Ce qui se passe, nul ne le sait

 

Je pose ma main sur mon dictionnaire, et voilà qu’il se met à battre de l’intérieur, en émettant des tout petits bruits. Des sortes de bloup-bloup de poisson, correspondant au remuement qui se fait sentir des profondeurs du livre. Toute étonnée, je sens et j’écoute bien, puis, le dictionnaire étant posé sur la banquette, je pose de la même façon ma main sur la banquette, voir si le même phénomène se produit, comme quand on habite au-dessus d’une ligne de métro et que cela tremble quand il passe (ce qui n’est pas mon cas, mais il aurait pu y avoir une autre cause). Mais non. Je repose ma main sur le dictionnaire, cela reprend. Je la repose sur la banquette, rien. Je la repose sur le dictionnaire, plus rien, c’est fini. Je la pose alors sur le livre Le Sceau des saints, qui se trouve juste à côté. Et là c’est une vibration, extrêmement nette et régulière, comme un tracé électrique rapide et parfait : VVVVVVVVV… J’essaie plusieurs fois, cela continue, seulement sur ce livre. Puis cela s’arrête aussi.

Je suis allée voir une comédienne qui désire faire une lecture de Nus devant les fantômes, Franz Kafka et Milena Jesenska. Dans un minuscule merveilleux théâtre, le théâtre de la Vieille Grille, avec son piano noir sur la toute petite scène et ses quelques chaises devant. Elle m’a parlé aussi de Thérèse d’Avila, de la souffrance qu’il y avait aussi dans sa poésie. Je ne suis pas sûre qu’elle ait tant souffert que ça, lui ai-je dit. La poésie est le plus souvent une longue plainte, c’est un peu le mur des Lamentations – et parmi les poètes les mystiques sont finalement les moins douloureux et de très loin les moins désespérés – ils ne sont pas du tout désespérés. Ils ont le nerf, et ils voient la lumière, ils la sentent, plus vive que tout autre.

Le Christ n’a souffert que par compassion avec le peuple souffrant, l’homme souffrant, et aussi des souffrances que le monde lui a infligées, comme il les inflige à tout prophète, tout porteur de vérité, d’Élie à Mohammed en passant par Jean le Baptiste. Le poète porte aussi plus ou moins de cette condition prophétique, à la fois compassionnelle et avertisseuse. Il n’est pas rare qu’il la porte jusqu’à en être détruit. Seulement, lui, il n’est pas ressuscité, et si sa parole peut porter l’espérance et la vie, elle ne va pas jusqu’à porter la résurrection. Moi je suis la résurrection.

Mes larmes auraient pu noyer la vallée, noyer le pays, noyer le sanctuaire, noyer les hommes. Elles ont seulement coulé. Dieu continue d’habiter dans la grange, là-haut. Certains de ses hommes, au sanctuaire, sans le dire le soupçonnent d’iniquité, à cause du déluge. Ce qui se passe, ils ne le savent pas.

Là-haut, privés de routes, les hommes ont repris les sentiers à travers montagnes, marchant des heures à pied, se déplaçant parfois à cheval, retrouvant les voies de la solidarité. Certaines prairies sont transformées en champs de pierres. En ces temps, les premiers atteints par la dévastation sont aussi les premiers à être mis sur la voie qui rend chair aux ossements qui jonchent la vallée. Une chance vous est donnée.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (8)

Poursuivons notre lecture de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

Avec ce huitième chapitre (Les trois Sceaux), nous entrons dans un très profond mystère. Michel Chodckiewicz nous prévient qu’il lui faudra encore le neuvième et le dixième (et dernier) chapitre pour l’éclaircir. Il s’emploie à exposer de façon aussi nette que possible la vision complexe d’Ibn Arabî sur ces « trois Sceaux » absolument déterminants quant aux fins dernières de l’homme. Ne pouvant la retranscrire ici, je vais essayer d’en donner à mon tour ma lecture, ma lecture dans l’esprit à partir des éléments fournis par le texte.

Que et qui sont ces trois Sceaux ? À ce stade du livre, un seul est identifié, c’est Jésus, « Sceau de la sainteté universelle » ou « Sceau des saints », dont le retour doit annoncer l’Heure, la fin des temps. Je ne désire pas lire par avance le reste du livre, je vous donne ma lecture au fur et à mesure qu’elle s’effectue. Nous l’avons déjà dit, la pensée d’Ibn Arabî est fondée sur son expérience spirituelle. C’est pourquoi je ne la lis pas comme une gnose, mais comme la transcription imagée d’intenses contemplations et exercices spirituels. Et je crois qu’elle participe au déblaiement du chemin de la vérité, si nous parvenons à comprendre de quoi elle fait signe. Car, même s’il s’exprime par bien des voies, il n’est qu’un Esprit Saint. D’autre part je peux témoigner que le chemin suivi par ce livre est cohérent car, le lisant chapitre après chapitre, je constate que le travail de la lecture m’amène en esprit par anticipation au chapitre suivant, avant que je l’aie lu. Par exemple, « par hasard », j’ai photographié cet après-midi trois couples d’enfants avec leur père respectif (cf note précédente), et ce soir je découvre dans ce huitième chapitre la mention, après celle du « Sceau des saints » et du « Sceau des prophètes », d’un troisième « Sceau » dont je n’avais jamais entendu parler : le « Sceau des enfants ». Avant de poursuivre plus avant et d’essayer de comprendre le sens de ces Sceaux, quelques mots d’Ibn Arabî sur le troisième d’entre eux : « Il aura une sœur qui naîtra en même temps que lui mais elle sortira avant lui [du ventre de sa mère] et lui après elle. La tête de ce Sceau sera placée près des pieds de sa sœur. (…) La stérilité se répandra chez les hommes et les femmes et l’on verra se multiplier les mariages non suivis de naissances. » (p.132)

« Notons, écrit M. Chodckiewicz, – et cette précaution doit être respectée chaque fois qu’Ibn Arabî évoque les fonctions cosmiques ou aborde les problèmes eschatologiques – que le lecteur est invité à ne pas perdre de vue que tout ce qui est du macrocosme a sa correspondance dans le microcosme : en tout être, il y a un Mahdi, un Sceau, etc : « Lorsque je mentionne dans mon livre que voici, ou dans un autre, un des événements du monde extérieur, mon but est simplement de l’établir fermement dans l’oreille de celui qui écoute puis de le mettre en regard de ce qui, en l’homme, correspond à cela […] Tourne ton regard vers ton royaume intime ! ». » (p.127)

à suivre

Grandes oreilles

 

Rêvé que je nourrissais, apportais à la lumière puis finalement libérais des lapins en cage, qui se trouvaient sur le point de mourir, ayant été abandonnés sous un carton, lui-même enfoui sous d’autres cartons dans un réduit sombre.

Un bon article à lire ici.

« Seigneur, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils entendent ».

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (7)

Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du septième chapitre (Le degré suprême de la walâya), sur dix,  de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

En commençant à lire ce soir ce septième chapitre, il m’est venu à l’esprit que l’œuvre d’Ibn Arabî était, plutôt qu’une gnose, une œuvre d’exercices spirituels, tels qu’on peut en trouver dans la lecture de saint Jean Climaque, ou bien encore de saint Jean de la Croix, ou de sainte Thérèse d’Avila, et même de saint Ignace de Loyola. Tout est question de regard, de lecture. Chez Ignace de Loyola par exemple, dont je lus il y a longtemps les Exercices spirituels, je goûtai beaucoup le caractère effectif de cette parole, qui n’est pas une spéculation détachée du réel, mais au contraire plonge le lecteur au cœur du réel, transforme le lecteur en acteur (du moins s’il la lit bien). Et c’est exactement le sentiment que j’éprouve en lisant cet excellent exposé de Michel Chodkiewicz sur la sainteté dans le regard d’Ibn Arabî. Je pourrais aussi rapprocher cette lecture de celle que nous avons faite de La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. Dans les deux cas il s’agit d’un pèlerinage sur les chemins de l’esprit, soit incarnés dans l’homme, soit incarnés dans l’histoire – ce qui revient au même, à l’Unique vers où vont les chemins incarnés de l’esprit, lesquels, à la fin, ne font qu’un.

Toutes les catégories spirituelles recensées par Ibn Arabî sont en vérité, non des réalités figées, mais des états d’esprit en marche. « … Le même homme peut être présent dans plusieurs catégories à la fois. (…) L’exemple du Pôle est particulièrement significatif : du point de vue de la fonction, il se trouve appartenir à la catégorie de la qutbiyya (dont il est l’unique représentant) mais aussi à celle des awtâd, des abdâl, etc (et en outre peut, ou non, détenir simultanément la khilâfa extérieure). Il relève d’autre part, comme tout saint, d’une « famille » prophétique : il est mûsawî, ibrâhimî, shu’aybî, etc (et, éventuellement, tout cela en même temps). Il cumule « tous les états (ahwâl) et toutes les stations (maqâmât) » (…) Nous le retrouvons enfin, très logiquement, dans une dernière catégorie qui va être étudiée maintenant et qui représente le degré suprême de la walâya, celle des afrâd, des « solitaires ». » (p.111)

La sainteté, c’est-à-dire la proximité de Dieu, est réalisée au plus haut point chez les afrâd, qui sont eux-mêmes de plusieurs catégories. De l’exposé qui en est ici fait, retenons par exemple cette citation d’Ibn Arabî : « Il n’y a rien de plus haut dans l’homme que la qualité minérale al-sifa al-jamadiyya) » ; car il est de la nature de la pierre de tomber lorsqu’elle est abandonnée à elle-même « et c’est là la véritable ubûdiyya ». Le malâmî  est un caillou dans la main de Dieu. » (p.116) Saint Ignace n’eût-il pas proposé à partir de ce constat un bel exercice spirituel pour le successeur de celui que Jésus renomma Pierre ? Ibn Arabî dit encore des afrâd qu’ « ils agissent sans agir, comme le Prophète à qui il est dit, dans un verset paradoxal puisqu’il affirme et nie à la fois l’attribution de l’acte à celui qui en est l’agent apparent : « Ce n’est pas toi qui as lancé [la poussière] lorsque tu as lancé, mais c’est Dieu qui a lancé » (Cor. 8 : 17) » (p.117) Ici notre chemin se joint aussi à celui de l’agir sans agir du Tao, tout en demeurant purement musulman, et tout en arrivant aussi au même point, au même pont, que doit être Pierre, emmené même où il ne voudrait pas et par un autre que lui, comme le lui annonça le Christ.

« Pour ceux-là encore, les signes de Dieu sont discernables en toute chose ; ou, pour mieux dire, toutes les choses sont à leurs yeux des signes de Dieu et ne sont que cela. (…) Ils descendent vers les créatures après avoir achevé l’ascension vers le Créateur, ils retournent à la multiplicité après être parvenus à l’Unité. » (p.118) Descente douloureuse, « exil sacrificiel » au service des hommes, mais qui n’est pas pour autant un éloignement de Dieu, et garde au redescendu ce qu’il a acquis dans l’ascension. Tel est « le degré suprême de la sainteté » (p.119).