Sur le mur, sans l’armée

Après avoir photographié ces œuvres sur un mur, j’ai photographié deux soldats en treillis et armés jusqu’aux dents, avec mitraillette, qui se tenaient devant un bâtiment. Mais ils m’ont obligée à effacer ma photo. J’ai essayé de parlementer, en disant que je photographiais les policiers et que j’en avais le droit, mais ils m’ont affirmé que je n’avais pas le droit de photographier l’armée. Comme je n’en savais rien, j’ai accepté d’effacer, du moins j’ai fait comme si j’effaçais – je l’avais fait une autre fois quand des policiers avaient voulu me forcer à effacer des photos de la prison de la Santé, mais là ils ont été vigilants et j’ai dû vraiment effacer. Arrivée au bout de la rue je me suis retournée, ils continuaient à me garder à l’œil, haha. Peu importe, c’est juste pour dire que c’est bizarre tous ces derniers temps de voir des soldats en armes çà ou là dans Paris. Bon, voilà les œuvres :

artiste ouvrier jerome mesnager oiseau surfercet après-midi à Paris 13e, photos Alina Reyes

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Où en sommes-nous avec la révolution ?

banniere!!arrivée de la manifestation « contre la loi travail et son monde » du 19 mai 2016 place d’Italie, dans les fumigènes des manifestants et gaz lacrymogènes de la police, photo Alina Reyes

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Estragon. – Puis ce sera la nuit.

Vladimir. – Et nous pourrons partir.

En attendant la révolution, où en sommes-nous avec la révolution ? Kafka dans une lettre imagine un Abraham qui, au lieu de faire ce qu’il faut faire pour devenir un grand peuple, et tout en prétendant être sur le point de le faire, allonge à l’infini la distance entre ce point, ce moment, et un présent qui n’est qu’une éternelle répétition de tâches qu’il n’en finit jamais d’accomplir. Tout en mettant à ses affaires et aux « nouvelles dispositions à prendre » « l’empressement d’un garçon de café », il n’arrive à rien parce que ce faisant il ne part jamais, il n’est jamais maintenant prêt à « quitter sa maison ». Cet Abraham kafkaïen, typique de l’homme pris dans ses méandres administratives, n’est-il pas aussi bien celui qui au cœur du Procès attend toute sa vie en vain devant la porte de la Loi, devant laquelle il mourra sans l’avoir franchie ? Si les personnages de Beckett ne savent même plus pourquoi ni ce qu’ils attendent, c’est sans doute qu’eux aussi sont morts devant cette porte devenue invisible. Que l’oubli, l’aveuglement et la surdité les ont mangés.

Avec Nuit Debout, Vladimir et Estragon se sont réveillés. De nouveau ils ont entendu l’appel, ils ont aperçu le but, ils se sont décidés à outrepasser la loi qui régit un monde inique et absurde. Ils sont revenus sur les places des villes et ils ont recommencé à dialoguer, mais à plus nombreux et cette fois de façon orientée, avec un désir de lucidité. Ils ont voulu refaire eux-mêmes le décor et l’habitation. Ils se sont bricolé des campements. Ils ont réétabli des règlements. Ils ont marché sur et jeté des projectiles à tout ce qui représente la loi, « la loi travail et son monde ».

Comme les chiens derrière les portails des propriétés privées retroussent leurs babines quand passe le facteur, les tenants de la loi ont montré sous leur masque leur grimace, leur menace, leur férocité. L’élan d’Estragon, de Vladimir, de Camille et de leurs amis a été brutalement réprimé. Peu à peu ils se sont résolus à ne poursuivre leurs débats que dans le cadre et les horaires que leur concédaient les portiers de la loi. Avec de petites incursions de-çà de-là, qui les tenaient tout à leurs affaires, en définitive à leur maison. N’avaient-ils pas, ainsi que Robinson, transformé leur place, leur île, en une habitation finalement régie par une autre absurdité, comme le monde dont ils venaient, naufragés ? Et voici qu’au lieu de devenir un grand peuple, ils devenaient un peuple de plus en plus rétréci. Voici qu’ils avaient transformé la sauvagerie de la vie offerte, avec sa corne d’abondance, en ressassement d’un rêve générale qu’ils avaient eux-mêmes, par leur affairement, vidé de sa substance, de sa possibilité, de sa puissance. Voici qu’ils étaient en train de redevenir l’Estragon et le Vladimir somnambules.

La porte de la loi, un instant entrouverte sur la vision de la révolution, s’est-elle refermée ? Auquel cas il est temps de lui tourner le dos. Rien ne sert d’attendre Godot sur quelque place que ce soit – et encore moins sur celle de la République, qui est celle de la loi. Si la loi ne s’ouvre pas à toi c’est qu’elle n’est pas la loi mais sa falsification. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut cesser de demander l’abolition de la loi travail. Ce n’est pas à moi, c’est aux salariés d’en juger. Je dis qu’en premier et dernier lieu, elle n’est pas la loi, tout comme ne sont pas nos représentants ceux qui la font. Qu’elle passe ou non, elle ne passera pas par ceux qui font vraiment la révolution, qui continueront à la faire malgré ses inévitables errements. Elle ne fera pas leur loi.

Quand tu aimes, il faut partir, disait Cendrars. Les clodos de Beckett ne sont pas foutus, ils ont juste à retrouver le chemin de leur jardin. De la vie. À la réinventer jour après jour, nuit après nuit, en détissant au matin ce qu’ils ont tissé trop étroit la nuit, chacun et ensemble, sans obéir à l’injonction tacite qui leur est faite de se soumettre pour passer la porte ou de poireauter derrière la porte. Ils ont juste à vivre, pleins de leur force et de leur jeunesse. À être eux-mêmes la révolution permanente, se propageant de proche en proche, de proche en lointain et de lointain en proche. Celle qu’on n’attend pas, celle qu’on vit, puisqu’on l’aime.

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Le lac, la forme, le fond

Le temps de lire. Les paradis réels.

Je reposte cette note d’il y a deux ans en y ajoutant cette photo de paradis, l’un de tous mes paradis : primitivité et langue, amour et paix, dépouillement et esprit

l'oiseau bleu 2

29J’étais en train de lire (Les Poulpes, de Guérin – je m’en souviens) sur la petite plage éloignée et tranquille que nous appelions L’oiseau bleu, à Sanguinet dans les Landes, au temps où (avant d’écrire mon premier roman) nous y passions des journées entières, en petite tribu, nus sur le sable, sous les arbres, dans l’eau et sur l’eau (en planche à voile), et où j’écrivis aussi le texte qui suit :

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Sanguinet, le lac, par cinq mètres de fond. Losa : sur un hectare, des vestiges gallo-romains, éparpillés autour d’un fanum, petit temple en garluche, pierre ferrugineuse du pays. Un village occupé du début de l’ère chrétienne jusqu’à la fin du IIIème siècle.

De nombreuses céramiques, pièces de monnaie, bijoux, objets divers : poids de tisserands ou de pêcheurs, fusaïoles, mortiers, biberon, lampe à huile, ont été retrouvés sur le site. Des vases sigillés fabriqués à Montans, dans le Tarn, témoignent des échanges commerciaux dans la Gaule romaine. De très grandes jarres, encore incrustées de goudron, révèlent l’existence d’une industrie du goudron par distillation du bois – goudron qui, envoyé à Bordeaux, servait à l’industrie navale romaine.

L’emploi de ces grandes jarres s’est perpétué dans la région. Au début du siècle on en utilisait de semblables dans l’industrie de la résine. Avant la guerre, les lavandières de Sanguinet se servaient d’immenses cuviers, de forme similaire, sur les bords du lac.

A un kilomètre et demi environ au large de Losa, par sept mètres de fond, s’étend un site du deuxième âge du fer (480-450 ans avant J-C), dit de l’Estey du large. On y a trouvé les vestiges d’une double palissade en bois, autour des quelques restes d’un habitat : céramiques et jattes singulières, avec leurs anses intérieures permettant de les suspendre au-dessus du feu.

Je vois les planches qui filent sur l’eau, multicolores, les corps arqués contre la voile, dans la vitesse, la lumière, l’oubli de soi, la jouissance immédiate.

Je sais les cités englouties, plongées dans l’ombre, hantées par les brochets, les hôtes silencieux des eaux, et aussi, de temps en temps, des hommes en combinaison sombre, munis de masques et d’oxygène, pour ce monde où l’on ne respire pas comme là-haut.

Et le sentiment me vient que ce lac est un texte, dont la surface est la page, dont les mots sont des voiles où je peux m’accrocher et jouir dans le souffle des phrases. Et au fond… Au fond du texte sont des royaumes… Avant les recherches archéologiques, dans quelque nuit des temps, le bruit errait à Sanguinet qu’au fond du lac gisaient une ville et une statue d’or.

La science y a trouvé d’autres merveilles. La critique universitaire s’est attachée à l’importance de la forme du texte. Mais au fond, qu’est-ce que le fond ? N’est-ce pas bien davantage que le contenu du texte, maintenu dans les limites de la forme ? Que nous dit la surface, sinon qu’il est tellement grisant de s’y laisser glisser seulement parce qu’on ressent, en-deçà, une vertigineuse étrangeté ?

L’image du lac-texte, surgie par elle-même, s’évanouit aussi d’elle-même à la réflexion. On pourrait encore jouer sur la métaphore de l’eau et de la page miroirs. Mais ce qui m’intéresse, c’est le fond. Le fond, il me semble, englobe la forme, la surface, les bords, le texte tout entier. Le fond dépasse la volonté de celui qui écrit, le fond est celui qui écrit. Il l’est, très mystérieusement.