Ulysse, le Cyclope, Poséidon et les #pasdevague

La réaction furieuse du Cyclope quand Ulysse lui dévoile qui il est me rappelle celle de ma mère quand, alors que j’avais sept ans, elle me demanda, de toute sa hauteur, « pour qui tu te prends ? », et que je lui répondis : « pour quelqu’un d’intelligent ». Je crois bien que comme Poséidon, le dieu de la mer, le fit avec Ulysse, elle m’a poursuivie de sa vengeance toute sa vie – mais sans le savoir, elle. Ce n’était pas seulement la revendication de mon intelligence qui l’avait choquée, mais sans doute aussi le fait que j’aie dit « quelqu’un ». Quelqu’un, c’est le contraire de personne. Ma mère n’a pas été la seule à se venger de moi pour la même raison. Toute volonté de domination se sentant, stupidement, menacée par un petit être qui s’affirme, s’acharne à s’en venger.

Symptomatique est ce reproche largement fait à Ulysse de n’être pas parti du pays du Cyclope sans rien dire. Parti sans rien dire, il aurait pu continuer peinard son chemin. C’est ce que font tant de gens, et notamment tant de responsables et de petits chefs, adeptes du #pasdevague et du souci de faire bonne figure. Les sales coups, ils en font, mais planqués, sans rien risquer. Comme le Cyclope dans son antre. Or leur lâcheté ne les préserve pas toujours, et il leur arrive de perdre en fin de compte même ce qui leur était le plus précieux, leur inique et illusoire domination, et avec leur unique œil, l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes et présentaient d’eux-mêmes.

Je l’ai dit à mes élèves et j’espère qu’ils l’ont bien entendu, qu’ils ne l’ont pas oublié : vous êtes intelligents. Puissent-ils ne pas perdre leur intelligence en se pliant comme tant d’adultes à l’attrait d’une vie d’apparences et de souci du regard des autres. Un jour, immanquablement, les masques tombent, et le visage risque de tomber avec.

Décadence française et relève

Si je vivais aux États-Unis par exemple, je pourrais travailler selon mes capacités dans la société, comme auteure et comme enseignante. En France, si vous n’êtes pas né·e dans la bonne classe sociale, le seul moyen de s’en sortir est de se soumettre et de se corrompre pour pouvoir entrer dans un système de dominants inter-soumis et corrompus. Le système hiérarchique français, le système des premiers de cordée, comme dit Macron, est le contraire d’un système aristocratique : ce ne sont pas les meilleurs qui sont au pouvoir, ce sont les plus médiocres et les plus corrompus. Ces derniers travaillant sans cesse, non pas à quelque bonne et utile œuvre, mais à produire des artefacts pour entretenir l’illusion qu’ils sont, et à éliminer des domaines qu’ils veulent occuper et se réserver, ou du moins à caser et faire taire, les meilleur·e·s, celles et ceux qui travaillent vraiment et honnêtement, de façon créative et capable de faire avancer le pays et le monde en son temps et pour le temps de ses descendant·e·s.

Je ne suis pas décadentiste mais le fait est que toutes les statistiques montrent le recul de notre pays dans le monde, sa perte considérable d’excellence dans à peu près tous les domaines de la science, de l’art, de l’industrie. La faute en est à la médiocrité, à l’aveuglement, à l’égoïsme paralysants de la classe dominante, qui ne se maintient que par l’exclusion de tout ce qui ne marche pas dans ses combines. À ceux-là s’ajoute la lourdeur d’une administration d’autant plus indétrônable que les pouvoirs ont toujours trouvé utile de la trouver à leur botte pour accomplir toutes sortes de sales boulots.

La décadence française, ce n’est pas, comme les identitaires le croient, la perte de valeurs culturelles françaises, par ailleurs fantasmées (voyez les films du vingtième siècle, lisez les romans des siècles précédents : qui a envie de vivre dans cette France-là ?), mais au contraire la constipation d’une classe sociale qui croit devoir retenir ses déchets dans ses entrailles comme un capital placé en banque. La décadence française, c’est le mur sans cesse reconstruit par des classes dominantes auto-enfermées, entre elles et des personnes vivantes en train de réinventer la vie, comme la vie l’exige. C’est l’esprit vieilli contre la jeunesse de l’esprit. C’est l’idée fixe contre la pensée en mouvement. Le déni du réel contre l’accueil et l’analyse du réel. L’insulte permanente au vivant et à la vérité contre le respect du vivant et de la vérité.

Eh bien, mes capacités me restent, comme vos capacités vous restent, même si la société les nie. Continuer de les affirmer, de les mettre en œuvre d’une façon ou d’une autre, c’est aussi garder la meilleure de toutes nos capacités : la capacité à la liberté. Notre liberté que les enfermés dans leurs ghettos de privilégiés jalousent, et qui change à chaque instant le monde, notre monde, contre leur gré et pour notre meilleur commun.

*
en vignette : Mathilde Mauté et Arthur Rimbaud sur un mur de Paris, photo S.G.

Macron et le Cyclope

Pandémie. D’après sa com’, Macron serait si intelligent qu’il serait devenu assez épidémiologiste pour se passer de l’avis des épidémiologistes et gérer tout tout seul. On voit le résultat : plus d’un an après, toujours plus de malades et de morts, toujours des attestations à remplir et des amendes à payer, toujours autant ou plus de gens privés de travail, et maintenant trop peu de vaccins et de plus mauvais résultats que la plupart des autres pays. Bref, toujours plus de preuves que, pour tout le reste comme en politique, masturbation intellectuelle, vanité narcissique et méthode Coué sont non seulement stériles mais potentiellement dévastatrices. Comme dit l’autre, c’est sur vos œuvres que vous serez jugés.

Il faut vraiment être stupide pour croire mieux savoir que ceux qui savent mieux et pouvoir se passer de leur savoir chèrement acquis – c’est la maladie de vanité qui touche les bluffeurs. Ces imbéciles me font penser au Cyclope qui se croit plus fort que tout le monde, « beaucoup plus fort » que Zeus lui-même, comme il le déclare, et qui finit avec son unique œil crevé. Drôlerie du dialogue (que j’ai traduit aujourd’hui) au cours duquel Ulysse, minuscule à côté de la masse de Polyphème, l’appelle « mon brave » en essayant de lui apprendre à bien se comporter. Peine perdue, l’idiot lui répond avec condescendance et va coûter la vie à plusieurs compagnons d’Ulysse avant d’être mis hors d’état de nuire par l’intelligent héros.

L’injure faite à Amanda Gorman

J’ai encore éclaté de rire aujourd’hui en voyant l’un des commentateurs de l’Odyssée se demander ce que pouvait bien signifier tel passage, en précisant que plus d’un savant se le demande. Or c’est ce que j’ai découvert hier ! C’est magnifique et j’en ferai une démonstration absolument irréfutable.

Le problème de ces super-lecteurs que sont les traducteurs, c’est que le plus souvent ils comprennent ce que leur esprit comprend, pas ce que l’esprit de l’auteur comprend et dit. Je ne les critique pas globalement, je m’y inclus et connais les mêmes problèmes ; beaucoup font un excellent travail, mais il est vrai que la distance culturelle et temporelle entre un auteur et son traducteur rend la compréhension plus difficile. Anyway, c’est le job.

Il y a en ce moment une histoire avec la traduction du texte, je ne sais s’il faut dire du poème car cela ressemble plutôt à un juvénile discours politique, qu’Amanda Gorman a lu lors de l’investiture de Joe Biden. En Hollande et en Espagne, des auteurs reconnus ont dû renoncer à publier leur traduction de ce texte, une journaliste ayant décrété qu’il devait être traduit par des jeunes femmes noires, comme Amanda Gorman, au motif qu’elles partageraient la même expérience, prétendument nécessaire pour faire une bonne traduction. Bien entendu c’est ridicule et scandaleux. Le marketing et la politique se sont emparés, avec son accord et sa volonté, de cette jeune poète, et cela ne pouvait mener qu’au désastre. Nous y sommes. Double désastre : la survalorisation d’une auteure pour des motifs complètement étrangers à la poésie ou à la littérature ; et cette récupération politico-sociétale, elle aussi complètement étrangère à la poésie (voire raciste, d’un autre point de vue). Que les activismes connaissent des dénaturations mortifères, c’est banal, archiconnu, vu et revu, par exemple avec les mouvements de libération sexuelle qui naguère aboutirent à la promotion de la pédophilie, dans Libé ou ailleurs.

Cela dit, reste que la traduction est un art comme un autre, qui a ses chefs-d’œuvre et ses barbouillages. Le poème d’Amanda Gorman, à l’écoute, ne m’a pas semblé requérir de grands artistes de la traduction, mais c’est quand même lui faire injure que de prétendre qu’il suffirait, ou serait indispensable, d’avoir en partage avec elle telle expérience de vie pour pouvoir la traduire dignement. Car alors il faudrait décréter aussi que seules les jeunes femmes noires auraient le droit de la lire et de la commenter. Amanda Gorman a le droit, comme n’importe quel auteur, de prétendre à l’universalisme. Si elle ne se désolidarise pas de ce mouvement d’interdit sur son texte – interdit aux non-noires -, elle achève, après s’être déjà tant mise en danger comme auteure en frayant avec les institutions et le marketing, de se séparer complètement de la poésie. En acceptant l’injure qui lui est faite, c’est elle-même, alors, qu’elle injurierait.

Le viol (extrait de « La foire aux serpents », de Harry Crews)

foire aux serpentsAu violeur promu par Libé, à tous les violeurs, à tous les abuseurs, pervers narcissiques, cogneurs de femmes et autres brutes et manipulateurs, qui se trouvent toujours les mêmes excuses : « elle l’a cherché, aussi ; et puis c’est la faute à la société ; moi aussi je me sens mal, je suis une victime ; tout le monde en fait autant de toutes façons ; et puis c’est l’amour, c’est comme ça… mais au final moi, regardez-moi, je suis un esprit supérieur, d’ailleurs y en a qui le croient aussi, même si d’autres affirment que tout ce que je dis est terriblement banal et vicieux. »
À ceux-là et à leur complices, voilà ma réponse, avec ce morceau de littérature : mieux vaudrait pour vous apprendre à bien vous tenir, plutôt que d’attendre qu’on vous l’apprenne de force.
Le shérif de Mystic a pour habitude de faire chanter les femmes qu’il dit « aimer » : soit elles couchent avec lui, soit il les met en prison, tout à fait arbitrairement. Lottie Mae a refusé de se soumettre, elle se retrouve donc en prison. Une façon imagée de dire ce que font tant d’hommes qui détiennent un quelconque pouvoir dans la société.

*

Lorsqu’il entra, son adjoint Luther Peacock était assis au bureau.

— C’est l’heure d’aller manger, Luther.

— Vous voulez que je mange pour combien de temps ?

— Reviens pas avant minuit, Luther. Mange bien, prends tout ton temps.

— Ça tombe bien parce que j’ai les crocs », dit Luther en attrapant son chapeau.

Buddy Matlow traversa la pièce et s’avança jusqu’à une cellule qui se trouvait au bout du couloir. Il s’arrêta sans prendre la peine de regarder ce qu’il y avait à l’intérieur. « Si tu vas raconter à qui que ce soit que je t’aime, je te zigouille, tu le sais. Tu le sais, hein ? »

Lottie Mae ne répondit pas. Elle était assise sur une chaise basse au milieu de la cellule, immobile et calme comme un roc. Il n’y avait qu’une seule cellule dans la grande pièce vide. Le seul détenu, c’était elle. Les deux seules fenêtres étaient fermées. Le visage de Lottie Mae était irisé de sueur, on aurait dit des gouttes d’huile. Buddy Matlow commença à faire les cent pas devant la cellule. On n’entendait que le claquement sourd et répété de sa jambe de bois sur le sol.

— Je dirai rien à personne.

— T’en as parlé à George. T’en as parlé à George qu’en a parlé à Joe Lon, et je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, tous les connards de Mystic se foutent de la gueule du vieux Buddy Matlow. Et je vais te dire un truc, juste un truc, si y a quelque chose que Buddy Matlow il aime pas, c’est bien qu’on se foute de sa gueule. Alors ça, il aime pas du tout.

— J’y ai rien dit, au George, se défendit-elle.

— Bon alors qu’est-ce que c’est ? Il est devin, c’est ça ?

— Personne à Mystic qui sait seulement où j’chuis d’abord.

Buddy Matlow s’arrêta de marcher. Il prit les barreaux à pleines mains et posa son regard sur elle. Sa mince robe de coton lui collait au dos, des gouttes de sueur coulaient le long de ses jambes nues.

— Qu’ils sachent ou pas, de toute façon, ça changera rien, dit-il.

Elle descendit du tabouret et vint se planter devant lui « Je vous en prie, msieu Buddy, relâchez-moi…

— Merde à la fin, arrête de m’appeler Monsieur! Est-ce que je t’ai pas dit que je t’aime ?

Elle retourna s’asseoir sur la chaise en marchant à reculons sans le quitter des yeux; tout son corps tremblait, comme transi de froid.

Quand elle eut fini de frissonner, elle murmura d’une voix pleine de rancœur « C’est pas de l’amour que je cause. Tout ça va mal finir. D’ailleurs vous êtes déjà dans le pétrin.»

Buddy Matlow agrippa les barreaux et la transperça du regard. « Moi, dans le pétrin ? Mais mon petit cœur de négresse, depuis le jour de ma naissance chuis dans le pétrin. Et depuis ce jour, j’en suis pas sorti, du pétrin. » Il se frappa la cuisse droite. « Tu vois ça, ça veut dire pétrin. Cette saloperie de jambe de bois égale pétrin. » Il avait hurlé ces mots, mais il baissa soudain d’un ton. « Qu’est-ce que ça peut foutre, j’essaye de pas trop pleurnicher. Chacun sa merde. Regarde, toi. Suffit que tu montres ta tronche noire pour être illico dans le pétrin. Tu crois que je suis pas au courant ? Je sais très bien ce que ça veut dire, d’être nègre. Je pige tout ça. N’empêche qu’il a suffi que je pose les yeux sur ce petit cul bien roulé que t’as là, pour tomber amoureux.

— Cinglé, ce que vous dites, lui lança-t-elle.

— Peut-être que chuis cinglé.

— Feriez aussi bien de me relâcher. Je fais rien de dégoûtant. L’ai pas fait la dernière fois. Le ferai pas cette fois-ci non plus.

— Sauf que maintenant c’est pas pareil.

— Ça sera toujours pareil. Ma mère elle nous a pas élevés pour qu’on fasse rien de dégoûtant.

Buddy Matlow sourit « Sauf que la dernière fois que tu t’étais au violon, c’était pas la fête aux serpents.

— La fête ?

— Serpents, dit-il.

— Serpents ?

— Des crotales.

— Doux Jésus. »

Buddy Matlow alla fouiller dans un coin, derrière un bureau en bois fendillé. Lorsqu’il se releva, il tenait un seau en métal, recouvert de grillage. Il posa le récipient devant la porte de la cellule et le posa par terre.

— Tu sais ce qui y a dans ce seau ?

— Doux Jésus doux Jésus doux Jésus doux Jésus. » Elle murmurait ces mots comme un chant étranglé.

Il renversa le seau du bout de sa jambe de bois, et un crotale épais comme un poing d’homme et long d’un bon mètre roula sur le sol. Il ne sifflait pas, ne relevait la tête non plus. Seuls ses yeux clairs et sans paupières prouvaient qu’il était en vie. Il y avait une boule dans le corps du reptile, un renflement qui ressemblait à une tumeur, à une trentaine de centimètres de la tête.

« T’as rien à craindre, Lottie Mae ma chérie. Y vient juste de becqueter. S’est tapé un rat. »

Il effleura la bosse qui ballonnait le corps du reptile du bout de son pilon. Le crotale redressa la tête, la langue se mit à frémir dans l’air. Mais il ne se releva pas dans la position caractéristique qui précède l’instant où le reptile frappe sa proie, il reposa sa tête au sol.

« Un de nous deux va venir te rejoindre à l’intérieur, le serpent ou moi. C’est toi qui choises ? »

Lottie Mae ne répondit pas. Elle fixait le crotale, incapable de regarder ailleurs. Du bout de sa béquille, Buddy amena la tête du reptile entre les barreaux. Il poussa lentement le serpent dans la cellule.

Elle parla une première fois, mais Buddy ne comprit pas qu’elle venait de dire, alors il lui demanda de répéter, elle obéit, mais il la fit répéter encore une fois.

« J’aime encore mieux vous », dit-elle sans quitter le serpent des yeux. Elle remonta la main jusqu’au bouton du haut de sa robe de coton. « J’aime encore mieux vous.

— C’est-y pas un miracle divin, ce qu’un serpent peut faire pour l’amour ? »

Buddy retourna au bureau chercher la clé. Quand il revint, elle avait enlevé sa robe, elle était allongée sur l’étroite couche, et regardait toujours le serpent. Buddy s’allégea de son flingue et de sa cartouchière, retira la matraque plombée de sa poche arrière, et tout ce temps il ne la quittait pas plus des yeux qu’elle pouvait détacher son regard du serpent. Il se déshabilla entièrement sans ôter sa jambe de bois.

« Sais que t’es mignonne ? » chuchota-t-il avant de se laisser tomber sur elle en grognant, comme s’il venait de recevoir un coup.

Il fît vite et — pour le reste — fut silencieux. Juste son corps lourd se ruant par secousses sur elle. On ne voyait que ses mains et ses genoux relevés dépasser de sous lui, ça et son visage détourné contre son torse, qui regardait, les yeux révulsés, le serpent qui la fixait sans cligner les siens.

« Bon, fit-il enfin, tu peux t’en aller, maintenant. »

Tout en l’observant enfiler à la hâte sa robe légère en coton, il cognait régulièrement son pilon contre le mur du côté du lit.

Comme elle s’éloignait dans le couloir, il lui cria « Et fais en sorte que ça se reproduise pas. »

(…)
(…)
(…)
(…)
(…)

Elle avançait, écoutait et regardait, terrifiée. Le monde était devenu dangereux. Ce qu’elle avait toujours craint était arrivé, bien qu’elle n’ait jamais su ce qu’elle redoutait avant cela.

Les Blancs étaient dangereux, les serpents étaient dangereux, et les deux étaient maintenant dans le même camp, chacun obéissant à l’autre. Elle était certaine d’avoir vu un serpent avec une tête de Blanc dans un fossé herbeux. C’était juste après être sortie de chez elle. Du coup elle en avait immédiatement oublié qu’elle allait chez Big Joe. Elle l’avait vu, long, noir avec ses taches en losange, dans le fossé, avec une tête d’homme blanc. Avec des yeux bleus. Et des yeux les plus bleus qu’un Blanc ait jamais eus. Elle était sûre de l’avoir vu. Elle pensait l’avoir vu. Ce n’était peut-être qu’un rêve ou le souvenir d’un autre temps. Elle le revoyait chaque fois qu’elle fermait les yeux, lové derrière ses paupières, il avait les yeux bleus et il était dangereux.

Elle se rendit sur le terrain de jeu de l’école et ne fut pas étonnée d’y trouver l’idole qu’ils avaient construite. Elle savait bien que ce n’était pas un véritable serpent, qu’il était fait de papier et de colle, plus grand qu’aucun serpent ne serait jamais, mais elle savait aussi pourquoi ils l’avaient construit, et ce qui l’étonnait le plus c’était que personne ne soit agenouillé ou prosterné devant. En fait d’adoration, on entendait plutôt des rires, des gens qui mangeaient et dansaient de façon plutôt malvenue. Mais c’étaient des Blancs, et rien de ce qu’ils faisaient ne pouvait étonner Lottie Mae.

Elle faisait très attention au serpent à tête d’homme, et aux yeux clairs, bleus et ardents. Elle scrutait les fossés et les mauvaises herbes, et même les branches des arbres. On ne savait jamais, il pouvait très bien guetter votre passage, suspendu dans un arbre. S’il avait les yeux bleus, ne pouvait-il avoir d’autre pouvoir ou génie diabolique ?

Lottie Mae regardait et attendait. Elle savait parfaitement ce qui allait se passer. Elle ne pouvait rien empêcher. Elle s’était résignée à prendre le risque, à subir les conséquences du monde et des misères qu’il lui apportait. Cela ne l’empêchait pas d’avoir peur pour autant. Elle marchait, le cœur inondé d’une panique glacée. Mais il n’y avait pas d’autre solution et elle sentait une sorte de quiétude engourdie qui s’enracinait dans ses os.

— Eh la môme, tu veux ça ?

Lottie Mae pivota lentement vers le type qui venait de lui parler. C’était un Blanc au visage buriné par le soleil avec une barbe de plusieurs jours. Sa salopette était enfoncée dans des bottes montantes, et il avait un serpent autour du cou, aussi fin qu’un fouet, couleur terre battue Le serpent aux yeux félins avait la tête dressée, sa langue trépidait et frétillait dans le vide. Le type enleva le serpent de son cou, le reptile s’enroula immédiatement autour de son avant-bras. La tête luisante et lustrée était posée dans sa paume comme une prune. Le type s’approcha d’elle, tout guilleret.

— C’est rien qu’un petit serpent, dit-il. T’as quand même pas la trouille des serpents, dis, fillette ?

Lottie Mae ne broncha pas. Elle était prête. Le serpent savait qu’elle était prête, lui semblait-il. Il s’étirait dans la paume ouverte, mais sans redresser la tête.

— Tu fais des cochoncetés pour une tite pièce, la môme. »

Elle se retourna et prit le chemin de la maison. L’homme ne la suivit pas mais lui cria de revenir voir son serpent. Elle passa devant le podium recouvert de tissu rouge, où la Reine des Crotales serait couronnée. Très joli. Si tout avait été différent, elle aurait aimé être parée elle aussi d’un tissu comme celui-là. Cela lui aurait fait une jolie robe. Ou peut-être une chemise pour Brother Boy. Mais il était inutile d’y penser. Le serpent l’avait vue. Elle avait vu le serpent. Elle était tout à fait prête, maintenant. Inutile de songer à tailler des robes ou des chemises. Inutile de se cacher.

Un homme était assis sur le bord du fossé. Elle l’aperçut tout de suite parce qu’elle ne quittait pas le fossé des yeux, à l’affût du serpent. Mais elle ne put le quitter des yeux, car ses cheveux faisaient penser à des serpents, ses cheveux auraient pu être des serpents, vu comment les touffes blanches se dressaient. C’était un vieillard, et en approchant elle entendit ses paroles, il psalmodiait presque. Elle ne le quittait pas des yeux.

« Les serpents, pas les fils, enroulés autour des os de Tiriel! hurlait-il. Dieu a dit Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez pas, sous peine de mourir. Et le serpent dit à la femme, non tu n’en mourras point. »

Elle s’approcha encore, remonta le foulard en coton de sa mère sous son menton. Le jour déclinait, l’air était plus vif, plus mordant. D’ailleurs, elle ne se souvenait plus pourquoi elle déambulait parmi tous ces Blancs. Il n’y avait pas un seul autre Noir alentour, ni homme ni femme, elle se demandait bien pourquoi elle avait décidé de venir se promener là, alors qu’aucun des siens — ni sa mère, si son père ni aucun de ses oncles — n’avait jamais fréquenté ces fêtes de serpents. Peut-être qu’en s’exposant au dangereux serpent, elle pourrait lui montrer qu’elle n’avait pas peur. Elle savait que les serpents étaient peureux, ses oncles le lui avaient dit. Ils s’enfuyaient. Ils se cachaient. Ils attaquaient par surprise. La crécelle n’était en fait qu’un effort désespéré pour qu’on ne leur marche pas dessus, pour ne pas être confronté à quoi que ce soit, surtout pas à quelque chose qui risquerait de se rebiffer.

Elle arrivait au petit sentier qui traversait un bouquet de pins et conduisait à la maison de sa mère, au moment où elle fut éclaboussée de lumière bleue, d’une lumière qui éclairait les troncs d’arbre et l’herbe sèche marron sur l’accotement de la petite route. Elle ne prit même pas la peine de se retourner. Elle s’immobilisa et ne fit plus un geste. Et même lorsqu’elle entendit le moteur de la voiture et que les phares furent suffisamment proches pour les sentir sur la peau de son visage, elle ne regarda pas. Elle sut avant même d’entendre la voix. Et quelque part, elle sut aussi qu’il avait apporté le serpent qu’elle attendait, ou que peut-être le serpent avait attiré l’homme jusque-là. Cela n’avait pas d’importance. Elle allait devoir affronter le serpent. Elle était l’élue.

« Monte donc, Lot, nom d’un chien, je te cherchais partout », fit Buddy Matlow.

La porte s’ouvrit, et il était là à l’autre bout perché au-dessus de la banquette, qui la dévisageait sous son chapeau de shérif à bord plat.

Elle resta debout à le regarder.

« Monte donc, on va pas y passer la journée !

Elle monta.

— Eh bien, ferme la portière, ma douceur. »

Elle ferma la portière. Buddy Matlow trouva une petite échancrure dégagée dans le rideau de pins en lisière de la route, fit demi-tour, puis repartit dans l’autre sens. Lottie Mae attendait, tendue mais toujours traversée de cette quiétude engourdie qu’elle avait ressentie avant. Elle se préparait, elle savait ce qui lui restait à faire.

« Comment va, Lottie Mae ?

— Ça va, msieu Buddy.

— Nom d’un chien, Lottie Mae, combien de fois je vais te dire de pas m’appeler Msieu ? Combien de fois, hein ?

— Ouimsieu, dit-elle.

— Enfin, c’est pas possible. » Il se contorsionna pour toucher les mains raides qu’elle avait posées sur ses genoux. « M’appelle pas Monsieur. Plus jamais.

— D’accord, dit-elle.

— Je t’ai pas déjà dit que je t’aimais ?

— Si msieu.

— Bordel », fit-il en faisant tourner la Plymouth d’une main pour s’engager dans un petit chemin de terre à presque deux kilomètres au sud de Mystic. « Tu redis ça encore une fois, va falloir que je t’en colle une, merde. C’est la vérité, Lottie Mae. Si y a un truc que je supporte pas, c’est que quelqu’un à qui j’ai dit je t’aime continue à me donner du Msieu à en plus finir. » Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux. C’est pas convenab’.

— Je le ferai pu. Sauf si j’oublie. Va être dur de pas oublier.

— Tas parlé du serpent à quelqu’un ?

— Ce que c’était ? fit-elle aussitôt.

Il soupira et roula des yeux jusqu’au rebord de son chapeau. « Lottie Mae, arrête de me causer en petit nèg’, d’accord ?

— Quel serpent c’était ?

— Aie pas peur, dit-il. De toute façon, je te cause pas de serpent. Je parle de moi. De la prison. T’en as parlé à quelqu’un, de ça ?

— J’ai pas causé.

— Bien. C’aurait été un peu crétin, non ? Chérie, tu t’es fait mettre hier soir par un héros du Vite Nam des États Unis d’Amérique, ancien capitaine des Ramblin Wrecks, l’équipe de foot de Georgia Tech. Tiens, tu veux boire un coup ?

Il lui tendit la bouteille.

— Ça me rend malade.

— Mais non, ça ça te rendra pas malade. Vu que ça vient de chez M. Joe Lon. Merde, c’est George qui me l’a vendue. Allez, bois un coup.

— Chuis obligée ? demanda-t-elle sans le regarder.

— Tes obligée. »

Cela ne l’ennuyait pas vraiment de boire un peu de whisky. Sauf si ça la rendait malade. Elle ne voulait pas être barbouillée quand il faudrait affronter le serpent. Son adversaire n’était pas Buddy Matlow. C’était le serpent. Elle lui prit la bouteille des mains. Cela lui brûla un peu la gorge, puis s’écoula dans son ventre en le réchauffant comme les cataplasmes que lui mettait sa mère des fois. Elle en avait déjà vu avant, mais c’était la première fois qu’elle buvait du whisky brun. Les rares fois qu’elle avait goûté du whisky clair ça l’avait immédiatement fait dégobiller. Ce whisky brun, c’était meilleur.

— Ces saloperies de serpents me font déjà tourner en bourrique, dit Buddy Matlow, et faut tenir jusqu’à demain.

— Serpents, pas bon.

— Sacrement vrai. Tous les ans je me dis fini les serpents, et tous les ans je me retrouve dedans quand même. » Il lui lança un regard. «Ça te fait du bien, le whisky ?

— Fait du bien, dit-elle.

— Bon. Faut bien qu’y ait quelqu’un pour empêcher ces abrutis de s’entretuer. Je serais pas là, y se boufferaient tout cru. Même que des fois j’avais beau être là, ils ont bien failli le faire quand même.

— M’étonne pas.

— T’en veux encore ?

— Non. »

Il avala une longue gorgée, puis se pencha sur la banquette, ouvrit la boîte à gants et y rangea la bouteille. Il tâtonna quelques instants puis referma.

« Je te cherchais, ce matin, dit-il. Bon Dieu, t’étais où ? »

Elle lui dit que sa mère avait les misères, qu’elle avait dû préparer à manger pour Big Joe et Beeder.

« Merde, j’y étais moi aussi pour voir son clébard. J’ai dû te louper de peu. Je vais emprunter sur tout ce que je possède dans ce bas monde pour miser sur son cabot Tuffy. » Il éclata de rire. « Possible même que j’hypothèque cette putain de Plymouth. » Puis, sérieusement : « T’as vu sa fille Beeder ?

— Uh huh, acquiesça Lottie Mae. Elle se demandait pourquoi il n’arrêtait pas de se tortiller sur son siège. Il était pire que Little Brother à l’église. Mais elle ne regardait pas. Elle ne voulait pas savoir. Elle regardait droit devant elle dans la nuit tombante.

— Tu te sens bien ? lui demanda-t-il.

Elle ne le regardait toujours pas. Elle s’adressa aux arbres sombres que les phares illuminaient un bref instant « Où c’est qu’on va ?

— T’inquiète.

— Vous m’emmenez où ?

— J’ai pas vu Beeder Mackey depuis… ça fait un bail, maintenant. Au bahut de Mystic, j’étais trois classes au-dessus de Joe Lon — à l’époque, les gens de couleur venaient pas — et lui était deux classes au-dessus de Willard. La vache, ça fait six ans que j’ai pas vu cette petite. Elle est comment, maintenant ?

— Passe son temps devant sa télé. Elle reste dans sa chambre.

— J’avais l’impression qu’elle allait devenir un beau brin de fille. Je me souviens que de ça. »

Ils roulèrent en silence sur un sentier de terre. « Mais ça va, maintenant tu te sens bien, hein ? Là, tu te sens bien ? » demanda-t-il finalement. Comme elle ne répondait pas, il ajouta « Très bien. Ça me gêne pas. Moi non plus j’ai pas envie de causer. Tiens, regarde ce que j’ai là. Regarde donc. Là. Tu vois. »

Sans même regarder, elle sut que c’était pour ça qu’il l’avait recherchée, pour ça qu’il l’avait fait monter dans sa voiture de shérif, qu’il n’y avait rien à faire, qu’il fallait qu’elle regarde. Elle tourna la tête et aperçut un serpent sur ses genoux. Exactement entre ses cuisses, un serpent se dressait nu comme un fil à plomb. Il n’était pas du tout enroulé, mais dressé comme une flèche, le haut du corps étiré. Elle voyait les crochets aussi acérés que de minuscules épées.

C’était le serpent qu’elle attendait, le serpent qu’elle avait attendu depuis ce matin dans la chambre de Beeder.

«Ça te dit rien ? fit-il. Hein, quesse t’en dis ? »

Elle ne répondit pas, mais, en un mouvement qu’elle avait mentalement répété toute la journée, elle se pencha en avant pour atteindre sa cheville où elle avait le coupe-chou fourré dans sa chaussure, et en un seul mouvement fluide lui donna un coup entre les cuisses, se retrouvant avec le serpent dans la main, la tête flasque toujours avec ses crochets effilés dépassant au-dessus de son pouce et index.

Elle le leva en l’air et fut étonnée qu’il ne se débatte pas, qu’il pendouille juste dans sa main, complètement mort, vaincu. Elle leva les yeux sur Buddy Matlow. Il écarquillait les yeux au-dessus du volant de la Plymouth, le visage livide, les lèvres essayant vainement de dire quelque chose. De la main il montrait ses cuisses d’où une fontaine de sang jaillissait en l’air, puis s’écoulait sur ses jambes et s’égouttait sur le plancher de la voiture.

— Tu… tu… me l’as coupée, réussit-il finalement à articuler.

— Je savais que je pouvais. Je le savais que j’y arriverais. »

Elle ouvrit la portière et descendit. Buddy Matlow se tortillait derrière son volant. Il la regarda et émit un drôle de bruit. Pas un mot, juste un bruit. Il ne sentait encore rien, mais la tête s’était instantanément mise à tourner à cause de la terreur et du sang qu’il perdait. Il savait qu’il était en train de mourir. Il savait qu’il aurait dû tenter quelque chose, mais ne savait pas quoi. Lottie Mae se pencha et le regarda à travers la vitre.

— Attends, souffla Buddy Matlow. Attends.

— Fini, maintenant », dit-elle en s’éloignant de la voiture. Sans lambiner, mais sans hâte non plus. Elle venait de faire ce qu’elle avait attendu de faire depuis le début de la journée. Elle se souvint alors où elle devait aller. Sa mère l’avait envoyée chez Big Joe pour s’occuper de mademoiselle Beeder.

Il fallait qu’elle passe devant l’école, et devant le terrain où ils faisaient le football. Elle n’aurait jamais imaginé qu’il puisse y avoir autant de personnes et autant de feux de camp au même endroit et en même temps. Un serpent en posture d’attaque se dressait au milieu de tous ces gens, haut d’une dizaine de mètres dans le ciel qui s’assombrissait. Elle resta à l’orée de la foule dans le crépuscule, elle n’avait pas peur.

Harry Crews, La Foire aux serpents, trad. de l’américain par Nicolas Richard