps terrestre ou céleste, en est exposé à la lumière.

Or le coeur de la Vérité bat et pulse à l’intérieur, au secret de son corps d’apparences. La Vérité se trouve dans une dialectique de l’ombre et de la lumière, de la profondeur et de la surface, du flux et du fixe. Les hommes la manquent parce que le caché les aveugle, les tente et les terrifie.

La Vérité se trouve dans cette dialectique mise en oeuvre lors de la création du monde, quand le Principe, dans un même mouvement se retirant et se projetant hors de soi, inaugure la lumière, et la possibilité de voir ce qui était caché en son sein. La Vérité est l’absolu incorruptible qui fonde tout être et toute vie – mais non toute existence. Si elle était souillée, tout être et toute vie se décomposeraient, pourriraient, mourraient. La Vérité est immaculée, ou rien n’est.

 

Extrait du quatrième livre, Dans la prière

 

En vérité la prière ne vient pas de nous, elle vient à nous, en nous, si seulement nous voulons bien l’accueillir. Elle vient pour nous sauver. Non pour nous faire fuir le monde et ses difficultés, mais pour nous sauver à l’intérieur même du monde, en nous transformant, de sorte que dans notre faiblesse nous soyons plus forts que le monde, et que notre vie, peu à peu, elle-même transformée, ait le pouvoir de transformer le monde. La prière, mouvement de la plus grande humilité, nous confère la plus grande puissance.

 

Extrait du cinquième livre, Via Moïse et la mer du Parler

 

1. Dieu se souvint de Noé et de tous les êtres vivants et tout le bétail qui étaient dans l’arche : Dieu passa un souffle sur le pays, et les eaux se calmèrent. 2. Les cuves du Tohu furent fermées, les ouvertures du ciel aussi, et la pluie disparut du ciel. 3. Les eaux de sur le pays revinrent au bien par marche et conversion. Les eaux refluèrent au bout de cent cinquante jours.

4. L’arche campa, à la septième lune, au dix-septième jour de la lune, sur le mont Ararat. 5. Les eaux vinrent à s’en aller et refluer jusqu’à la dixième lune, et à la dixième lune, le premier jour, apparurent les sommets des montagnes. 6. Et il advint qu’au bout de quarante jours Noé ouvrit la fenêtre de l’arche, qu’il avait faite.

7. Alors il envoya en mission le corbeau, qui s’envola, vola, se convertit, jusqu’à ce que les eaux aient honte de sur le pays.

8. Alors il envoya en mission la colombe d’auprès de lui, pour voir : les eaux sont-elles viles sur le visage de la terre ?

9. Et la colombe ne trouva pas de repos pour sa plante de pied. Elle revint à lui, vers l’arche, car il y avait des eaux sur le visage de tout le pays. Alors il envoya en mission sa main, saisit la colombe et la fit venir vers lui, vers l’arche.

10. Il attendit sept autres longs jours, et il envoya encore une fois en mission la colombe, depuis l’arche. 11. La colombe revint à lui via le temps du soir, et voici, une feuille d’olivier arrachée dans son bec ! Noé sentit alors que les eaux étaient devenues plus légères de sur le pays.

12. Il espéra sept autres longs jours, et il envoya en mission la colombe : elle ne revint plus à lui.

9

16. L’arc sera dans la nuée, et je le regarderai pour me souvenir de l’alliance éternelle entre Dieu et tout être vivant et toute créature qui est sur le pays.

Toutes ces eaux qui ont enflé, c’est à la fois la mauvaiseté du monde et la peine de Noé.

D’abord préciser que les termes de ma traduction, qui disent le combat spirituel, je ne les ai pas inventés moi-même, mais bien trouvés dans le dictionnaire : revenir au bien, marche, conversion, camper, envoyer en mission, se convertir, avoir honte, vil, repos, espérer : tous ces termes sont bien des sens des mots hébreux du texte, habituellement traduits dans leur sens plus concret.

Noé envoie la noirceur croassante, puisqu’elle est aussi dans l’arche, où est toute vérité de l’être, comme dans un livre total, et la noirceur vole et vole au-dessus du péché du monde pour lui faire honte, et elle se convertit et retourne à l’arche.

Noé envoie alors la claire grâce, celle qui se tient auprès de lui, le juste, cette douce roucoulante qui est aussi la noirceur croassante convertie par sa mission – car telle est sa mission, tel est son rôle, survoler le monde comme un miroir cathartique -, mais la colombe ne trouve nul lieu sur la terre où elle puisse se poser, nul lieu pour accueillir sa pureté.

Noé envoie alors sa main, sa main prend son envol au-dessus de l’arche, sa main, son corps, son être pour sauver la vie pure, la reprendre dans l’arche où il lui faut rester encore retranchée. La deuxième fois, la colombe ramène un signe de vie : elle a arraché à la pesanteur une feuille d’olivier, les eaux ont donc baissé, ce qui peut se dire aussi : sont devenues plus légères. La troisième fois, enfin, son espérance ne revient pas vers lui : la colombe qui sera plus tard une figure claire du Saint Esprit, au moment du baptême de Jésus dans les eaux du Jourdain, peut enfin de nouveau circuler librement dans le monde. Plus tard encore, au troisième jour, le Christ sort de la mort, libérant la voie pour la Pentecôte.

Après cela, Noé retire le toit de l’arche, et découvre que “le visage de la terre est sec” : fini les pleurs ! Certains estiment que le nom de Noé signifie : “Consolateur”.

 

Début du sixième livre, Avec Marie

 

Là en effet où souffle l’Esprit Saint, là est ôtée toute contamination, quelle qu’elle soit.

Cyrille de Jérusalem

 

Ibn ‘Omar (que Dieu l’agrée) a dit : « Le Messager de Dieu (paix et bénédictions de Dieu soient sur lui) m’a pris par l’épaule et m’a dit :
« Vis dans ce monde comme si tu étais un étranger ou un voyageur. »

 

ANNONCIATION

 

Le soleil n’est pas encore levé. Il arrive, elle le sent.

Ouvre les yeux dans le noir. Silence de velours. L’heure où le monde hésite entre la mort et l’amour.

Oui, juste le moment où le ciel retient sa respiration, avant de faire jaillir le bleu sur la terre ! Du fin visage de Marie, la joie illumine comme une lampe la pièce obscure.

 

Le bouquet de feuilles fraîches d’hysope et d’autres herbes aromatiques, qu’elle a cueillies hier, embaume la maison. Le drap de lin, lavé et séché sur les pierres, glisse sur la peau comme l’eau sur les galets.

Marie sourit dans l’ombre, elle sourit au jour qui vient.

 

 

Extrait du septième livre, Dans le Chant

 

Chanson du peuple réel

Le petit peuple du silence

Joue, chuchotis perpétuel

Des flammes du foyer réel

Où le monde songe et se pense.

Discrète marche de l’horloge,

Jeu de marelle des instants,

Du temps de nouveau débutant

Que chaque seconde interroge.

Les poutres craquent, la nuit joue

De la flûte très doucement,

Montée sur la blanche jument

Qui guide la vie à la proue

De l’humaine, sainte existence,

Virile et désarmée, corps nu

Du Dieu d’amour à même lu,

Chemin du sang en son essence.

Va la vie du peuple sauvage

Au fin silence du naissant,

C’est en moi qu’elle vient, et sent

La parole prendre visage.

 

 

Extrait du huitième livre, Via le Corps du Christ

 

Hébreux, chapitre 10

19. Ayant donc, frères, libre cours pour entrer au sanctuaire dans le sang de Jésus,

20. la voie nouvelle et vivante qu’il a créée pour nous, via le voile, c’est-à-dire son corps,

21. et un grand prêtre sur la maison de Dieu,

22. approchons-nous avec un cœur vrai, dans la plénitude de la foi, le cœur lavé des maux de la conscience et le corps baigné par une eau pure.

23. Continuons à confesser notre espérance sans fléchir, car il est fidèle, Celui qui a promis.

24. Et instruisons-nous les uns les autres dans le paroxysme de l’amour et des bonnes actions.

35. Ne délaissez pas votre assemblée, comme certains en ont l’habitude, mais exhortez-vous les uns les autres, et cela d’autant plus que vous voyez approcher le Jour.

 

Pourquoi dire encore : « le Jour approche », quand deux mille ans après il n’est toujours pas là, et alors que nous savons du Christ lui-même que nul ne connaît le jour ni l’heure, sinon Dieu qui est aux cieux ?

Parce que nous ne pourrons voir le Jour si nous ne le sentons, si nous ne le voyons d’abord s’approcher. Le Jour viendra pour et dans la communion de tous ceux qui ont la foi, qui croient en la venue du Jour. Ces croyants ne sont pas seulement des chrétiens, et le Christ peut les rassembler même sans qu’ils le sachent, par la puissance de l’Esprit, de même que Melkisédek rassemble plus que les Hébreux. « Les grandes figures de l’islam et du judaïsme ne sont pas des prêtres ou des moines, mais des interprètes de la loi divine révélée », lit-on dans le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme. Les chrétiens ont un grand prêtre, mais il n’est pas que pour eux.

 

Extrait du neuvième livre, Dans l’Été

 

Aujourd’hui Paris n’est plus un lac mais un marécage, avec ses étendues de sable jaune, ses parties herbeuses gavées d’oiseaux, et çà et là des têtes de monuments et d’immeubles qui affleurent. La Seine, qui s’est enflée par l’aval avec la montée des eaux depuis l’océan, telle une déesse exotique déploie mille bras dans sa ville dévastée. Tout cela est magnifique, et même s’il est extrêmement dangereux de s’y aventurer, je ne suis pas sûre d’éprouver une nostalgie sérieuse de l’ancien monde, ni de l’ancienne capitale, que j’ai pourtant bien connus.

Il y a combien de temps que je ne suis pas descendue ? Mes hommes le font pour moi, par roulement. De mon quarantième étage mon regard plonge sur eux, minuscules en bas dans la rue, la grande faille de la rue. Et j’ai pitié.

Des martinets voltigent. C’est étonnant. Je quitte le mur vitré, je traverse mon bureau, je marche dans le couloir, j’entre dans la pièce des hommes. Comme d’habitude l’expédition les a crevés, ils dorment, la tête sur les tables. Je veux savoir ce qu’ils ont fait du corps. Je pose ma main sur une épaule. Je voudrais l’appeler par son nom, mais ce doit être un nouveau, car je ne le reconnais pas. Il se réveille, je lui pose la question. Il me dit qu’ils l’ont laissé sur place. Où exactement ? je lui demande.

 

Extrait du dixième livre, Via le Coran et les Mystiques

 

Le Coran tourne autour de son centre, qui est partout. Partout reviennent les avertissements aux mécréants, la promesse à ceux qui croient à l’Unique source, créateur et vérité, révélée par le Prophète et ses autres messagers, la révélation eschatologique du sens de la vie, du temps, de l’univers. Nous avons reconnu l’un de ses centres en son centre phonologique, Al-Kahf, cette Caverne, ce trou noir de la mort qui ne retient la lumière que pour la libérer, splendide, dans l’éternité de la résurrection. Et nous allons lire le Livre en tournant autour de ce centre.

Nous l’avons dit, la sourate suivante, Marie, est comme une émanation de La Caverne.  Marie vient de la Caverne. Marie, mère de Jésus, l’un et l’autre intimement liés, témoignant de la Résurrection issue du temps de la Caverne, de la mort en Dieu, qui dépasse la mort. Nous sommes ici au plein cœur du seul thème qui compte : le voile et le déchirement du voile. La Caverne et Marie sont l’habitation de l’homme en ce monde, une habitation que Dieu voile afin d’y préserver la vie et lui donner, en la dévoilant, sa révélation, celle de la résurrection.

Marie, nous dit le Coran, s’isola des siens dans un lieu oriental (à la source donc) et mit « entre elle et eux un voile ». Un hidjab. Le verbe arabe contient aussi le sens d’élever un mur de séparation. De voiler, de garder l’entrée. Le nom désigne tout ce qui peut s’interposer entre l’objet et l’œil, aussi bien : un voile, la nuit, ou l’éclat du soleil. Le Coran lui-même est considéré comme hidjab, au sens de moyen le plus puissant pour détourner le mal. Le verbe signifie aussi le fait d’entrer dans le neuvième mois de sa grossesse.

Rappelons-nous la dernière histoire de La Caverne, la plus mystérieuse, avec ce mur de séparation qu’élève l’envoyé de Dieu pour protéger jusqu’au jour du Jugement le peuple primitif qui vit au bord d’une source en plein sous le soleil.

Rappelons-nous la Kaaba voilée, autour de laquelle tournent les fidèles.

Rappelons-nous la légende de la toile d’araignée et du nid de la colombe sauvant la vie du Prophète et de son compagnon de voyage, lorsqu’ils quittèrent La Mecque pour Médine, pourchassés par les ennemis. Quand ces derniers arrivèrent devant la grotte où ils s’étaient cachés, ils virent qu’une araignée avait tendu sa toile devant, et qu’une colombe y avait fait son nid, où elle couvait ses œufs. Ils en déduisirent que personne ne venait d’y pénétrer, et passèrent leur chemin. L’anecdote est légendaire mais la nuit dans la caverne est réelle et évoquée dans le Coran : c’est à partir d’elle que commence le temps de l’islam, le nouveau calendrier. Et il est clair que cette toile et que cette colombe signifient à la fois la virginité de Marie, sa grossesse miraculeuse et son prochain enfantement.

Voici aussi où nous voulons en venir. Quand dans l’adhan, l’appel à la prière, le muezzin dit : venez à la prière, venez à la félicité, le mot arabe pour dire félicité signifie aussi : lèvre fendue. La prière consiste à réciter la révélation venue de Dieu. À parler la parole de Dieu. À ouvrir la bouche, le voile qu’elle est, ouvrir la parole, pour en faire jaillir la vie, la lumière, la vérité. À en reconnaître et faire le centre autour duquel, cosmique, notre être tourne jusqu’en son accomplissement, éternelle et indestructible félicité.

 

Extrait du onzième livre, Dans la Voie, vers la Cité céleste

 

En aucun cas les Pèlerins n’ont de visée relativiste ou syncrétiste. Il ne s’agit pas d’aller vers une vision d’équivalence de toutes les religions et traditions, ni de les confondre dans une vague spiritualité universelle à la fois éclatée et réduite à un quasi-non-sens, dépourvue de colonne vertébrale, de syntaxe. Il s’agit au contraire d’apprendre toujours mieux à reconnaître et distinguer la quintessence particulière de chaque Révélation, comme articulations d’une même phrase, d’un même ADN de Dieu, dont il nous faut éclaircir le sens. Ce pourquoi nous appelons la Lumière.

Nous sommes les plus petits d’entre les hommes, et revêtus du manteau d’Élie, de Marie et de Jean-Baptiste. En vérité, sous le manteau, nous sommes en devenir le Christ, le Mahdi que nous attendons, en train de revenir. Nous sommes l’ami, le frère et le serviteur du Messie, de la Sagesse que tout homme de toute croyance ou non-croyance attend et espère plus ou moins consciemment, pour aller ensemble dans la Voie de la paix de l’âme et du monde.

Les Pèlerins gagnent leur vie matérielle en travaillant, mais leur place parmi les hommes, ils la mendient. Où l’on veut bien les accueillir, ils vont prier, avec qui veut bien les accueillir. À l’église, au temple quels qu’ils soient, à la mosquée, si on veut bien les y accepter comme “accueillis”. Étant bien clair qu’il ne s’agira jamais pour eux d’appartenir à tel groupe, tel culte, tel peuple, mais d’être toujours entre, toujours de passage, et dans la communion avec tous grâce à cet état. Un état de vie hautement instable mais plus encore hautement assuré, puisqu’ils y risqueront moins d’être menacés par l’endormissement spirituel, par la confusion entre les institutions religieuses et Dieu, par l’obéissance à des hommes plutôt qu’à Dieu. Les Pèlerins d’Amour n’auront que Dieu : ils auront donc tout.

 

*

Allez, je repars.

 

Trinité et Résurrection

 

Au commencement était le Verbe (Jn 1,1). Or le verbe se conjugue en trois personnes : je, tu, il. Trois personnes distinctes pour un seul verbe. La conjugaison est conjugale, elle fait signe d’amour et d’union ou de mouvement vers l’union. Sans amour, pas de reconnaissance de l’autre, donc pas de tu ni de il, et même pas de je, car je n’est que pour parler à l’autre. Je n’est que par le verbe, qui demande un sujet.

Dire je, vivre je, c’est reconnaître tu et il. Je, la première personne, comprend le tu et le il, à tous les sens de comprendre. S’il y a un père, c’est qu’il y a un fils. (Bien sûr toutes les personnes peuvent être soit masculines, soit féminines). S’il y a un fils, c’est qu’il y a un père. (Si je suis mère, c’est parce que j’ai un fils ou une fille, mais c’est aussi parce que je suis fille). S’il y a un je et un tu, ce tu est aussi un je, et nécessairement pour moi un il, de même que si je suis un tu pour un autre je, je suis aussi nécessairement pour lui un il. S’il y a un rapport, il y a nécessairement une distance. S’il y a un je et un il, ce il est appelé à devenir un tu. S’il y a une distance, elle est un appel au rapport, par cela même elle est déjà rapport, quoique encore inaccompli.

En vérité l’évangile de Jean dit : en archè, soit : dans le commencement.

Et le premier mot de la Bible, berechit, dit : dans le commencement.

Et le premier mot du Coran, bismillah, dit : dans le nom de Dieu.

Qu’est-ce que ce dans ? À la fois chacune des trois personnes du verbe, et leur rapport. Ce dans est l’espace de l’Esprit, le lieu où tout cela se produit. Si je suis Fils de l’homme, ainsi que se dénomme lui-même Jésus, si je suis incarné, donc si je est, il est nécessairement dans l’Esprit, et donc dans l’espace de Dieu, le Dieu unique, en qui est tout ce qui est, en qui sont toutes les personnes du verbe, qui sont trois.

Tout homme naît fils de l’homme, et donc, nous le voyons, fils de Dieu, parce qu’il naît d’un appel de Dieu. Mais ses manquements au rapport le font déchoir de l’espace de Dieu. Il n’est plus dans, il est hors de cet espace originel, le Paradis. Jésus, Fils dans l’absolu, accomplissant le rapport perdu jusqu’en son extrême conséquence, le restaure pour tous, comme Royaume où nous sommes attendus, appelés au rapport, aussi appelé Jour du Jugement dernier. La Résurrection est l’œuvre de ce rapport.