Odyssée, Chant I, v.367-382 (ma traduction)

"What Is It ?", acrylique sur bois 41x51 cm

« What Is It ? », acrylique sur bois 41×51 cm


Formidable scène aujourd’hui, où Télémaque, métamorphosé par son entretien avec Athéna, impose le silence à l’assemblée grossière des prétendants tout à leurs avidités, les rappelle à la dignité en présence d’un grand poète, et juste après les avoir invités à festoyer encore, les voue à la mort par la parole. Fantastique modernité d’Homère. Ne dépeint-il pas notre époque, avec ses profiteurs impudents, bruyants parleurs et consommateurs de ce qu’ils s’approprient indûment et impunément, irrespectueux de la voix divine portée par la poésie, et aveugles sur le sort qui les attend ?
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Alors le sage Télémaque se met à leur parler :

« Prétendants de ma mère, pleins d’orgueil et d’arrogance,
Mangeons maintenant, rassasions-nous, et que ces cris
Cessent, car il est noble d’écouter cet aède
Ici présent, semblable aux dieux par sa voix harmonieuse.
Puis dès l’aurore nous siégerons tous dans l’agora
Afin que par un discours public je vous ordonne
De quitter ce palais. Préparez d’autres repas,
Consumez vos propres ressources, invitez-vous tour à tour.
Mais s’il vous semble plus avantageux et meilleur
De persister à ruiner impunément l’existence
D’un seul homme, allez-y, pillez ! Moi j’invoquerai les dieux
Éternels, afin que Zeus vous fasse payer vos actes.
Puissiez-vous périr sans vengeance au sein de cette maison ! »

Ainsi parla-t-il, et tous alors se mordirent les lèvres,
Stupéfaits par le discours résolu de Télémaque.

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.365-366 (ma traduction)

aujourd'hui à Paris 5e, photo Alina Reyes

aujourd’hui à Paris 5e, photo Alina Reyes

La grande hantise de Verlaine pendant la Commune, c’était qu’ils s’attaquent au Panthéon et que le bâtiment s’écroule sur celui où il habitait avec sa femme de seize ans – qu’il allait remplacer par Rimbaud, dix-sept ans. Ironie de l’Histoire, voilà que cent cinquante ans après des idéologues veulent l’y enterrer. Dans mon article évoqué hier (qui a été plagié sans style ni force ni audace, bref, sans rien – mais j’y suis habituée), j’ai omis de mentionner, en plus des violences de Verlaine sur sa très jeune femme, la fois où il a lancé son bébé contre le mur. Apparemment tout le monde, des deux côtés, pour et contre l’entrée au Panthéon, se fiche qu’il ait failli tuer sa femme et son enfant, avant de tirer sur Rimbaud. Les gens de ce milieu sont décidément ignobles. Les mêmes, et leurs copains, qui m’ont blacklistée partout depuis la publication de mon roman Forêt profonde, parce qu’il a froissé un parrain du milieu, et qui tantôt s’écrient qu’  « on-ne-peut-plus-rien-dire » tantôt dénoncent les atteintes à la liberté d’expression, les atteintes aux droits des femmes, la surveillance des citoyens par des pouvoirs abusifs… et se font les collaborateurs zélés d’autant d’abus. Allant jusqu’à débaucher des proches de leur cible pour accomplir leur sale besogne. Une certaine société française, celle qui s’est accaparé la parole, est dans un état de décomposition tellement avancé qu’il reste heureusement la consolation de savoir qu’elle sera prochainement finie.

Aujourd’hui, deux vers seulement de l’Odyssée. Assez forts pour tenir la note entière. Le lit de Pénélope, c’est aussi celui d’Ulysse, et il sera d’une importance décisive à la fin de l’histoire. Sans la déflorer, on peut dire que personne d’autre n’y aura couché, malgré dix ans d’errance et de harcèlement. Pénélope tisse comme Shéérazade raconte, pour vaincre la mort ou la privation de liberté dont elles sont menacées.
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Les prétendants s’assemblent à grand bruit dans les salles sombres.
Tous désirent se coucher dans le lit de Pénélope.

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.337-364 (ma traduction)

Arthur Rimbaud par Sonia Delaunay

Arthur Rimbaud par Sonia Delaunay

(Illustration trouvée dans un article reprenant sans me citer mon argumentaire, et sa chute, à propos de Verlaine et Rimbaud au Panthéon)
Merveilleux moment de traduction aujourd’hui, quand j’ai entendu Homère dire ce que dira aussi Rimbaud. Je m’explique. De façon générale, je découvre en le traduisant pas à pas la profondeur de la modernité d’Homère. Tout cela fera l’objet du commentaire dont j’accompagnerai ma traduction quand elle sera terminée, dans quelques années. Mais déjà, donnons quelques éléments ici. D’abord, pour le passage de ce jour, mon émotion personnelle en entendant Pénélope dire d’Ulysse « je regrette tant une telle tête, me remémorant… ». C’est une tournure toute homérique que de dire tête à la place d’esprit ou d’âme. Et moi aussi je me remémore… je me remémore le rêve que je fis une nuit, où Homère me donna sa tête à manger.

Mais revenons à Rimbaud. Dans sa lettre du 13 mai 1871 à Izambard, se trouvent ces mots célèbres : « je travaille à me rendre voyant (…) je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : je pense : on devrait dire : On me pense — Pardon du jeu de mots. — Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon ». Dans les vers d’aujourd’hui, Homère fait dire à Télémaque : « pourquoi donc refuser à l’aède fidèle de charmer selon ce qui l’inspire ? Ce n’est pas la faute des aèdes. C’est plutôt Zeus qui est cause des dons qu’il dispense selon son bon vouloir aux gens travailleurs ». Je n’épilogue pas, songez-y si vous en avez le courage. (J’ajoute seulement que le mauvais roman, pas nouveau, qui circule ces jours-ci en ligne, avec explication de texte grossière sur le poème qui accompagne cette lettre de Rimbaud à Izambard, ne vaut pas un clou ; et que je ne crois pas non plus que le jeu de mots de Rimbaud sur « On me pense » soit à comprendre comme aussi « On me panse », interprétation lacanienne ridicule comme presque toujours).

Le je du poète (de l’aède fidèle)est un principe supérieur. Ce même principe qui, sous le nom d’Athéna, inspire à Télémaque des paroles toutes nouvelles, qui, par le changement qu’elles révèlent en son fils, vont stupéfier Pénélope, retournant elle aussi tisser le poème dans ses étages supérieurs.

Cette semaine j’ai trouvé aussi la raison plus profonde que celle qui est dite, la raison plus profonde qui fait que Shéérazade empêche le sultan de la tuer en racontant pendant mille et une nuits.
Nous en étions la dernière fois au moment où Pénélope allait s’adresser à l’aède :
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« Phémios, tu connais bien d’autres chants qui charment les mortels,
Les actions des hommes et des dieux que chantent les aèdes.
Assis parmi eux, chantes-en un pendant qu’ils boivent
Le vin en silence. Mais cesse ce chant lugubre
Qui toujours dans ma poitrine accable mon cœur
Où sans cesse descend la cruelle douleur du deuil.
Je regrette tant une telle tête, me remémorant
À jamais l’homme dont la gloire emplit l’Hellade et Argos ! »

Ainsi réplique à haute voix le sage Télémaque :

« Ma mère, pourquoi donc refuser à l’aède fidèle
De charmer selon ce qui l’inspire ? Ce n’est pas la faute
Des aèdes. C’est plutôt Zeus qui est cause des dons
Qu’il dispense selon son bon vouloir aux gens travailleurs.
Ne lui reproche pas de chanter les malheurs des Danaens
Car les humains préfèrent célébrer un chant
Dont le sujet tourne autour des choses les plus nouvelles.
Lève en ton cœur et âme le courage d’écouter.
Car Ulysse n’est pas seul à avoir perdu à Troie
Le jour du retour. Beaucoup d’autres y ont péri aussi.
Va dans tes appartements t’occuper de tes travaux
À la toile et au fuseau, et exhorte tes servantes
À se mettre à leur ouvrage. La parole est affaire d’hommes,
Surtout la mienne. Car je suis le chef en cette maison. »

Et frappée de stupeur elle rentre chez elle,
Recueillant dans son cœur les sages paroles de son fils.
Montée avec ses suivantes aux appartements supérieurs,
Elle pleure Ulysse, son époux chéri. Puis Athéna
Aux yeux de chouette jette un doux sommeil sur ses paupières.

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.325-336 (ma traduction)

"Mise en scène" (j'ai réalisé ce collage hier)

« Mise en scène » (j’ai réalisé ce collage hier)


Après l’instant d’hier où Télémaque prend conscience qu’il a été visité par un dieu (Athéna), après qu’il s’en révèle soudain transformé en « humain semblable à un dieu », dit littéralement le texte, voici l’apparition de Pénélope, semblable à celle d’une déesse. Descente majestueuse du haut escalier (descente du ciel de la fille d’Icare !), pilier qui soutient le toit, voile autour du visage, larmes… Encore un somptueux passage, très théâtral. J’imagine la forte impression qu’il pouvait produire sur les auditeurs de l’aède qui récitait-chantait l’Odyssée. Semblable, sans doute, à celle que j’éprouve en le traduisant. Je vous laisse goûter aussi la mise en abîme discrète opérée par Homère, illustre aède descendu dans son épopée faire entendre l’épopée des Achéens comme Pénélope la rassemblant, la tissant en pensée.
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Parmi eux chante un illustre aède, qu’ils écoutent
En silence. Il chante des Achéens le triste retour
De Troie auquel les a contraints Pallas Athéna.
De l’étage supérieur la très sage Pénélope,
Fille d’Icare, rassemble en sa pensée ce chant sacré.
Puis elle descend le haut escalier de son palais,
Non pas seule mais de deux suivantes accompagnée.
Quand, divine entre les femmes, elle arrive aux prétendants,
Contre le pilier de la salle solidement construite
Elle se tient debout, ramenant son voile sur ses joues.
Et les sages suivantes se tiennent à ses côtés.
Alors, baignée de larmes, elle dit au divin aède :

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le texte grec est ici
à suivre !

Odyssée, Chant I, v.319-324 (ma traduction)

La nuit dernière à ma fenêtre, photo Alina Reyes

La nuit dernière à ma fenêtre, photo Alina Reyes


Aujourd’hui j’ai pris un cours de dessin, pour la première fois depuis le collège. Le plus ingrat qui soit : reproduire sur une très grande feuille de papier une composition de cinq différents bocaux en verre de conserves de divers légumes. J’ai travaillé trois heures debout devant le chevalet et ce n’est pas fini mais je suis très contente de l’exercice, dont je ne me suis pas trop mal sortie, et qui exige attention fine aux rapports, à la perspective, aux lumières et aux ombres.

Ces six vers en grec qui suivent le dialogue entre Mentès-Athéna et Télémaque ont été très difficiles à traduire en seulement six vers en français. Là aussi, il a fallu une attention très fine aux mots et au sens de la scène. Si saisissant, ce moment où Télémaque pressent soudain qu’il a eu affaire à un dieu, et de la transformation qui s’ensuit… J’ai choisi de le présenter seul.
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Sur ces paroles, Athéna aux yeux brillants de chouette
S’élance, tel un oiseau plongeant à perte de vue.
Elle a aiguisé dans son esprit courage et hardiesse,
Avivé le souvenir de son père. Méditant,
Ce qu’il pressent jette en son cœur la stupeur : c’était un dieu !
À l’instant, divin humain, il marche jusqu’aux prétendants.

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le texte grec est ici
à suivre !