Achille l’incorruptible et une allégorie d’Homère

Plus j’avance dans ma traduction de l’Iliade, plus j’aime Achille. Une espèce d’Antigone au masculin, qui ne plie pas devant les décrets des humains quand ils sont iniques. Tout le monde essaie de leur faire accepter le compromis, mais comme le dit Achille, il y a plus d’honneur à suivre l’arrêt de Zeus que celui des hommes. Les autres l’accusent d’être trop fier, mais c’est parce qu’ils ne sont pas aussi humains que lui, ils ne comprennent pas que pour « une fille, une seule », une captive qu’Agamemnon lui a prise, il n’accepte pas les sept autres, et des beautés, qu’il veut lui donner, en plus de cadeaux et honneurs à n’en plus finir. Achille, dans un monde esclavagiste, connaît l’importance d’une personne, et qu’elle n’est pas échangeable. Le fait est qu’aujourd’hui on sait, même si on est loin de le respecter toujours, qu’il est inique d’échanger des personnes comme des objets. La leçon d’Achille reste à méditer. Par ceux qui prétendent agir au nom de Dieu alors qu’ils tuent des innocents comme par tous ceux qui pratiquent la manipulation de l’humain par l’humain, par tous ceux qui agissent contre le juste droit et s’y croient autorisés. On reproche à Achille de s’entêter dans son refus au lieu d’accepter de se soumettre au chef inique, mais c’est par sa posture pleine d’honneur qu’il participe à sauver l’honneur de l’humanité, et donc l’humanité.

J’ai fini aujourd’hui de traduire le chant IX, et malgré le marathon soutenu que constitue cette traduction intensive (neuf chants en moins de deux mois), je continue à m’émerveiller de la profondeur d’Homère, de la façon dont il approfondit sa réflexion sur tel ou tel thème en mettant en regard et enchaînant les histoires, et aussi de la beauté éclatante de ses allégories, comme celle-ci :

« Car les prières sont des filles du grand Zeus,
Boiteuses, renfrognées, qui louchent de chaque œil,
Qui marchent empressées derrière le fol aveuglement.
Il est fort et il a le pied prompt, le fol aveuglement,
C’est pourquoi toutes lui courent après ; sur toute la terre
Il les devance et nuit aux humains ; les prières, derrière,
Viennent guérir. (… )»
Iliade, chant IX, v. 502-508 (ma traduction)
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Odyssée, Chant II, v. 103-128 (ma traduction)

hier à Paris 5e, photo Alina Reyes

hier à Paris 5e, photo Alina Reyes


Voici donc la suite des reproches amers de l’un des prétendants, Antinoüs, à l’encontre de Pénélope. Ce qui ressort de son discours de petite frappe, c’est bien ce dont les accuse Télémaque, à savoir qu’ils font le siège de Pénélope depuis des années pour la forcer à épouser l’un d’eux. Et décidément odieux, il essaie de mettre son fils de leur côté. Nihil novi sub soli, les siècles passent et les hommes ne changent pas – mais ils ne sont pas tous pareils, tous ne se laissent pas emporter par le mal – pensons à tant d’  « élites » et intellectuels médiatiques qu’on voit en ce moment partir en vrille – certes la société les rend plus visibles, mais auront-ils le dernier mot ? L’Odyssée nous dit que non, la vie aussi.
Ici Pénélope, en suivant l’esprit divin plutôt que de se soumettre aux bas calculs des hommes n’apparaît-elle pas comme une préfiguration d’Antigone ? Sophocle comme Homère, conscients de vivre dans des sociétés patriarcales, ont eu le génie d’élever contre leurs pouvoirs abusifs de magnifiques figures de femmes intelligentes et combattantes.
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« Ainsi parla-t-elle, et nos désirs virils se laissèrent
Enjôler. Or chaque jour elle tissait la grande toile
Et chaque nuit la défaisait, en s’éclairant aux flambeaux.
Trois ans elle a voilé sa ruse et fléchi les Achéens,
Mais dans la quatrième année le moment est arrivé
Où l’une des femmes, sachant ce qu’il en était, l’a dit.
Et nous l’avons trouvée défaisant sa brillante toile.
Alors elle a dû l’achever, contrainte et forcée.
Ainsi te répondent les prétendants, que tu le saches bien
Dans ton esprit, et que le sachent tous les Achéens :
Renvoie ta mère et ordonne-lui de se marier
À qui son père voudra et qui lui plaira aussi.
Si elle faisait languir longtemps les fils des Achéens
En réfléchissant dans son esprit à tous les travaux
Splendides auxquels l’a exercée Athéna, à sa noble
Pensée, à son efficacité, telles qu’on n’entendit
Nul ancien en dire autant des Achéennes aux belles boucles,
Que ce soit Tyro, Alcmène ou Mykène au front couronné ?
Nulle n’était aussi intelligente que Pénélope
Aujourd’hui ; mais ses intentions ne sont pas convenables.
Et donc nous mangerons tes ressources et tes troupeaux
Aussi longtemps qu’elle persistera dans cet esprit
Que les dieux lui ont mis dans le cœur. De là viendront, pour elle
Grande gloire, et pour toi, perte de tes moyens d’existence.
Car nous n’irons pas à nos travaux, ni ailleurs
Tant qu’elle n’épousera pas un Achéen de son choix. »

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le texte grec est ici
le premier chant dans ma traduction, en entier :
à suivre !

Antigone, Hegel et George Steiner

Commençons, pour faire suite au rapport entre la déesse et le penseur dans ma note précédente, par cette citation de George Steiner – qui vient de mourir et dont je lis Les Antigones :

« Poser une question philosophique (et ce sera la même chose pour Heidegger, ce grand lecteur de Hegel), c’est poser une question à Minerve. »

antigoneInterroger la déesse Minerve à propos d’Antigone est bienvenu, dans la mesure où Minerve-Athéna est la déesse de l’intelligence, de la pensée (avec son attribut, la chouette aux grands yeux) et une déesse éminemment politique, comme déesse de la stratégie militaire, des sciences, des techniques et des arts (avec son autre attribut, l’olivier, symbole de force, d’immortalité, de victoire). Lectrice récurrente tout à la fois d’Antigone, sur laquelle j’ai donné ici au cours du temps quelques réflexions personnelles, et de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, je note ces remarques de Steiner, quelques pages plus loin dans cette même première partie de son livre :

« On a souvent noté la présence d’Antigone dans la Phénoménologie, mais on ne l’a pas étudiée en détail. Et pourtant, comme intégration d’une œuvre d’art dans un discours philosophique, elle n’est pas moins remarquable que celle d’Homère chez Platon ou celle des opéras de Mozart chez Kierkegaard. En tant que tel, l’usage que Hegel fait de Sophocle n’est pas seulement d’une importance immédiate pour une étude du motif d’Antigone dans la pensée occidentale : c’est une pièce au dossier du problème central de l’herméneutique, de la nature et des conventions de la compréhension. Dans ce cas, confronté à une force appropriatrice comme il en exista peu, nous pouvons essayer de suivre la vie d’un grand texte à l’intérieur d’un autre grand texte ainsi que les échanges métamorphiques de sens que cet emboîtement entraîne. Si la Phénoménologie est elle-même construite de façon dramatique, et c’est éminemment le cas des six premières sections, la raison en est largement que son noyau de référence est précisément une grande pièce de théâtre.

(…) Antigone se dresse devant nos yeux comme elle ne l’avait jamais fait depuis Sophocle.
Il s’agit bien entendu d’une Antigone hégélienne. Transparente à elle-même, à la fois en et sous la possession de son acte qui est son être, cette Antigone vit la substance éthique. En elle, « l’Esprit devient actuel ». Mais la substance éthique qu’incarne Antigone chez Hegel, qu’elle est purement et simplement, constitue une polarisation, une partialité inévitable. L’Absolu subit une division au moment où il entre dans la dynamique nécessaire mais fragmentée de la condition humaine et historique. Il est impératif que l’Absolu descende, si l’on peut s’exprimer ainsi, et se spécifie dans la contingence limitée de l’éthos humain, pour que ce dernier atteigne à sa pleine réalisation, pour que le voyage de retour vers l’unité ultime puisse se poursuivre. »

George Steiner, Les Antigones, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard

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Cette nuit j’ai rêvé que O et moi descendions à la plage (crétoise ou grecque, comme tout récemment) par une série d’escaliers et de toboggans.

Yoga, marche, vélo, bibliothèques. Retour de voyage dynamique, tonus sur mes grands chantiers d’écriture.

« C’est la totalité du discours de Hegel, dit aussi Steiner dans le même texte, qui manifeste un refus de la fixité, de la clôture formelle. Ce refus est essentiel à sa méthode et il vide partiellement de leur contenu les notions de « système » et de « totalité » qui s’attachent habituellement à l’hégélianisme. Chez Hegel, réflexion et formulation sont en mouvement permanent à trois niveaux différents : celui de la métaphysique, celui de la logique et celui de la psychologie (…) Hegel procède à une subversion rigoureuse des linéarités naïves de l’argumentation ordinaire. »

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Antigone et Ismène chez Sophocle, Jean-Michel Folon et Bom.K dans le 13e

"La porte", fresque de Jean-Michel Folon au 180 rue Nationale (1985)

« La porte », fresque de Jean-Michel Folon au 180 rue Nationale (1985)

L’une a choisi la mort pour sauver l’honneur, l’autre a choisi la vie pour sauver la vie. L’une sans l’autre ne vaudrait rien. Antigone et Ismène sont les deux faces d’une même médaille, une médaille qui ne se reçoit pas d’autrui, la médaille intérieure que chaque humain peut gagner, les deux valves d’un même cœur.

fresque de Bom.K boulevard Vincent Auriol, métro Nationale

fresque de Bom.K boulevard Vincent Auriol, métro Nationale

hier à Paris, photos Alina Reyes

*

autres notes sur Antigone ;

parmi les autres fresques que j’ai photographiées dans le 13e, les récentes ; d’autres ; d’autres ; d’autres ; d’autres

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Chant de célébration du génie humain dans « Antigone » de Sophocle (ma traduction)

Le chœur entame ce beau chant après qu’Antigone a, malgré l’interdiction de Créon, rendu les honneurs funéraires à son frère. La désapprobation finale fait référence à son geste, mais le chœur n’est que le chœur, et il n’est pas interdit d’estimer la situation autrement que lui.

antigone*

Strophe 1

Il y a bien des merveilles, mais

nulle n’est plus grande que l’homme !

Sous les vents, sous les pluies, il s’avance,

franchissant la mer couleur de plomb

qu’il traverse en chevauchant la houle.

Et la plus puissante des dieux, Terre,

l’impérissable, l’infatigable,

son soc la travaille, la retourne,

an après an, avec son cheval.

 
Antistrophe 1

Quant aux oiseaux au vol léger, l’homme

ingénieux dans ses panneaux tissés

les attire, les prend au filet,

comme aussi les espèces animales

sauvages et celles de la mer.

Il maîtrise par ses inventions

les bêtes qui vont par les montagnes

et il placera le joug sur le cou

du cheval à l’épaisse crinière

comme à l’inébranlable taureau.

 
Strophe 2

Il s’est appris la parole, la haute

pensée et l’art de diriger

la cité. Plein d’ingéniosité,

il s’est abrité du gel, des pluies

dans des lieux sinon inhabitables,

que rien n’entrave son avenir.

La seule chose qu’il ne peut fuir,

c’est Hadès ; mais quant aux maladies

qui désemparent, il a médité

des remèdes pour en réchapper.

 
Antistrophe 2

Savant et inventif en techniques

plus qu’il ne l’espère, il se conduit

tantôt mal, tantôt honnêtement.

Qui respecte les lois du pays

et la justice des dieux est grand

dans la cité ; mais qu’il soit banni,

celui qui, à force d’impudence,

se déshonore. Que je ne sois

ni de la maison ni de l’esprit

de celui qui se conduit ainsi !

*

le texte entier, en grec et dans la traduction de Leconte de Lisle : ici

Antigone (4) Sauveteurs vs associateurs

à Lampedusa, photo AFP/Mauro Seminara

 

La hantise de la confusion des générations entraîne-t-elle celle de la confusion des genres ? L’Antigone de Sophocle est en tout cas d’une modernité parfaite – alors que celle d’Anouilh, avec ses relents pétainistes, est déjà dégoûtante, comme tout ce qui est impur, corrompu à la base, et va vers la décomposition. Nous vivons un temps marqué par la hantise de la disparition des « vrais pères », des « vraies mères », de la « vraie famille », comme dans l’histoire d’Œdipe et d’Antigone, hantise qui se double de celle de la disparition de la différence sexuelle, et du soupçon que les femmes voudraient prendre la place des hommes – comme Créon, incarnation du pouvoir patriarcal, soupçonne Antigone de vouloir « commander ». Incapable qu’il est de comprendre une autre logique que la sienne, en l’occurrence, comme le lui a dit Antigone, celle de l’amour. Cette logique de témoin de la vérité qui, si elle n’atteint pas chez Antigone son plein déploiement salvateur comme dans le Christ, n’en reste pas moins scandale et folie pour les menteurs, ceux qui associent le mensonge à la vérité. (Et contrairement à ce que croient les musulmans, les associateurs, ce ne sont pas forcément les autres : comme les autres ils sont innombrables, parmi ceux qui se croient de purs monothéistes, ceux qui comme Anouilh se compromettent avec le mensonge).

 

Antigone (3) Partage des chemins

 

« Je suis née, non pour le partage de la haine, mais pour le partage de l’amour », déclare Antigone à Créon. Lequel lui répond : « Descends donc chez les morts, si tu es aimante, et aime-les. Moi vivant, une femme ne commandera pas. » (v. 523-525, ma traduction)  « Je la tuerai », dit-il plus tard à son fils, fiancé d’Antigone (v.659), dans un discours où revient sans cesse l’obligation d’obéir à son père et l’obsession de la différence sexuelle, le rejet de la liberté de la femme. Et comme Hémon, son fils, essaie de le raisonner, de le détourner de sa pulsion meurtrière, de l’amener sur la voie de la sagesse en lui exposant que le peuple est du côté de cette femme qui malgré son interdit a rendu les hommages funéraires à son frère, Créon, tout en s’entêtant à se réclamer du pouvoir absolu du tyran, a cette réplique en forme d’aparté : « Il combat, semble-t-il, pour cette femme ». À laquelle Hémon répond : « Si tu es femme. Car je prends soin de toi. » (v 740-741)

Nous voilà ici à la croisée des chemins, les chemins contenus dans le nom d’Antigone, les chemins de la génération et du genre, ceux de la gentillesse aussi, mot de la même origine dont le sens premier est noblesse. Noblesse d’Antigone qui obéit à la loi de l’amour plutôt qu’au tyran. Noblesse d’Hémon qui parle avec cœur et sagesse. Noblesse, gentillesse de ces deux jeunes, l’une prenant soin de la dépouille de son frère, l’autre prenant soin tout à la fois de sa fiancée et de son père, contre la brutalité d’âme de ce dernier. « Si tu es femme », lui dit Hémon, touchant de façon saisissante au nœud de l’affaire, la hantise cachée de Créon : être femme. Son « être femme », nous le voyons, il lui faut absolument éviter qu’il ne se libère, il lui faut, via la figure dressée d’Antigone, l’envoyer aux enfers, au néant. Néant (du latin ne gens, du grec gonè) est la négation linguistique de tout ce que le nom d’Antigone contient. Néant signifie non-gens, non-génération, non-gentillesse. « Jamais tu ne l’épouseras vivante », dit Créon. (v.750), qui multiplie les formules enragées à l’encontre d’Antigone, qu’il appelle objet de sa haine (v.760). Mais, dit le Coryphée, « seule entre les mortels, libre et vivante, tu descends chez Hadès » (v. 820, trad. Leconte de Lisle)

Comme dans notre dernière lecture du Courage de la vérité, nous sommes arrivés avec Antigone au point du prendre soin d’autrui et du prendre soin de sa propre âme, au risque de la mort mais pour le profit de toute la cité.

à suivre