La Bibliothèque de Babel

Une bibliothèque de Babel se cache dans les rayonnages de ma bibliothèque de Paris, qui cache elle-même ma plus vaste bibliothèque de montagne, qui elle-même cache ma plus vaste bibliothèque vécue et mentale.

Qu’est-ce que la bibliothèque de Babel ? Rappelons quelques passages de la nouvelle de Jorge Luis Borges :

bibliotheque 1

bibliotheque 2

bibliotheque 3

bibliotheque 4les éléments de ma bibliothèque de Paris

*

« L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades basses.

(…)

La Bibliothèque existe ad aeterno. De cette vérité dont le corollaire immédiat est l’éternité future du monde, aucun esprit raisonnable ne peut douter. Il se peut que l’homme, que l’imparfait Bibliothécaire, soit l’œuvre du hasard ou de démiurges malveillants ; l’univers, avec son élégante provision d’étagères, de tomes énigmatiques, d’infatigables escaliers pour le voyageur et de latrines pour le bibliothécaire assis, ne peut être que l’œuvre d’un dieu. Pour mesurer la distance qui sépare le divin de l’humain, il suffit de comparer ces symboles frustes et vacillants que ma faillible main va griffonnant sur la couverture d’un livre, avec les lettres organiques de l’intérieur, ponctuelles, délicates, d’un noir profond, inimitablement symétriques.

(…)

Il est vrai que les hommes les plus anciens, les premiers bibliothécaires, se servaient d’une langue toute différente de celle que nous parlons maintenant ; il est vrai que quelques dizaines de milles à droite la langue devient dialectale, et quatre-vingt-dix étages plus haut, incompréhensible.

(…)

Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur; extravagant. Tous les hommes se sentirent, maîtres d’un essor intact et secret. Il n’y avait pas de problème personnel ou mondial dont l’éloquente solution n’existât quelque part : dans quelque hexagone. L’univers se trouvait justifié, l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l’espérance.

(…)

Il n’est pas niable que les Justifications existent (j’en connais moi-même deux qui concernent des personnages futurs, des personnages non imaginaires, peut-être), mais les chercheurs ne s’avisaient pas que la probabilité pour un homme de trouver la sienne, ou même quelque perfide variante de la sienne, approche de zéro.

On espérait aussi, vers la même époque, l’éclaircissement des mystères fondamentaux de l’humanité: l’origine de la Bibliothèque et du Temps. Il n’est pas invraisemblable que ces graves mystères puissent s’expliquer à l’aide des seuls mots humains : si la langue des philosophes ne suffit pas, la multiforme Bibliothèque aura produit la langue inouïe qu’il y faut, avec les vocabulaires et les grammaires de cette langue. Voilà déjà quatre siècles que les hommes, dans cet espoir, fatiguent les hexagones… Il y a des chercheurs officiels, des inquisiteurs. Je les ai vus dans l’exercice de leur fonction : ils arrivent toujours harassés ; ils parlent d’un escalier sans marches qui manqua leur rompre le cou, ils parlent de galeries et de couloirs avec le bibliothécaire ; parfois, ils prennent le livre le plus proche et le parcourent, en quête de mots infâmes. Visiblement, aucun d’eux n’espère rien découvrir.

A l’espoir éperdu succéda, comme il est naturel, une dépression excessive. La certitude que quelque étagère de quelque hexagone enfermait des livres précieux, et que ces livres précieux étaient inaccessibles, sembla presque intolérable.

(…)

Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera : éclairée, solitaire, infinie, parfaitement immobile, armée de volumes précieux, inutile, incorruptible, secrète.

Je viens d’écrire infinie. Je n’ai pas intercalé cet adjectif par entraînement rhétorique ; je dis qu’il n’est pas illogique de penser que le monde est infini. Le juger limité, c’est postuler qu’en quelque endroit reculé les couloirs, les escaliers, les hexagones peuvent disparaître – ce qui est inconcevable, absurde. L’imaginer sans limite, c’est oublier que n’est point sans limite le nombre de livres possibles. Antique problème où j’insinue cette solution : la Bibliothèque est illimitée et périodique. S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre – qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir (3).

(3). Letizia Alvarez de Toledo a observé que cette vaste Bibliothèque était inutile : il suffirait en dernier ressort d’un seul volume, de format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant un nombre infini de feuilles infiniment minces. (Cavalieri, au commencement du XVI siècle, voyait dans tout corps solide la superposition d’un nombre infini de plans.) Le maniement de ce soyeux vade-mecum ne serait pas aisé : chaque feuille apponte se dédoublerait en d’autres ; l’inconcevable page centrale n’aurait pas d’envers. »

Jorge Luis Borges, La Bibliothèque de Babel. Le texte entier de la nouvelle dans la traduction d’Ibarra est ici.

*

Au cinéma porno selon Haruki Murakami

Elle dévorait le film des yeux, le regardait avec passion. Je reconnus avec admiration que si c’était pour le regarder avec autant de zèle, cela valait bien le prix du billet. Et puis, elle me faisait des commentaires : « Regarde-moi ça ! », ou : « C’est épouvantable, je ne tiendrais jamais le coup s’il y en avait trois à la fois pour me faire tout ça ! », ou encore : « J’aimerais bien essayer ça. » Je trouvais bien plus amusant de la regarder, elle, plutôt que le film.

À l’entracte, profitant de l’éclairage dans la salle, je regardai autour de moi, et il me sembla qu’il n’y avait pas d’autre spectatrice que Midori. Un jeune homme qui avait l’air d’un étudiant et qui était assis près de nous alla s’asseoir plus loin en l’apercevant.

« Est-ce que tu bandes quand tu vois ça ? me demanda-t-elle.

Sans titre, peint cet après-midi

Sans titre, peint cet après-midi

– Eh bien oui, de temps en temps. Ce genre de films ont été fabriqués dans ce but, non ?

– Et tu crois que quand il y a des scènes suggestives, les gens qui sont là se mettent tous à bander dans un bel ensemble ? Tu les imagines, trente ou quarante, d’un seul coup ? Cela ne te semble pas curieux, quand on y pense ? »

Je lui dis qu’après tout elle avait sans doute raison.

Le deuxième film fut d’autant plus ennuyeux qu’il était plus sérieux. Il y avait de nombreuses scènes de sexe oral, et, à chaque fois qu’il y avait une fellation, un cunnilingus ou un soixante-neuf, la salle résonnait de gros bruits de succion ou d’aspiration. En entendant ces bruits, j’avais la curieuse sensation de vivre sur une bien étrange planète.

« Je me demande qui peut bien avoir l’idée de bruits pareils, dis-je à Midori.

– Je les aime beaucoup », me répondit-elle.

Il y avait aussi les bruits de va-et-vient du pénis à l’intérieur du vagin. Jusqu’alors, je n’avais jamais pris conscience que ça existait. Les hommes respiraient bruyamment, tandis que les femmes haletaient, en prononçant des mots plutôt ordinaires, comme : « C’est bon », ou : « Encore ». On entendait aussi grincer le lit. La scène se prolongeait. Au début, Midori regardait avec amusement, mais bientôt elle en eut assez et me proposa de sortir. Nous nous levâmes et, une fois dehors, respirâmes un grand coup. Ce fut la première fois où l’air du quartier de Shinjuku me sembla frais.

« Je me suis bien amusée, dit Midori, on reviendra, n’est-ce pas ?

– On peut y retourner autant qu’on veut, c’est toujours pareil.

– C’est normal, puisqu’on fait toujours le même genre de choses. »

Elle avait raison.

Haruki Murakami, La ballade de l’impossible (trad. du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle)

*

Philosophie du langage : une lecture du Génie de Rimbaud et une conférence d’Ali Benmakhlouf

génie

Génie ; présent ; maison ouverte ; force et amour ; extase ; mesure ; raison ; jouissance ; vie ; voyage ; sonne ; souffles, têtes, courses ; perfection, formes, action ; fécondité ; univers ; grâce ; vue ; jour ; musique ; pas ; migrations ; monde ; chant ; nuit ; château ; foule ; plage ; regards ; voir ; déserts, neige ; vue ; souffle ; corps ; jour

J’ai réenluminé le « Génie » des Illuminations en écoutant cette conférence d’Ali Benmakhlouf à l’ENS :

*

« Hommage à la Catalogne », par George Orwell. Une leçon de démocratie

1984 est, avec Le Seigneur des Anneaux et Voyage au bout de la nuit, l’un des romans les plus puissants et les plus emblématiques du vingtième siècle. Il est né, avec le développement de sa réflexion politique, de la participation d’Orwell à la Guerre d’Espagne. Avant son chef-d’œuvre, Orwell avait fait le récit de cette expérience dans Hommage à la Catalogne, paru à Londres en 1938 (et publié en France en 1955). Témoignage capital dont voici pour aujourd’hui, dans la traduction d’Yvonne Davet, des passages de la première partie, sur l’organisation des milices du POUM (communistes antistaliniens, proches des anarchistes, les vrais révolutionnaires donc de cette guerre) au sein desquelles il combattit. Il s’y trouve toujours une leçon de démocratie à méditer.

*

espagne poum cnt*

« Le point essentiel en était l’égalité sociale entre les officiers et les hommes de troupe. Tous, du général au simple soldat, touchaient la même solde, recevaient la même nourriture, portaient les mêmes vêtements, et vivaient ensemble sur le pied d’une complète égalité. Si l’envie vous prenait de taper dans le dos du général commandant la division et de lui demander une cigarette, vous pouviez le faire et personne ne s’en étonnait. En théorie en tout cas, chaque milice était une démocratie et non une hiérarchie. Il était entendu qu’on devait obéir aux ordres, mais il était aussi entendu que, lorsque vous donniez un ordre, c’était comme un camarade plus expérimenté à un camarade, et non comme un supérieur à un inférieur. Il y avait des officiers et des sous-officiers, mais il n’y avait pas de grade militaire au sens habituel, pas de titres, pas de galons, pas de claquements de talons et de saluts obligatoires. On s’était efforcé de réaliser dans les milices une sorte d’ébauche, pouvant provisoirement fonctionner, de société sans classes. Bien sûr ce n’était pas l’égalité parfaite, mais je n’avais encore rien vu qui en approchât autant, et que cela fût possible en temps de guerre n’était pas le moins surprenant.

(…)

Dans la pratique la discipline de type démocratico-révolutionnaire est plus sûre qu’on ne pourrait croire. Dans une armée prolétarienne la discipline est, par principe, obtenue par consentement volontaire. Elle est fondée sur le loyalisme de classe, tandis que la discipline d’une armée bourgeoise de conscrits est fondée, en dernière analyse, sur la crainte. (L’armée populaire qui remplaça les milices était à mi-chemin entre ces deux types). Dans les milices on n’eût pas supporté un seul instant le rudoiement et les injures qui sont monnaie courante dans une armée ordinaire. Les habituelles punitions militaires demeuraient en vigueur, mais on n’y recourait qu’en cas de fautes très graves. Quand un homme refusait d’obéir à un ordre, vous ne le punissiez pas sur-le-champ ; vous faisiez d’abord appel à lui au nom de la camaraderie.

(…)

La discipline « révolutionnaire » découle de la conscience politique – du fait d’avoir compris pourquoi il faut obéir aux ordres ; pour que cela se généralise, il faut du temps,  mais il en faut aussi pour transformer un homme en automate à force de lui faire faire l’exercice dans la cour de quartier. (…) Et c’est un hommage à rendre à la solidité de la discipline « révolutionnaire » que de constater que les milices demeurèrent sur le champ de bataille. »

*

orwell*

Interaction entre écrire et dessiner

coeur de lotus,*

Je n’ai pas de méthode fixe pour écrire, et notamment pour écrire des romans. L’isolement m’est précieux, surtout au début, quand il s’agit d’ouvrir la voie. S’extraire du monde pour mieux en faire partie permet d’entrer dans une autre dimension, celle où la création va pouvoir naître et se développer. J’ai pratiqué l’isolement chaque fois que je l’ai pu. Mais il faut savoir s’isoler même quand on ne peut pas s’isoler. Une promotrice des ateliers d’écriture comme accès à la création m’a dit il y a quelques semaines que l’isolement, dont je lui parlais, n’était en rien une condition pour écrire, qu’il ne s’agissait que d’un fantasme romantique. Outre qu’il est assez amusant d’entendre des gens qui ne sont pas écrivains prétendre savoir mieux que des écrivains comment vient l’écriture, ce genre de remarque est intéressant parce qu’il prouve que la littérature fabriquée en atelier d’écriture n’a rien à voir avec la littérature réelle. Je ne suis pas opposée aux ateliers d’écriture (j’ai expliqué ici comment j’en pratiquais avec mes élèves), je suis opposée à la fabrication littéraire, qui produit des objets littéraires aussi différents de la littérature qu’un objet manufacturé en usine est éloigné d’un objet d’art ou d’artisanat. Et le plus souvent, les ateliers d’écriture, surtout ceux qui prétendent former des écrivains, sont des manufactures, des usines où sont produits des ouvriers soumis aux impératifs de la littérature industrielle et/ou réalisant de pâles copies d’œuvres littéraires – on pourrait même parler, souvent, de faussaires, et de falsification de la littérature.

Lire en profondeur permet de comprendre que la littérature réelle, puissante, durable, vient d’ailleurs que d’un savoir-faire. J’ai évoqué par exemple l’expérience de la Grande Guerre comme l’une des sources de l’écriture du Seigneur des Anneaux. Une telle expérience ne s’acquiert pas en atelier, que ce soit à l’université ou dans une maison d’édition. Lire en profondeur, écrire en profondeur, sont deux faces d’une même essentielle méthode. C’est la méthode que je pratique. Une méthode qui inclut nécessairement beaucoup d’autres méthodes et pratiques pour aboutir à une création. Le temps de maturation et de préparation d’une œuvre est long, même s’il n’est pas calculé. Et c’est l’œuvre à venir qui détermine de quoi il sera fait. On peut avoir besoin de se documenter, d’expérimenter, de différentes façons. Mon œuvre de fiction en cours comprend notamment un usage du dessin. Pendant la phase de préparation, qui dure encore quoique j’aie commencé à écrire, j’ai ressenti et je ressens la nécessité de dessiner des éléments du paysage ou des personnages de la création. Cela m’aide à les prévoir, et, en me donnant à les contempler une fois dessinés, à les interroger, à apprendre à les connaître. Parfois je dessine d’abord, mais d’autres fois je dessine après avoir écrit, afin d’enrichir par la vision qu’apporte le dessin ce que j’ai vu d’abord en esprit.

Les textes dits sacrés, ou les grands textes, n’auraient pas existé si les humains n’avaient pas fait des « expériences de mort imminente » (NDE en anglais), ou d’autres expériences qui leur ont donné accès à la vision d’une autre réalité, ou du moins à une vision autre de la réalité, une vision très augmentée de la réalité. Le dessin, le fait de dessiner, font partie de cet échange fructueux entre la vision et la création intellectuelle.

 

coeur de lotusLotus, hier au jardin des Plantes, photos Alina Reyes

*

Kalevala. Qu’est-ce que le sampo ?

Ilmatar, par Robert Wilhelm Ekman (wikimedia)

Ilmatar, par Robert Wilhelm Ekman (wikimedia)

 

Dans le Kalevala, le sampo est un objet magique et mystérieux, œuvre du forgeron Ilmarinen, qui a précédemment à son actif, excusez du peu, d’avoir forgé la voûte du ciel avec tous ses astres. Les chants à partir desquels Elias Lönrott a composé l’épopée finnoise étant traditionnellement dits par deux bardes (hommes ou femmes), l’un reprenant le vers précédent par une variation, le sampo y est nommé par périphrase quelque chose comme « couvercle orné ». Lönrott l’a interprété comme étant un moulin qui produit à volonté de la farine, du sel, de l’or. Cet objet qui reste non décrit, dont la taille par exemple semble extrêmement variable, qui peut être caché et enfonce ses racines profondément dans le sol, est une sorte de corne d’abondance qui apporte bonheur et prospérité au peuple qui le possède. Or il se trouve aux mains de Pohjola (le pays du Nord, de la sorcière Louhi, des ennemis, des méchants). Et il échappe donc, par une sorte de machination politique, au pays de Kaleva (Kalevala), où habitent les héros le vieux barde Vaïnamoïnen (fils d’Ilmatar, déesse de l’Air et mère des Eaux), dont les chants créent le réel, souvent amoureux de quelque jeune beauté qui le rejette parce qu’il est trop vieux, Ilmarinen le forgeron divin, et le « léger » Lemminkaïnen, guerrier fougueux et imprudent que sa mère doit sauver de la mort, beau gosse qui couche avec toutes les femmes et jeunes filles sans que jamais aucune ne se retourne contre lui, bien au contraire (seuls les maris et les pères se fâchent).

Nos trois héros, le barde-mage, le forgeron divin et le fringant guerrier, finissent par se liguer pour reprendre le sampo, à l’initiative de Vaïnamoïnen (traduction de Jean-Louis Perret, la meilleure, aux éditions Champion) :

Le ferme et vieux Vaïnamoïnen
S’exprima de cette façon :
« Holà, forgeron Ilmari,
Partons ensemble à Pohjola
Pour emporter le bon Sampo,
Pour contempler le beau couvercle ! »

Le forgeron Ilmarinen
Lui répondit par ces paroles :
« On ne peut ravir le Sampo,
Emporter le couvercle orné
Du fond de l’obscur Pohjola,
Loin du sinistre Sariola !
Le Sampo repose à l’abri,
Le beau couvercle est déposé
Dans le rocher de Pohjola,
Dans une colline de cuivre,
Derrière neuf grosses serrures ;
Les racines sont enfoncées
À la profondeur de neuf aunes,
Une racine dans la terre,
Une autre au bord d’une rivière,
La dernière sous la maison. »

Le vieux Vaïnamoïnen parla :
« O forgeron, mon cher ami,
Partons ensemble à Pohjola
Pour en emporter le Sampo !
Équipons notre grand navire
Pour y déposer le Sampo,
Pour ravir le couvercle orné
Pris dans le rocher de Pohja,
Hors de la colline de cuivre,
Derrière neuf grosses serrures ! »

 
Leur entreprise est couronnée de succès, mais le léger Lemminkaïnen ayant imprudemment (et fort mal) chanté lors du retour en bateau, Louhi la sorcière les localise et se transporte sur un aigle avec ses armées pour leur reprendre le Sampo. Au cours de la bataille navale, que les gens de Kalevala gagnent, le Sampo est brisé, ses morceaux éparpillés dans les eaux.

Diverses interprétations ont été faites sur la nature du sampo : pilier du monde, arbre du monde, moulin magique, coffre au trésor, boussole, astrolabe… Toutes sont valables, sans doute, liées à différents mythes et folklores du monde finno-ougrien et même du monde entier. J’en propose une autre. D’abord, le fait que le sampo soit appelé couvercle orné le relie clairement au « couvercle » orné du ciel forgé par le même forgeron, c’est-à-dire au cosmos – et il a déjà été relevé que la meule du moulin pouvait illustrer le cycle cosmique. Il en est pour ainsi dire une réplique. Mais quelle sorte de réplique ? Elias Lönnrot a patiemment rassemblé les chants qui composent le Kalevala en allant les chercher, comme Vaïnamoïnen, Ilmarinen et Lemminkaïnen lors de leur quête du Sampo, aux confins du monde finnois. Ces chants, selon sa conviction intime, étaient les morceaux éparpillés d’une vaste épopée qui s’était perdue, et qu’il a tenté de rassembler en mettant en ordre ses fragments par écrit. C’est ainsi qu’il a rendu leur trésor, leur identité, leur rêve, leur monde à la fois propre et universel, aux Finnois, jusque là dominés par les nations voisines, Suède et Russie. Lönnrot a rassemblé le Sampo, qui pourrait être l’autre titre du Kalevala, d’autant que « couvercle orné » peut aussi signifier « couverture brodée » ou même, aujourd’hui, « couverture de livre ».

J’ai fini de lire ce chant magnifique.

Voir mes notes précédentes sur le Kalevala

*

La langue de Tolkien. Réflexions sur « Baggins », « Bag End » et « Moria »

jrr-tolkien

La poésie de Tolkien est dans son imagination, plutôt que dans sa langue. C’est sans doute pourquoi, écrivant un anglais sans travail poétique de la langue, il a éprouvé le besoin d’inventer d’autres langues. Et c’est aussi pourquoi ses livres ont suscité les magistrales transpositions cinématographiques de Peter Jackson – surtout pour Le Seigneur des Anneaux.

L’anglais de Tolkien est désespérément plat, sauf dans les noms qu’il a donnés aux personnages et aux lieux. When Mr Bilbo Baggins of Bag End… Ainsi débute le premier chapitre du premier livre de The Lord of the Rings. Conformément aux vœux de Tolkien qui désirait que la traduction laisse comprendre les mots signifiant sac et cul-de-sac, le premier traducteur du texte en français a traduit Bilbo Baggins par Bilbon Sacquet, et Bag End par Cul-de-Sac. Plus tard, Daniel Lauzon a choisi de traduire Baggins par Bessac.

Songeant aux multiples traductions que l’on pourrait faire de ces deux noms, Baggins et Bag End, signe de leur richesse et de leur complexité dans leur apparente simplicité, j’en suis venue à les pousser jusqu’à cette extrémité : rendre Baggins par Bardam ou Bardamu, un barda étant le paquetage du soldat, et Bardamu le paquetage du soldat « mu », en route, selon le nom du personnage de Céline, auteur qui comme Tolkien a été blessé en faisant la guerre de 14-18. Comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, Bilbo Baggins erre dans un environnement de destruction, pauvre être jeté au milieu du mal. Et je traduirais bien Bag End par Fond de Froc. Froc, comme bag, peut signifier un pantalon. L’habitation du hobbit est une sorte de trou du cul du monde, ce que rend aussi l’expression cul-de-sac. Elle me rappelle la maison de Céline à Meudon, où il vivait reclus. Fond de Froc rappelle aussi la peur dans les frocs. Et le froc, avant d’être un pantalon, est l’habit du moine, dont la vie ressemble fort à celle de Bilbo, entre ses livres, sa solitude, sa paix. End dans Bag End rappelle bout dans Voyage au bout de la nuit. Il ne s’agit pas là de proposer une nouvelle traduction, mais de tenter de faire entendre dans ces simples noms choisis par Tolkien des profondeurs auxquelles on ne pense pas toujours.

De même le nom de Moria choisi par Tolkien pour la cité souterraine des Nains, en ruine après avoir été florissante grâce à sa mine de métal précieux et située sous une montagne, ne peut pas ne pas rappeler le mont Moriah de la Genèse, où Abraham a failli sacrifier son fils. Tolkien a nié tout lien entre les deux, mais écrivant son livre alors que son fils devait partir au combat lors de la Seconde Guerre mondiale, il n’est pas impossible que, souterrainement en quelque sorte, cette histoire ait travaillé le père très aimant qu’il était. Dans la transposition de Peter Jackson, la traversée de Moria constitue une épreuve extrême, du moins pour le magicien Gandalf qui changera de nom à son issue, devenant, de Gandalf le Gris, Gandalf le Blanc.

Voir aussi, sur les noms dans son œuvre, mon article précédent : Hobbit, Gollum… Tolkien réveillant poétiquement le monde

*