Influenceurs et influenceuses ès illusions

Michel Onfray, « nietzschéen » qui déteste le catholicisme et Freud, déclare regretter « la civilisation judéo-chrétienne ». Cet athée enragé croit dur comme fer, en toute irrationalité, que Socrate n’a pas existé – mais quelle lucidité, quelle rigueur intellectuelle, attendre d’un homme qui, près d’un an après le début de la pandémie, croyait que le 19 de Covid 19 signifiait qu’il y en avait eu 18 avant ? Pas plus que d’un BHL citant Botul.

Il y a l’inconsistance des vieux « nouveaux philosophes », et il y a celle des jeunes « influenceurs » et « influenceuses ». Autrement dit, il y en a pour tous les publics, mais c’est la même soupe. Léna Situations et le magazine Elle font le buzz avec une couverture dudit magazine où la jeune femme apparaît « sans maquillage ». Sans maquillage mais, un coup d’œil suffit à le voir, pas sans fond de teint, pas sans rose à lèvres, pas sans eye-liner, pas sans mascara. Pourquoi dire vrai, quand on peut mentir ? La youtubeuse est par ailleurs l’« auteur » d’un livre sur le « développement personnel », publié, tiens, chez Robert Laffont, mon éditeur qui ne répond pas quand je lui envoie un manuscrit – dont j’ai le tort d’être l’auteure réelle.

Bien des guillemets (ah, j’avais écrit par lapsus « guillements »), mais il le faut, tant l’en-même-tempisme mensonger, débile et insensé ravage la société.

Des têtes qui déraillent

Les traducteurs ont un problème avec Pénélope comme avec Eumée, le porcher. La plupart du temps, ils refusent de suivre Homère quand il la qualifie de divine, de même qu’ils refusent de le suivre quand il qualifie le porcher de divin. Pour les autres personnages, l’adjectif divin ne les dérange pas, mais pour ces deux-là, ils trouvent plus souvent qu’à leur tour une autre épithète. Je me dis que dans leur tête ils doivent identifier Pénélope à leur femme, et le porcher à tout domestique ou homme « de condition inférieure », et que s’ils aiment bien ces gens-là, leur femme et les petites gens, ce n’est qu’à la condition de se sentir supérieurs à elle et eux, et de leur faire sentir plus ou moins discrètement leur supposée supériorité. Alors les qualifier de divins, ne serait-ce pas les disqualifier, eux, les intellectuels convaincus d’avoir seuls accès au monde de l’esprit ? Voilà comment se perpétue à travers les siècles, à travers tant d’œuvres, la malformation de l’esprit consistant à inférioriser les femmes et les classes sociales modestes.

Macron vante la culture classique de Rimbaud ; on dirait bravo s’il était encore possible, dans ce pays, d’étudier les lettres classiques, le grec et le latin. En même temps on n’est pas surpris qu’il dise une chose et fasse son contraire.

Cela dit, il ne suffit pas d’avoir étudié les lettres classiques pour être Rimbaud, ni pour avoir l’esprit libre et ouvert, comme le prouvent tous ces traducteurs d’Homère empêtrés dans leurs préjugés et autres complexes de leur monde si freudien. Non solum ils sont vieux jeu, sed etiam ils sont malhonnêtes.

Journal du jour

J’ai fini ce jeudi après-midi de traduire le chant XX, qui est l’un des plus brefs (394 vers quand même) et que j’ai commencé à traduire mardi (avant-hier). Avec des passages fantastiques – le coup de folie des prétendants, suivi de la prophétie du devin Théoclymène – et une montée en tension extrêmement habile et maîtrisée. Homère est vraiment le roi des poètes. J’ai hâte d’avancer, tant le texte est haletant, et je commence à penser que lorsque j’aurai fini, ce sera un peu difficile de devoir en sortir. Heureusement il me restera encore fort à faire, trouver un ordinateur sur lequel réviser et taper le manuscrit en paix, et écrire le commentaire. Mais cela ne me prendra peut-être pas non plus beaucoup de temps, si je continue à travailler à cette allure, portée par le mouvement. Heureusement, encore ensuite, il y a mon roman qui m’attend. Et puis me remettre un peu à la peinture ou autre art plastique, et enfin à tout ce que j’aime faire et qui ne peut s’énumérer, tant tout m’intéresse. Il me semble que mes paupières, ma pupille, sont écarquillées, que j’ai des lampes à la place des yeux, tant je passe de temps à « voir » le texte d’Homère. Oui, et je sens ma tête creuse, comme un phare, tant le texte la remplit, la nettoie de l’inutile. J’ai la tête qui tourne, et c’est de pure joie.

Petit poème du jour

Moi, petite-fille de Vraie-louve
Que je suis en ma forêt profonde,
Mangeuse de la tête d’Homère,
Retourneuse de sexes et de textes,
Massacreuse de sots,
Langue des langues,
Je suis la joie aux yeux brillants,
Le repaire pour l’amour,
Et la route que je trace.
Ô popoï ! Je tonne sur Saint-Pierre,
Je neige sur les âmes,
Je fonds et je lave
La vallée qui aime mon âme,
Je dis aux rois vous n’êtes pas les rois,
Aux princes mince alors, vous êtes si minces
Que vous disparaissez déjà,
Dieu merci !
Et aux humbles, aux honnêtes,
Vous, vous sauvez le monde.
Je vois les mondes,
Je vois,
Je ris.

La porte d’ivoire et la porte de corne

Voici la traduction que je me suis amusée à trouver au jeu de mots d’Homère dans le fameux passage des portes du rêve, discours de Pénélope au chant XIX qui a eu et garde une immense postérité. En grec le jeu de mots est fondé sur des ressemblances entre le nom signifiant ivoire et le verbe signifiant tromper, et entre le nom signifiant corne et le verbe signifiant réaliser. Bien entendu on ne peut rendre directement le jeu de mots d’une langue à une autre, il faut en inventer un autre. Voici d’abord la façon dont Victor Bérard s’en était pas trop mal tiré, alors que beaucoup de traducteurs y ont à peu près renoncé ou sont restés plus évasifs :

Les songes vacillants nous viennent de deux portes ; l’une est fermée de corne ; l’autre est fermée d’ivoire ; quand un songe nous vient par l’ivoire scié, ce n’est que tromperies, simple ivraie de paroles ; ceux que laisse passer la corne bien polie nous cornent le succès du mortel qui les voit.

Et voici donc la mienne, du moins pour l’instant :

Il y a deux portes pour les rêves évanescents :
L’une est faite de corne, l’autre est faite d’ivoire.
Les songes qui viennent par l’ivoire d’éléphant
Trompent énormément, ils ne se réalisent pas.
Ceux qui viennent par la porte de corne raclée
N’écornant pas le vrai, se réalisent quand on les voit.

Chant XIX, v.562-567

δοιαὶ γάρ τε πύλαι ἀμενηνῶν εἰσὶν ὀνείρων·
αἱ μὲν γὰρ κεράεσσι τετεύχαται, αἱ δ᾽ ἐλέφαντι·
τῶν οἳ μέν κ᾽ ἔλθωσι διὰ πριστοῦ ἐλέφαντος,
οἵ ῥ᾽ ἐλεφαίρονται, ἔπε᾽ ἀκράαντα φέροντες·
οἱ δὲ διὰ ξεστῶν κεράων ἔλθωσι θύραζε,
οἵ ῥ᾽ ἔτυμα κραίνουσι, βροτῶν ὅτε κέν τις ἴδηται.