Confinés, encagés ? Ne pas oublier la vie (avec courts-métrages, danse, joie et beauté)

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Si certain·e·s écrivain·e·s pouvaient arrêter d’écrire ici et là que les écrivain·e·s adorent le confinement, s’ils voulaient bien arrêter de parler au nom des autres, nous ferions peut-être un petit pas dans l’intelligence, un grand pas pour l’humanité. Moi en tout cas, je n’aime pas plus le confinement qu’une lionne ou un oiseau n’aime une cage. Sans doute ne suis-je pas écrivain·e. Oui, évidemment, s’ils le sont, si elles le sont, c’est que je ne le suis pas.

Sylvain Tesson, qui est à l’aventure ce que BHL est à la philosophie, crache chez Gallimard sur les Gilets jaunes. Crachat récupéré sans dégoût par l’Obs, quand tant de ceux qui manifestèrent la nécessité de changer de société, nécessité que le coronavirus met aujourd’hui en évidence, sont sur le front à risquer leur santé et leur vie pour que ce fils à papa et ses arrogants pareils puissent continuer à manger, être soignés, être débarrassés de leurs abondants déchets… Et puisqu’il finit son glaviot infesté par un appel ridicule au silence des Chartreux : allons, fiston Tesson, eux aussi savent dire « petit con ».

Un journaliste, Akram Belkaid, fait sur son blog le récit du Covid qu’il a contracté et soigné à la maison. Il finit par des recommandations, dont celle de faire des inhalations bouillantes. Je laisse un commentaire pour lui souhaiter bon rétablissement et lui signaler que plusieurs médecins ont alerté sur les inhalations, qui fragilisent les poumons et rendent ainsi le virus encore plus dangereux. Il ne passe pas mon commentaire, ni le deuxième où j’ajoute les sources. Il ne rectifie pas non plus son texte. Il ne reste plus qu’à espérer qu’aucun de ses 6000 abonnés ne tombe malade et ne suive son dangereux conseil. Irresponsabilité quand tu les tiens, quels qu’ils soient.

Comme le disait O à nos enfants quand ils étaient petits et qu’ils s’attardaient trop à l’intérieur: « La vraie vie, c’est … ? » « Dehors ! », criaient-ils. Se confiner au printemps, quand les animaux sauvages se déconfinent, c’est bien un truc des hommes, ça. Plus les humains sont élevés dans la société, à tous les sens du terme, plus ils sont domestiqués, habitués à être encagés. Leur encagement, ce n’est pas ce confinement sanitaire que nous devons supporter afin de pouvoir en sortir au plus tôt, vivants. L’encagement, ce sont les structures de la société auxquelles « ceux qui ont réussi » sont si attachés ; qui leur servent de barreaux et de garde-fous ; sans lesquelles ils ne pourraient exister.
Alors qu’être suffit.

Que le confinement ne nous fasse pas oublier la vie pleine, la pleine liberté. Voici quelques fantastiques courts-métrages trouvés sur la chaîne youtube de l’Opéra de Paris.
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L’à soutenir légèreté de l’être

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

ce matin à ma fenêtre, photo Alina Reyes

Réveillée ce matin par un vif regain de mon désir d’ouvrir une école. Une autre école. Si la terre et le ciel me prêtent vie, et force suffisamment d’en trouver les moyens. Déjà ce journal en ligne en est une sorte et s’il ne devait rester que celle-ci, ce serait bien aussi.

Souvent je pense à mes élèves de Seconde et de Première, que j’ai dû laisser. Puissé-je leur avoir laissé quelque chose. Ce qui est à fonder doit être fondé à partir de sources, d’humilité, hors cadres ou du moins sans attachement aux cadres.

Enseigner par l’être. Ce que nous sommes est le premier enseignement que nous donnons. Les connaissances ne peuvent être transmises que par l’être. Par l’être d’un langage, qu’il s’exprime par des signes, par des essences ou par des existences.

Confinement. Les enfants du deuxième étage sont en train de tourner joyeusement dans la cour, l’une sur son petit vélo, son cadet sur sa mini-trottinette, en comptant les tours. Je me rappelle quand nous étions enfants, mes frères et moi, et que nous nous tenions sur le bord de la route, à lire les plaques d’immatriculation des voitures qui passaient. Pourquoi ?

Ce temps de confinement me rappelle Nuit Debout, où l’on ne sortait pas du mois de mars. Et les Actes tous les sept jours repris des Gilets jaunes. Il se passe quelque chose avec le temps, ces derniers temps. Comme dans les convulsions de la mort, ou celles des accouchements.

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Confinement : le cercueil, l’œuf et le rêve

Jérôme Bosch, "La forêt qui entend et le champ qui voit"

Jérôme Bosch, « La forêt qui entend et le champ qui voit »

Rêvé l’autre nuit que j’escaladais, sans difficulté ni facilité particulières, une haute paroi verticale. Une fois sur la falaise, j’improvisais une chanson, qui sonnait de façon étrangement belle. Je suppose que ce mur représentait le confinement auquel nous sommes astreints et qu’il nous faut mentalement dépasser : sans difficulté ni facilité signifie qu’il faut le faire, c’est tout. Improviser une chanson non destinée à être retenue ni enregistrée, c’est quelque chose d’assez humble comme création, et c’est peut-être l’humilité de tout ça qui faisait la beauté étonnante du son.

En fait je rêve moins que d’habitude, depuis le confinement. Le rêve, comme l’action, requiert sa liberté. O et moi avons eu le coronavirus il y a un mois maintenant, nous pourrions sortir sans craindre d’être contagieux ni contaminés. Nous ne sortons quasiment pas parce qu’il faut absolument qu’il y ait le moins de monde possible dans les rues. C’est nécessaire pour que les gens ne se retrouvent pas trop près les uns des autres et aussi pour maintenir l’esprit dans cette discipline jusqu’à ce que l’épidémie se calme. Jusqu’à ce que, souhaitons-le, nous ayons tous accès à des tests pour savoir si nous sommes contaminés ou immunisés ; afin que les contaminés se confinent, que les immunisés puissent reprendre leur activité ou une activité, que les autres (ou tous) ne sortent que masqués. ( Ce qu’il aurait fallu faire dès février).

Semaine de Pâques. Disons que nous sommes confinés comme dans des œufs, des coquilles, et que c’est mieux que de l’être dans des cercueils. Paix aux personnes mortes et courage aux personnes vivantes. Éveillés sinon endormis, n’oublions pas de rêver aussi : c’est du rêve que naît, à chaque instant, le monde, la vie.
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Autant en emporte le coronavirus

ma petite série de masques à la gouache, réunis sur un panneau

ma (déjà ancienne) petite série de masques à la gouache, réunis sur un panneau

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Edgar Poe a écrit une nouvelle intitulée Le cœur révélateur. Nous vivons le temps du masque révélateur. La compétition internationale déloyale sur les tarmacs chinois, les coups bas et autres mains basses sur les masques, y compris entre pays européens, les arnaques de voyous vendant masques et autre matériel médical qui ne seront jamais livrés à des pharmacies et centres de soins divers, se multiplient en même temps que le virus, s’ajoutant à l’incurie des états et des administrations. Tout ça n’est pas beau à voir et pue, mais il faut bien que soient sorties les poubelles.

Lisant dans Le Moine de Lewis la scène de signature d’un contrat avec le diable, je songe qu’on peut toujours empêcher, par la force, quelqu’un de parler, mais qu’on n’est jamais assuré de pouvoir, même par la ruse, le harcèlement ou la torture, l’y forcer. Beaucoup vendent leur âme, mais jamais sans leur accord. Et il suffit de refuser son accord pour la garder.

Il y a des gens qui font reculer la puanteur avec l’odeur de l’ail ; pourquoi pas, mais je préfère la faire fuir avec le parfum de rose de la spiritualité soufie.

Pour rendre libres les voies du quotidien et dégager les voies physiologiques, j’ai choisi le yoga. Une grande partie des jeunes aujourd’hui connaissent les bienfaits du yoga, proposé dans des écoles, des conservatoires, des salles de sport, des centres d’escalade, etc. En ces temps où toutes les forces doivent être réunies pour lutter contre la maladie, certains imbéciles s’acharnent pourtant à moquer, dans les médias, cette discipline ou d’autres qui aident aussi à préserver la vie. Face au coronavirus, « ceux qui vieillissent en bonne santé présentent moins de risque », atteste Hans Kluge, directeur-général de l’OMS Europe. Moquer le yoga, les sports, l’hygiène alimentaire, l’hygiène de vie, revient à cracher sur les soignants. Pourvu qu’ils aient des masques !

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Salam alaykoum, Michel Chodkiewicz

 

Michel Chodkiewicz est mort ce 31 mars à l’âge de 90 ans. Il était le président des éditions du Seuil quand j’y ai publié mon premier livre. Je ne l’ai jamais rencontré, et j’ignorais alors qu’il était un spécialiste du soufisme, et particulièrement d’Ibn Arabî, après s’être converti à l’islam à l’âge de dix-sept ans – ce qui témoigne déjà d’une sacrée personnalité pour un aristocrate d’origine polonaise et catholique. J’avais consacré une série de notes à son livre Le Sceau des Saints.

Dans la dernière de ces notes, je mentionnais ce mot de lui : « la fin des saints n’est qu’un autre nom de la fin du monde ».

Disons que le monde des menteurs, des manipulateurs, des criminels, des avides, bref des anti-saints, est un monde toujours en train de mourir et de s’enterrer dans son mensonge. Tandis que l’autre monde est toujours en train de donner et de rendre la vie, et de veiller sur elle. Comme nous le voyons avec éclat en ces temps de pandémie.

Allah y rahmou.

arbre 12-min

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Pendant la fin du monde, le début du monde continue

 

« Et je vois dans mon rêve l’humanité tout entière réunie dans un champ, et mes doigts ouvrir et découvrir avec terreur le coffre empli de lacets de satin fixés sur des lanières de cuir qui doivent très prochainement nous exterminer tous. Strangulation. Car nous nous sommes mis en cage comme nous avons emprisonné les animaux dans les réserves et les zoos, et la ceinture du monde, de plus en plus serrée, viendra à bout de notre souffle. »

extrait de mon roman Lilith (1999)

Le coronavirus a entrepris d’étouffer le vieux monde. Il est 20 heures, j’entends les gens applaudir. Après les trois coups, le rideau va s’ouvrir.

 

Éros et Thanatos (Lewis, « Le Moine »)

 

Séance de yoga ce matin, séance de sport cet après-midi. Sans sortir, confinement oblige. Mais le corps veut sentir ses muscles, son sang. Il veut transpirer. Entre les deux, lecture du Moine de Lewis, dont voici des passages du chapitre II :

 

 

« « C’est là une étrange pensée, Rosario, » dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.

« Vous ici, révérend père ! » s’écria le novice.

Aussitôt, se levant tout confus, il abaissa vite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s’assit sur le banc et obligea le jeune homme de s’y placer près de lui.

« Il ne faut pas caresser cette disposition à la mélancolie, » dit-il. « D’où vient que vous envisagez sous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentiments le plus odieux ? »

(…)

Mon père ! » continua-t-il en se jetant aux pieds du moine, dont il pressait avec transport les mains sur ses lèvres, tandis que l’agitation pour un moment étouffait ses paroles, « mon père ! » continua-t-il d’une voix défaillante, « je suis une femme ! »

À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Le faux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence la décision de son juge. D’une part, l’étonnement, de l’autre, l’appréhension, les enchaîna pour quelques minutes dans la même attitude, comme s’ils avaient été touchés par la baguette d’un magicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta la grotte, et s’enfuit précipitamment vers le couvent.

(…)

« Peu m’importe, peu m’importe, » répliqua-t-elle avec véhémence ; « ou votre main me guidera au paradis, ou la mienne va me vouer à l’enfer. Parlez-moi, Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que je resterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire mon sang. »

À ces mots, elle leva le bras et fit le geste de se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur les mouvements de son arme. Son habit entr’ouvert laissait voir sa poitrine à demi-nue ; la pointe du fer posait sur son sein gauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, qui l’éclairaient en plein, permettaient au prieur d’en observer la blancheur éblouissante ; son œil se promena avec une avidité insatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu’alors inconnue remplit son cœur d’un mélange d’anxiété et de volupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ; le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénés emportaient son imagination.

« Arrêtez ! » cria-t-il d’une voix défaillante, « je ne résiste plus ! restez donc, enchanteresse ! restez pour ma destruction ! »

Il dit, et, quittant la place, il s’élança vers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue, incapable d’agir et de penser.

(…)
Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant son sommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que les objets les plus voluptueux. Dans son rêve, Mathilde était devant lui, il revoyait encore sa gorge nue ; elle lui répétait ses protestations d’amour éternel ; elle lui entourait le cou de ses bras, et le couvrait de ses baisers ; il les rendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et — la vision s’évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l’image de sa madone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ; il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luire sur lui avec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres sur celles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figure s’animait, sortait de la toile, l’embrassait tendrement, et ses sens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Telles étaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant son sommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui les images les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruait dans des joies qui jusqu’alors lui avaient été inconnues.

Il se jeta à bas de son lit, plein de confusion au souvenir de ses songes.

(…)

« Ce que je vous dis, j’avais résolu de ne vous le découvrir qu’au lit de mort ; le moment est arrivé. Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise en danger par la morsure d’un mille-pieds. Le médecin vous abandonnait, déclarant ignorer le moyen d’extraire le venin ; j’en connaissais un, moi, et je n’ai pas hésité à l’employer. On m’avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j’ai défait l’appareil de votre main, j’ai baisé la plaie, et de mes lèvres sucé le poison. L’effet a été plus prompt que je n’avais cru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et je serai dans un meilleur monde. »

(…)

Il faisait nuit, tout était silence alentour ; la faible lueur d’une lampe solitaire tombait sur Mathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre et mystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n’épiaient les amants ; rien ne s’entendait que les accents mélodieux de Mathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l’âge ; il voyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé la vie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduite aux portes du tombeau. Il s’assit sur le lit, sa main était toujours sur le sein de Mathilde, dont la tête reposait voluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s’étonner qu’il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa ses lèvres sur celles qui les cherchaient ; ses baisers rivalisèrent de chaleur et de passion avec ceux de Mathilde : il l’étreignit avec transport dans ses bras ; il oublia ses vœux, sa sainteté, et sa réputation ; il ne pensa qu’à jouir du plaisir et de l’occasion.

« Ambrosio ! oh ! mon Ambrosio ! » soupira-t-elle.

« À toi, à toi pour jamais ! » murmura le moine ; et il expira sur son sein. »

Matthew Gregory Lewis, Le Moine, trad. Léon de Wailly

Le livre est téléchargeable en plusieurs formats sur wikisource

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