Jacques Lacarrière

AVT_Jacques-Lacarriere_322

*

Sans les livres de cet homme, ma vie aurait été beaucoup moins belle, vraiment. Alors je lui dois bien de la continuer aussi belle qu’il m’a aidée à la faire. Il aimait la Grèce, les dieux, les déesses, les déserts, les ermites, il aimait marcher, il aimait le temps. Je l’aimais beaucoup, beaucoup et depuis toujours. Un jour je le lui ai dit. C’était à la Maison des Ecrivains, je venais de participer à un débat, mon premier débat, autour du premier roman – et de découvrir la méchanceté du milieu littéraire par la bouche et le visage grimaçant d’une femme, J. Savigneau, une critique qui s’en était prise à moi. Il y avait du soleil ce jour-là, ça fait longtemps mais je m’en souviens bien, en quittant la table j’ai vu Jacques Lacarrière, je suis allée lui dire que je l’aimais beaucoup, et depuis toujours. Il m’a regardée, ravi, et plus encore que ravi, étonné. Moi c’est son étonnement qui m’a étonnée. Je le revois, son visage ravi et étonné, dans le soleil.

Quelques années plus tard, j’avais projeté de faire un long voyage en Grèce, au terme duquel j’aurais voulu m’installer en Crète. Je lui ai écrit pour lui demander un renseignement, je ne sais plus lequel. Il m’a répondu par une belle lettre, en me proposant de nous rencontrer un jour à Paris. Le papier était beau, avec au dos une calligraphie arabe de Hassan Massoudi, l’enveloppe était belle, le timbre en forme de gros cœur.

Chemins faisant, le site des Amis de Jacques Lacarrière

Le paraître et l’être

5

la vitrine du relieur, tout à l’heure rue Buffon à Paris 5e, photo Alina Reyes

*

L’existence de Diogène dans son tonneau pouvait paraître insignifiante, mais en fait elle était extrêmement signifiante, au point qu’on s’en souvient toujours. Et la qualité de sa vie, c’est-à-dire de son être, était excellente, meilleure et plus haute que celle de l’empereur, lequel ne pouvait lui donner rien d’autre que de se pousser de la lumière où il s’était indûment mis.

L’existence de Jésus sur les chemins puis sur la croix pouvait paraître minable, mais en fait elle était glorieuse, comme sa vie, son être, si bien qu’il est toujours vivant.

L’existence de tant d’hommes peut paraître insignifiante ou minable, alors qu’ils sont rois selon le ciel.

Stomy Bugsy. « Les Noirs et les femmes, même combat »

Après le boxeur Freddy Saïd Skouma hier, « Rencontre avec… » Stomy Bugsy. En 2000 nous avions parlé ensemble pendant plus de deux heures, entre poètes… puis j’avais rédigé ce dialogue pour le magazine Femme, dont j’extrais ces phrases de lui.

Stomy_Bugsy

Stomy Bugsy, rappeur, musicien, acteur

*

Heureusement j’ai fait de la boxe, ça m’a aidé à me gérer.

Dans n’importe quel endroit de la terre, je suis chez moi.

Un bon rap doit pouvoir être chanté a cappella.

Quand j’écris, je pense à quelqu’un qui est en banlieue ou en province. Quelqu’un qui est dans une solitude. La nuit, dans sa chambre. Et il ouvre les volets.

On dirait peut-être pas, mais je ne suis pas à l’aise à la télé. T’es sous les projecteurs, on t’interroge… Des fois, tu te crois chez les flics…

La religion divise, plus qu’autre chose. Je n’ai pas de religion, mais je crois en Dieu, en une force supérieure. Quand je l’ai appelé, il m’a aidé.

La famille, c’est comme un arbre. Ça tient au sol.

Les hommes sont déstabilisés parce que les femmes évoluent, mais moi je trouve ça très bien.

Le rap, c’est beaucoup une attitude.

Les Noirs et les femmes, c’est même combat. Ça fait juste cent cinquante ans qu’on est libérés de l’esclavage, et cinquante ans que vous avez le droit de vote. Quand la langue que tu parles est une langue d’esclave, que toute ta culture découle de l’esclavage, tu peux pas oublier. Le 22 mai pourrait être un jour férié, mais on veut pas de cette mémoire-là. C’est comme l’Holocauste pour les juifs, il faut pas oublier. Les gens me disent : « Pourquoi tu penses à ça ? Ça sert à rien, c’est fini… » Mais c’est pas vrai, ça peut pas être effacé comme ça.

*

Freddy Saïd Skouma. Corps du boxeur et politique de l’amour

Quelques passages d’un portrait de Freddy Saïd Skouma qui figure dans mon livre Politique de l’amour.

freddy said skouma

Freddy Saïd Skouma, deux fois vice-champion du monde et six fois champion d’Europe de boxe anglaise

*

À la fin, il s’est vraiment livré. Et j’ai appris une chose étonnante et très émouvante en écoutant Freddy Saïd Skouma : c’est qu’un champion de boxe est aussi une icône tragique et incandescente d’une féminité exacerbée, une « geisha » comme il dit. Mais nous n’en sommes pas tout de suite arrivés là…

L’entretien avec lui se déroule sur un ring. Je pose une question, il esquive. Ou bien danse autour, à mots dispersés, dont mon stylo ne parvient pas à saisir l’obscure cohérence. Et soudain envoie un uppercut : « Ma vie aujourd’hui est morte. »

Quand je l’ai rencontré, lors d’un cocktail, il se tenait dans un coin de la pièce, aux côtés d’une frêle jeune femme. Malgré sa réserve, il ne passait pas inaperçu au milieu de cette petite foule d’intellectuels. Massif dans son costume de ville, crâne lisse, yeux noirs, lèvres charnues, il dégageait une impression de puissance contenue, un mélange explosif de vitalité et de mélancolie. De toute évidence son corps avait une histoire. (…)

Une vie de boxeur est une vie violente à tous les égards, et cette violence qui s’imprime dans le corps n’a d’égale que la fragilité de l’homme qui la porte et l’exalte. Un paradoxe que j’ai découvert bien plus profond que je ne pouvais l’imaginer.

« La boxe te donne de l’assurance et de l’élégance, pas seulement sur le ring mais aussi dans la vie, dit-il. C’est pour ça que je dis qu’elle m’a appris à me défendre. Et puis, c’était la meilleure façon de récupérer les femmes. Il y avait toujours des femmes qui m’attendaient dans mes chambres d’hôtel. On dit qu’il faut s’abstenir avant un combat, mais je faisais l’amour comme un fou. Mon corps sait ce qu’il lui faut. J’avais des érections fantastiques avant chaque combat. Les femmes sentent ça, cette envie de détruire et de renouveler, et cette sensibilité extrême. Ma compagne aujourd’hui est violoniste, on se comprend très bien. »

Au fil de la conversation, Freddy se met à parler de son corps avec amour. « J’étais fin, nervuré, élégant. Mon corps était subtil, sculpté comme l’est le corps d’une femme quand elle met des bas. Il avait la beauté d’une œuvre d’art, et c’était en même temps une machine fragile, une voiture de Formule 1 ».

*

Comme dit le vieux moine dans Le grand silence, plus on se rapproche de Dieu, plus on va vite, n’est-ce pas ? À en traverser les murs.

De la Pitié à la Mosquée (9). La peau et les os

Artaud autoportrait arthur rimbaud franz-kafka1[2] gogh.self-orsay

*

 

Il ne suffit pas de lire ce qui est arrivé à ces internées de la Pitié-Salpêtrière, l’horreur qui leur a été faite. Il faut en faire l’expérience, au profond de son cœur. Oui, aller au fond, vivre par compassion la déshumanisation que l’homme fait subir à l’homme. Ainsi seulement est-il possible d’être de ceux qui assument, qui assomptionnent l’être humain, avec sa peau et ses os, ses bêtes et ses étoiles. Être à jamais vivant, rendre à jamais vivant tout homme qui, au lieu de fermer les yeux, se laisse élever en levant le regard vers l’œuvre-vie élevée comme le serpent par Moïse dans le désert.

Voyons Georges Hyvernaud, ancien prisonnier de guerre. « Lui seul, dit Raymond Guérin, a su peindre le drame intérieur de l’homme qui sent qu’il cesse d’être un homme. Le seul drame qui compte. Le seul dont on ne se remet pas. Le seul aussi (heureusement, peut-être) dont bien peu de nos compagnons avaient conscience. Car combien y en eut-il, au fond, qui refusèrent d’accepter le fait accompli et l’ignoble secours des artifices ? Combien y en eut-il pour regarder la chose en face, pour l’affronter chaque jour cyniquement ? Pas de massacres, pas d’abjections, pas de calamités infernales comme chez Dwinger, dans le petit monde d’Hyvernaud. Non, mais la pire des déchéances. Celle de l’homme que d’autres hommes ont dépossédé de lui-même. »

Écoutons Hyvernaud, dans son récit La peau et les os (éd. Pocket) :

« L’expérience de la faim, de l’humiliation et de la peur donne aux choses leurs dimensions exactes. On voit clairement que les débats de Péguy avec quelques pions, ça ne compte pas. Ça se passe hors de l’action, hors de la vie. Dans cet univers arbitraire et sans résistance où la pensée scolaire mène ses jeux dérisoires.

(…) Pourtant, il arrive qu’une déchirure se fasse dans cet univers d’apparences où se tiennent les professeurs. Il arrive qu’ils soient mis en présence d’un de ces gestes insolites qui crèvent la toile. Comme cette fois où un petit élève de seconde s’est enfui du collège. On ne s’était jamais douté de rien. Il était si sage, si effacé, si quelconque. Pas fort en mathématiques, disait le professeur de mathématiques. Pas mauvais en anglais, disait le professeur d’anglais. Ce qui s’appelle un élève moyen. Et voilà qu’il avait fait ça. Personne n’y a rien compris. Il est parti un soir, et toute la nuit il a erré on ne sait où dans la campagne. Toute une nuit il a eu pour lui seul toute la nuit et toute la campagne, avec leurs bêtes et leurs étoiles. Et au matin, il s’est jeté dans un étang. Ses livres et ses cahiers étaient bien rangés dans son pupitre. Mais il ne laissait pas une confidence qui éclairât son drame. Pas un des ces pauvres carnets où l’enfance tente de démêler ses chances et ses forces. Pas même la lettre qui commence par : « Quand vous lirez ces lignes, je serai mort. » Il avait effacé ses traces et emporté toutes les clefs. Quand ces choses-là arrivent, on se demande si ça suffisait de corriger soigneusement des versions. Ils sont là, ces ombres de vivants, autour de ce jeune mort si lourd.

(…) Et on ne veut pas d’histoires. Surtout pas d’histoires. Rien de ce qui menacerait notre confort moral. Donc, les yeux fermés, les oreilles bouchées, la mémoire bouchée. Éviter de prendre contact. Éviter de prendre conscience. »

*

à suivre