La stratégie du choc, par Naomi Klein (12) La libération entravée de l’Afrique du Sud

Greg Marinovichphoto Greg Marinovich

Chapitre 10. Naomi Klein y montre comment s’est refermé sur l’ANC le piège d’un pouvoir donné aux Noirs mais non sans avoir été enchaîné par les puissances de l’argent : s’ils bénéficient désormais des mêmes droits civiques que les Blancs, le « choc économique » imposé par des manipulations et une persuasion malhonnête, loin de les faire accéder à un mieux-être, les a davantage enfoncés dans les inégalités et la misère.

« En janvier 1990, Nelson Mandela, âgé de 71 ans, s’assit dans sa cellule pour écrire un message à l’intention de ses partisans. La missive avait pour but de clore le débat entourant la question de savoir si 27 années d’emprisonnement (…) avaient émoussé la volonté du chef de transformer l’économie de l’apartheid. Le message, qui ne comportait que deux phrases, trancha la question une fois pour toutes : « Nationaliser les mines, les banques et les industries en situation de monopole fait partie du programme de l’ANC, et tout changement ou toute modification à cet égard apparaît inconcevable. Nous soutenons et encourageons l’habilitation économique des Noirs, et celle-ci passe inévitablement par l’appropriation de certains secteurs de l’économie par l’État. » (pp 238-239)

« Malgré leurs divergences, toutes les factions du mouvement de libération s’entendaient pour dire que l’apartheid n’était pas uniquement un système politique régissant le droit de vote et la liberté de mouvement. C’était aussi un système économique qui se servait du racisme pour imposer un ordre extrêmement lucratif en vertu duquel une petite élite blanche tirait d’énormes profits des mines, des exploitations agricoles et des usines de l’Afrique du Sud parce que les membres de la vaste majorité noire n’avaient pas le droit de posséder la terre et devaient fournir leur travail à une fraction seulement de sa valeur – en cas de rébellion, ils étaient battus et emprisonnés. » (pp 240-241)

« Comme le résuma plus tard Mandela, « le Parti national essayait de préserver la suprématie des Blancs avec notre consentement ». (…) Pendant que se déroulaient ces négociation tendues entre rivaux, l’ANC préparait fébrilement ses membres à l’accession au pouvoir. Des équipes d’économistes et d’avocats du parti formèrent des groupes de travail chargés de définir les modalités précises de la transformation des promesses de la Charte de la Liberté, notamment dans les secteurs du logement et de la santé, en politiques concrètes. (…) Ce qu’ignoraient les militants, c’est que, pendant qu’ils planchaient sur leurs plans audacieux, l’équipe chargée des négociations économiques faisait des concessions qui rendraient leur mise en application strictement impossible. » (pp 244-245)

« Mbeki réussit à convaincre Mandela qu’il devait rompre définitivement avec son passé. L’ANC devait se doter d’un tout nouveau programme économique – un plan audacieux, percutant et spectaculaire qui indiquerait, en des termes que les marchés sauraient décoder, que l’ANC était prêt à adhérer au consensus de Washington. Comme en Bolivie, où la thérapie du choc fut concoctée en secret, à la manière d’une opération militaire clandestine, seuls les plus proches collaborateurs de Mbeki savaient qu’un nouveau programme économique était en chantier et que celui-ci était très différent des promesses faites aux élections de 1994. » (p.255)

« La thérapie de choc est toujours un pari risqué. Dans le cas de l’Afrique du Sud, ce fut un échec. » (p.256)

« Sooka, qui préside aujourd’hui la Fondation pour les droits de l’homme d’Afrique du Sud, dit que les audiences de la Commission, si elles ont permis de traiter ce qu’elle appelle « les manifestations extérieures de l’apartheid, comme la torture, les sévices extrêmes et les disparitions », ont laissé « totalement dans l’ombre » le système économique qui a profité de ces abus (…). Si elle pouvait tout reprendre depuis le début, dit Sooka, « je ferais les choses autrement. Je m’intéresserais aux systèmes de l’apartheid, dont la question agraire, et j’examinerais de très près le rôle des multinationales et du secteur minier, parce que, à mon avis, c’est là que se trouve la véritable source des maux de l’Afrique du Sud. […] Je me pencherais sur les effets systématiques des politiques de l’apartheid, et je ne consacrerais qu’une seule séance à la torture. Quand on se concentre sur la torture, me semble-t-il, on perd de vue les intérêts qu’elle sert, et c’est là que commence le révisionnisme. » (p.258)

« En fin de compte, l’Afrique du Sud a fait les frais d’une forme particulièrement retorse de réparations à l’envers : les entreprises appartenant à des Blancs qui ont réalisé d’énormes profits en exploitant le travail des Noirs pendant l’apartheid n’ont pas versé un sou en dédommagement, tandis que les victimes de l’apartheid continuent d’envoyer de généreux chèques de paie à leurs persécuteurs » (pour rembourser la dette et payer de confortables pensions à vie aux anciens fonctionnaires de l’apartheid qui ont préféré partir après la passation des pouvoirs). (p. 260)

« Plus de dix ans après que l’Afrique du Sud eut décidé d’opter pour le thatchérisme comme moyen d’assurer la justice par voie de percolation (…), le nombre de personnes qui vivent avec moins d’un dollar par jour a doublé (…) le nombre de personnes qui vivent dans des cabanes de fortune a augmenté de 50 %. En 2006, plus d’un Sud-Africain sur quatre vivait dans des cabanes situées dans des bidonvilles officieux, souvent sans eau courante et sans électricité. » (p. 263)

à suivre

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Peintres du jour

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Je suis allée voir dans son atelier un peintre, Jean Serolle, auteur de nombreux TDU, comme il les appelle – pour traits d’union. J’ai beaucoup aimé son travail. Il m’a dit qu’il s’inspirait des palissades qu’il y avait partout à Paris autrefois, autour des terrains vagues par exemple, et qui ont été remplacées par des grilles. Il cherche la couleur et la décline sur ses toiles qui finissent par ressembler à du bois, je trouve. J’aime le bois. Ensuite j’ai fait quelques photos en marchant.

12 34 5aujourd’hui à Paris 5e, photos Alina Reyes

Manifestants à Paris en 2014

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photos Alina Reyes

Bret Easton Ellis, le retour

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photo Frederick Florin/AFP

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Ces derniers temps, l’épidémie de clowns menaçants actualise le roman Lunar Park, paru en 2005, tel un avertissement pour les temps présents et à venir. Voici le compte-rendu que je faisais de ce livre à l’époque.

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Œdipe Roi, La chute de la maison Usher, Bartleby le scribe, Le temps retrouvé, American psycho, Dr Jekyll et Mr Hyde, et sans doute d’autres fantômes littéraires habitent Lunar Park.

Lunar Park où les scènes de crime « sont immaculées ».

Ellis est l’écrivain du doute, lequel gagne du terrain à chacun de ses livres. Le voilà qui franchit avec ce roman la dernière étape, en obligeant le lecteur à se demander : « Non mais, est-ce qu’il se fout de nous ? »

La réponse est : oui. Lunar Park c’est la fête foraine, les artifices en forme de grosses ficelles sont tous là, monstres et terreur-pour-rire à gogo, l’auteur turbine mécaniquement, c’est que, voyez-vous, l’emplacement est cher, il faut le rentabiliser.

Après le génial Glamorama, qui consacrait la déréalisation du monde, que faire de soi et de son lecteur hébétés par cette mise à néant ? Où trouver encore la possibilité d’un roman ? Eh bien allons-y, au cœur de la famille, de ce rêve américain ou de ce qu’il en reste alors qu’on a tant besoin de lui par ces temps troubles et menaçants. Un foyer en guise de rêve donc, de parc d’attraction si attractif que ni le profond ennui ni le malaise invivable ne sauraient en chasser notre candidat au rôle de bon père de famille, Bret Easton Ellis himself !

Et puisque dans cette affaire tout est mensonge, allons jusqu’au bout, l’auteur en personne entre de plain pied dans le plat qu’il est en train de décongeler pour notre dîner. Voici donc l’autobiographie de B.E.E., il te fait pénétrer chez lui en confiance, installe-toi, l’écrivain célèbre te rappelle ses débuts, ses succès, te fait quelques confidences inédites sur ses amours et ses goûts sexuels, sa vie de riche et de drogué, il t’amuse avec des anecdotes telles que les Américains en ont le secret – ils font tous ça délicieusement, n’est-ce pas, que vous assistiez à une cérémonie des Oscars ou que vous lisiez une interview de grand écrivain, chacun y va de son clin d’œil, les grands de ce peuple vous le savez ont la politesse de l’humour et donc vous ne vous sentez pas dépaysé, ce garçon, Bret, si célèbre, est tout de même charmant de se montrer avec vous aussi simple, direct, comme si, mais oui, vous étiez de ses intimes… À moins qu’il ne se foute de vous ?

Dis, Bret, sommes-nous bien loin du réel ? Mais oui nous sommes loin, laisse-moi tranquille, j’ai un roman à écrire. En ce temps-là j’étais en mon adolescence te dis-je, le ciel tourne, la Grande Roue aussi, voici que vient le retour du temps, voici la vieille lune, il faut que je la baise avant qu’elle ne m’avale, alors tant pis si je te trompe avec, j’ai ma peau à sauver !

Une fois devenu quasiment l’un de nos proches, Bret – nous pouvons bien l’appeler Bret – nous raconte maintenant comment il a eu un fils avec la star de cinéma Jayne Dennis, comment leur folle vie de célébrités les a aussitôt séparés et comment, désireux de faire une fin, il l’a retrouvée dix ans plus tard pour l’épouser et vivre avec elle, son fils et sa fille à elle dans une banlieue chic de la côte Est. Maintenant nous voici invités chez lui à une fête d’Halloween, le décor est planté, un décor de mort.

Bret casé, une fois énumérées quelques marques des vêtements de son fils, que va-t-il bien pouvoir nous raconter ? Nulle nuit citadine agitée en vue, nul(le) top-model dans les parages. Un dîner chez les voisins où tous les couples présents ne parlent que de leurs enfants gavés de Ritaline et autres anxiolytiques, une réunion de parents d’élèves… À l’évidence tout le monde est fou, tranquillement mais bien profond, même le chien Victor, important personnage, est sous Prozac. Tout le monde est fou, plus rien n’a de sens, mais l’argent et les médicaments maintiennent un semblant de vie dans ce corps social en état de décomposition avancée. Les jeunes garçons des environs disparaissent mystérieusement l’un après l’autre, Bret entretient un semblant de liaison avec l’une de ses étudiantes, à l’Université proche où il donne des cours de creative writing, rien d’abouti puisque plus rien ne saurait aboutir à quoi que ce soit. Bret ne couche plus avec sa femme adulée par des millions de fans, plus de goût à ça non plus, une fois par semaine ils suivent une thérapie de couple en plus de son rendez-vous personnel chez une psy pour laquelle il s’invente de faux rêves. Bret enfin n’arrive pas à communiquer avec Robby, son fils de onze ans qui n’aime que la lune et les étoiles, et qui lui, reste silencieusement mais résolument hostile.

Et Bret, bien entendu, replonge dans l’alcool et les drogues.

Pendant ce temps, « la maison pelait ». La peinture toute neuve des murs extérieurs s’écaille de plus en plus, au point qu’une nuit il a l’air de neiger. Et les phénomènes inexpliqués se multiplient, dans le registre ordinairement grand-guignolesque de l’horreur : la peluche enfantine qui s’avère vivante et capable de se transformer en gros monstre poilu et tueur, la moquette qui pousse comme quand on la fume trop, les ordinateurs qui délivrent de mystérieux messages, la vidéo venue de l’au-delà, la voiture fantôme, le double surgi du passé… C’est ridicule mais on a peur quand même, oui, peur pour Bret, qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans la tête pour se laisser aller à un tel cirque ?

Apparemment un gros complexe d’Œdipe pas réglé, énorme sentiment de culpabilité pour ne pas avoir su être un fils et ne pas savoir être un père. « C’est le temps retrouvé, pas vrai, Bret ? » Oui mais ce temps n’a rien d’un paradis, ce temps est celui d’un enfer trop longtemps refoulé, le temps de l’écrivain dont la vie est « un maëlstrom de mensonges », qui sait qu’écrire lui « coûtera un fils et une femme », qui sait sans se l’avouer que sa conduite avec Aimée Light, son étudiante, lui vaudra le reproche de son double accusateur, qui se sait traître et démissionnaire, et que de plus torture sa responsabilité d’auteur.

« Je Suis De Retour », « je suis partout », dit l’être qui le poursuit. Si ce qu’il a écrit devient réel, et si ce réel est criminel ? Bret encore une fois sous nos yeux se dédouble, il y a lui et l’écrivain, l’écrivain a son existence autonome, incontrôlable :

« Pendant les quatre heures qui ont suivi, il s’est passé quelque chose dont je ne me souviens pas. L’écrivain a rempli les blancs. »

Le désastre accompli, l’auteur se paie une dernière fois notre tête avec une louche de sentimentalisme suspect. Voilà, c’est tout, c’est fini. Vous êtes frustré, un peu vexé, vous vous êtes fait balader et vous vous demandez secrètement si ce n’est pas ce qui vous arrive tout le temps dans votre vie, vous faire balader, vous vous demandez si ce n’est pas ce qui arrive de plus en plus à tout le monde dans ce monde où tout est de moins en moins sûr, vous vous demandez si vous aussi vous ne serez pas dévoré par le passé. Alors vous n’avez pas bien envie de reconnaître que, pourtant, c’était un grand livre.

Dans la nuit du divin

PHO2b66fff6-602c-11e4-8f16-c968e96369b4-805x453crédit photo : INAH

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Un jour, invitée à faire une intervention poétique dans la grotte de Gargas, j’ai inventé sur place (et le lendemain écrit) que les peintures pariétales préhistoriques figuraient un ciel nocturne, avec son bestiaire, dans le noir des grottes. Une scientifique a essayé de démontrer que Lascaux représentait les constellations à telle période de l’année. Mais son livre ne fut pas convaincant, car la vérité du poète a lieu dans un tout autre univers. Celui de l’homme total, de l’univers total.

Aujourd’hui je lis ceci, à propos d’une grande découverte dans la cité pré-aztèque de Teotihuacan :

«Cette voie courait au niveau de la nappe phréatique parce que selon les mythes, l’inframonde a sa propre géographie métaphorique: ses rivières, ses montagnes, ses lacs et même son propre ciel», a expliqué le scientifique. Son équipe a relevé sur «les murs et les voûtes du tunnel une poudre d’un minéral métallique, fait d’hématite et de magnétite, ce qui révèle qu’on y entrait avec des torches et que tout s’illuminait comme un ciel d’étoiles scintillantes».