Qu’est-ce que la littérature ?

nervalun manuscrit de Gérard de Nerval, commenté ici

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Les librairies sont pleines de très bons livres et de très mauvais livres. Mais y trouve-t-on de la littérature ? Je n’en suis pas sûre. De plus en plus d’auteurs ont un savoir-faire professionnel à l’américaine, acquis dans des cours ou ateliers d’écriture ou s’en inspirant, de sorte qu’ils produisent, comme Hollywood, des œuvres efficaces et rentables. Et s’ils n’ont pas eux-mêmes ce savoir, les maisons d’édition ont des employés rompus à l’art de transformer des brouillons signés de noms bankables en livres à prix littéraires ou à têtes de gondoles. La plupart des livres sont ainsi fabriqués comme du prêt-à-porter, tandis que la littérature, elle, tient de la haute couture. De la dentelle, aurait dit Céline, et bien sûr faite à la main.

Le PDG de Zara est l’homme le plus riche du monde. Raymond Roussel ou Arthur Cravan sont-ils ce qu’on appelle de grands écrivains ? Non mais peu importe le Grantécrivain, marque commerciale comme les autres. Ils sont, eux, leurs œuvres et leur vie, qui ne font qu’un, de la littérature. Ne faire qu’un, telle est l’essence de la littérature. La littérature n’est pas grande ou petite, elle est. Toute sa grandeur est d’être de la littérature. La littérature est en danger comme la nature parce qu’elle fait partie de la nature, mais enfin nature et littérature sont plus fortes que l’homme et contrairement à lui, ne disparaîtront pas.

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Madame Terre chez Pierre et Marie Curie à Sceaux + une nouvelle inédite

pierre et marie curie à vélo

Pour la vingt-et-unième action poélitique de Madame Terre, O est allé, toujours à vélo mais cette fois avec Syd, l’un de nos fils, à Sceaux voir la maison où Pierre et Marie Curie ont vécu ensemble, puis celle où elle a vécu avec leurs filles après la mort accidentelle de Pierre (« au pied du château », voir ici). J’ai bien sûr une grande admiration pour Marie Curie, mais aussi pour Pierre, un homme droit, juste et bon. Après les photos de l’action, une petite nouvelle sur eux, qui fait partie d’un livre en cours d’écriture et que je vous offre en primeur pour la rentrée littéraire.

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mme terre chez pierre curie

mme terre pierre curie

mme terre jardin pierre curie

prise de terre chez pierre curie

mise de terre chez pierre curie

château de sceaux en allant chez marie curie

chateau sceaux

chateau sceaux syd

eau chateau sceaux

mme terre marie curie

mme terre maison marie curie

mme terre radium

prise de terre chez marie curie

mise de terre chez marie curie

syd et o mme terre marie curie*

Marie Curie se coltine la pechblende. Au mépris du danger, par tonnes elle transporte, trie, épure la « pierre à malheur », jusqu’à lui arracher son cœur, pour l’amour de la science et le bienfait de l’humanité.

« Premier principe, écrit-elle : ne se laisser abattre ni par les êtres, ni par les événements. » Et aussi : « Ma tête flambe, tant elle est embrasée de projets. Je ne sais plus que devenir ! Ta Mania sera, jusqu’à son dernier jour, une allumette au-dessus d’autres allumettes. »

C’est moi, Marya Sklodowska Curie. Mania pour ma famille polonaise, Mé pour mes enfants, Marie pour tout le monde. Corps à corps je me confronte au monde, jour après jour je fais sortir de lui sa lumière cachée.

Et la nuit, Pierre et moi faisons sortir l’un de l’autre la vie, la joie d’amour. « Il faut faire de la vie un rêve et faire du rêve une réalité », dit Pierre.

Le jour baisse. Nous savons, Pierre et moi, sans avoir besoin de nous le dire, que nous allons partir. Quitter cet étrange village de gloires. Nous avons un peu pitié des autres, ceux qui vont rester. Où iraient-ils ? Il paraît qu’il y a un autre couple, mais tous les autres ont été enterrés seuls. Seuls. Et il n’y a presque pas de femmes.

Tous ces grands hommes. Sans doute leur conversation est-elle très intéressante. Échanger avec eux pourrait être passionnant pendant très, très longtemps. Mais de radioactivité, nous ne pourrions parler qu’avec celui qui fut mon amant après la mort de Pierre, et son ancien élève. Paul. Il est là aussi. Sans sa femme ni les autres avec lesquelles il s’échappait d’elle. Mais il ne me dit plus rien, depuis longtemps. Je désire Pierre, mon amour, mon amour. Lui seul, Pierre.

D’histoire, nous pourrions parler avec tous les autres. Toutes ces gloires de l’histoire de France. C’est ce que nous avons pensé, Pierre et moi, en nous retrouvant là. Du moins c’est une pensée qui nous est venue. Ou qui nous a traversés. Quelques instants. Ici dans la tombe, dans l’enceinte du Panthéon, nous sommes un peu comme dans un atome, dans l’infiniment petit. Les lois sont autres que dehors, où règne la physique classique. Sommes-nous toujours morts, ou encore vivants ? Pierre et moi, nous allons sortir de l’indétermination, je le sais.

Un petit temps donc, nous avons envisagé la possibilité de rester là avec eux à parler d’histoire. Et en même temps nous avons compris qu’ils n’étaient que de pauvres ombres, errant, une fois les portes fermées, le silence installé, la nuit tombée, dans le labyrinthe voûté du cénotaphe. De pauvres ombres grises. Seuls Pierre et moi émettons un doux rayonnement. Le radium accumulé dans nos corps au cours de notre vie de travail, sans doute. Mais nous les scientifiques, nous les rationalistes, nous les positivistes, je sais que nous partageons une autre impression : si nous rayonnons, c’est d’amour.

Pierre et moi marchons main dans la main entre les épais murs de pierre, saluant courtoisement nos illustres colocataires, sortis comme nous de leurs tombeaux pour la promenade du soir. Les lueurs vertes des petits panneaux fléchant la sortie à intervalles plus ou moins réguliers permettent de discerner un peu les autres, mais rarement de les reconnaître – à supposer que nous les connaissions, car la gloire des hommes n’est pas si universelle ni immortelle que ça. Personne ne se dirige vers la sortie, ils ont certainement compris depuis longtemps que c’était inutile. Ou bien, ils n’en ont même pas envie. Peut-être ne savent-ils plus ce que désirer veut dire. Nous, l’amour nous fait brûler de désir.

Tous ces hommes qui, pour beaucoup, ont connu les honneurs de leur vivant et se retrouvent à errer dans l’éternité sans amour, sans femme, sans enfants, sans peuple, sans vie. Tous se retournent sur nous. Sur nos corps qui contrairement aux leurs, rayonnent. Leur corps à eux semble être un amoncellement de poussière que le moindre souffle disperserait. Nous ralentissons un peu chaque fois que nous croisons l’un d’eux, de peur que cela ne se produise. Que le déplacement d’air occasionné par notre passage ne les fasse disparaître. Peut-être à jamais ? Ou bien se reconstitueraient-ils, leurs poussières retrouveraient-elles la mémoire des formes de leurs corps, et s’assembleraient-elles à nouveau pour leur faire reprendre leur morne et terrible errance ? L’irréversibilité règne-t-elle ici, ou la réversibilité y a-t-elle ses droits ? La question éveille notre curiosité scientifique, mais pas suffisamment pour nous détourner de notre ardent désir de partir.

Pierre et moi continuons à arpenter les corridors voûtés, en suivant les flèches luisantes qui indiquent la sortie. Nous gravissons maintenant un large escalier, nous quittons le sous-sol. Rien d’autre que nous ne bouge. Nous traversons une vaste salle. Nos pas ne produisent aucun son sur les dalles qui composent des motifs circulaires et rayonnants, comme si nous étions en train de nous déplacer dans l’espace interstellaire. Nous distinguons la porte mais avant même de l’atteindre nous passons à travers le mur, propulsés par un immensément jouissif effet de tunnel. Nous voici maintenant dans l’air frais d’une délicieuse nuit de printemps.

Toujours nous tenant par la main, nous nous sommes mis à courir, presque. La surprenante facilité avec laquelle tout s’était passé n’était-elle pas suspecte ? Ne risquait-on pas de nous saisir par l’épaule et de nous ramener manu militari dans notre illustre prison ? Tant que nous étions enterrés au cimetière de Sceaux, nous nous étions contentés du bonheur de reposer paisiblement l’un près de l’autre, enfin réunis. Mais ce transfert au Panthéon avait changé la donne, à la façon d’une opération en laboratoire. Une énergie nouvelle nous tenait debout et exigeait que nous suivions le chemin qu’elle nous indiquait, et qui nous était encore inconnu.

Ils continuent à marcher dans les rues de leur ancien quartier. Le vent se lève, des pétales de cerisier se mettent à voleter dans l’ombre. Elle revoit la neige de son pays, celle des jours de folle joie, des courses à traîneaux en bande de jeunes filles et jeunes hommes allant danser – et elle dansait jusqu’au matin – et celle des jours de folle tristesse où elle devait gagner sa vie, institutrice privée dans une lointaine campagne, séparée de ses proches pendant d’interminables mois. Ce premier garçon qu’elle aima et qui l’aima, le fils aîné de la famille où elle était placée, il lui fallut des années pour admettre qu’il n’irait pas contre la volonté de ses parents, qu’il n’épouserait pas une jeune femme qui, toute savante qu’elle soit, n’était quand même qu’une domestique. Séparation sur séparation. Marie enfant séparée de sa mère morte trop tôt, Marie jeune fille séparée de sa famille, Marie jeune femme séparée de son premier amour, et pour finir Marie jusqu’à la fin de ses jours séparée de son grand amour, Pierre, mort trop tôt. Elle a tant souffert, Marie.

Tout en marchant, Marie fait un geste de la main, comme pour refermer une porte sur le mauvais du passé. Définitivement. Marie trie sa vie comme elle a trié la pechblende, afin de n’en garder que le cœur vivant. Que tombent dans le néant les peines et les humiliations endurées en France comme en Pologne ! La voici réunie à Pierre, son bien-aimé, son très-aimé – rien d’autre que cela ne doit survivre. Rien d’autre que son amour pour Pierre et leurs enfants, et pour leurs rares proches qui ne trahirent jamais.

Leurs pas les mènent aux lieux où ils vécurent et travaillèrent, toujours passant à travers les murs, qui ne sont plus des murs pour eux. Au lieu où fut leur premier laboratoire, le hangar de l’École de Physique et de Chimie où ils revenaient parfois le soir, après la journée de travail, pour contempler, ensemble dans l’ombre, la lueur féerique des extraits radioactifs qu’ils avaient arrachés à la pierre de malheur. Alors, se souvenant de l’amour physique, ils se retournent, se font face, se cherchent maintenant dans les yeux l’un de l’autre.

Pierre est toujours ce beau jeune homme mince, fort, doux, dont les traits reflètent la pureté d’âme. La mort l’a cueilli dans la fleur de l’âge, mais elle, Marie, comment lui apparaît-elle ? Jeune, comme il l’a connue ? ou comme elle était au moment de sa mort, avec son corps de sportive toujours, mais le visage vieilli par les années et l’anémie causée par le radium, la chevelure blanchie ? Qu’importe, car il la regarde avec le même amour et elle sent ce qu’elle n’avait pas senti depuis une éternité : son sexe dressé contre son ventre, contre sa chair qui brûle de désir pour lui. Les cris de bête sauvage qu’elle s’est retenue de pousser pour expulser sa douleur après la mort de Pierre, c’est maintenant, pendant l’amour, qu’elle les laisse jaillir de son corps.

© Alina Reyes

Madame Terre passant par chez Henry Miller, à Clichy et Paris, et Anaïs Nin à Louveciennes

Je suis le premier qui ai fait descendre la poésie du Parnasse.
Lamartine, préface des Méditations poétiques
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en allant chez miller

vers chez miller

chez miller

mme terre chez miller

prise de terre à clichy

mise de terre à clichy

immeuble miller à clichy Après être passé chez Henry Miller à Clichy, où il a accompli la seixième action poélitique de Madame Terre, O est allé voir l’immeuble parisien, villa Seurat, où il a écrit Tropique du Cancer.chez miller impasse seurat

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mme terre dvt chez millar villa seurat

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Puis, songeant à leurs amours, il est allé accomplir la dix-septième action poélitique chez Anaïs Nin à Louveciennes. Disponible gratuitement en ligne, son Vénus Erotica
mme terre chez anaïs nin louveciennes

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maison anais nin

mur fleuri anais nin *

L’invitation au voyage, de Baudelaire, mis en musique par Henri Duparc, chanté par Gérard Souzay ; et Kohei Uchimura ; Simone Biles

12 août : je reposte cette note en y ajoutant la prestation de Simone Biles hier soir aux Jeux Olympiques

entendue en écoutant une émission sur Baudelaire

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté »

« Illuminations » de Rimbaud-Nouveau, une œuvre absolument moderne

« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux », s’exclament les poètes dans « Matinée d’ivresse », le poème des Illuminations où ils mentionnent leur « méthode ». Les enfants, ce sont eux, rieurs comme on l’est à leur âge (Nouveau en particulier l’était fort) et s’adonnant à ce jeu excitant ici appelé « poison » ( comme le stupéfiant dont Baudelaire disait : « sous l’empire du poison, mon homme se fait bientôt centre de l’univers »), en lequel ils ont « foi », qu’ils ont inventé pour écrire une « œuvre inouïe » puisque écrite à deux, par un « corps merveilleux », surnaturel, « promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés », corps et âme créés par eux en donnant « notre vie tout entière tous les jours » (formule christique mais sans l’idée de sacrifice, dont nous avons vu qu’elle était évacuée dans « Génie ») afin de peindre ces tableaux (« chevalet féérique ! ») d’une nouvelle révélation, où, nous l’avons vu, la vérité souvent se voile en se disant dans l’inversion : « nous si digne de ces tortures ! » (Rimbaud étant de ceux, disait-il ailleurs, qui chantent sous la torture) « Voici le temps des Assassins ».

Assassins qui sont en fait « deux enfants fidèles », avec leurs « quatre yeux étonnés », comme il est dit dans les « Phrases », ou bien des « ouvriers », et aussi, dans le poème éponyme, « des orphelins fiancés ». Deux poètes qui tantôt semblent écrire en se répondant, chacun ajoutant son coup de pinceau au tableau, une phrase après l’autre (alternance parfois indiquée par des tirets ? en tout cas on a tort de les enlever à l’impression, entre les derniers mots de « Génie »), ou bien quelques phrases de l’un alternant avec quelques phrases de l’autre, voire un poème ou parfois un récit de rêve après l’autre, se coulant dans la même écriture, le même être, mais chacun avec son existence, ses souvenirs, ses émois, ses blessures : « Que j’aie réalisé tous vos souvenirs », dit « Phrases » où on lit aussi « en une maison musicale pour notre claire sympathie ».

« Jeunesse I » livre des éléments sur leur façon d’œuvrer. La « demeure » y est occupée par la « descente du ciel et la visite des souvenirs et la séance des rythmes », et on peut se demander s’il n’y avait pas une forme ritualisée de ces séances, un démarrage peut-être vaguement comparable aux séances de spiritisme pratiquées par Hugo – alors « les calculs de côté » ne seraient pas à entendre comme les calculs mis à l’écart, mais les calculs obliques pour déclencher l’inspiration. Quoiqu’il en soit, viennent ensuite les visions, animaux et personnages se présentent à l’un et à l’autre qui en font des phrases poétiques. Et si « le monde de l’esprit » est associé à une « descente du ciel » dans la première phrase du poème, ce que la dernière phrase appelle « l’œuvre dévorante »  « qui se rassemble », maintenant « remonte ». « Dans les masses », trouve-t-on écrit dans les éditions imprimées. Or sur le manuscrit on lit « dans les mosses ». Ce n’est pas du français ? Dans le même texte, « desperadoes » non plus : c’est un mot espagnol employé à l’anglaise, avec le pluriel de cette langue. « Mosses » en anglais signifie marécages, ou mousses. Ni Freud ni Breton n’ont encore parlé, mais Rimbaud et Nouveau par leur « étude » en acte savent que si l’inspiration vient de « l’inévitable descente du ciel », l’œuvre, elle, « dévorante », remonte avec « bruit » (les phrases qui sortent) des profondeurs terriennes, humides, primitives de l’être.

« Matinée d’ivresse » est souvent commenté comme l’évocation d’une séance de haschich, Hortense dans « H » est vue comme la masturbation ou la prostitution… Comme diraient les auteurs des Illuminations, « la musique savante manque à notre désir ». Ni Rimbaud ni Nouveau ne s’en tenaient à des évocations aussi plates et ignorantes, pour ne pas dire misérables. Ne nous laissons pas aveugler par le caractère « scandaleux » des poètes, ne laissons pas le trivial de notre regard plomber et occulter leur œuvre, puissamment subversive et ressuscitante. Car si « cela commençait par toute la rustrerie, voilà que cela finit par des anges de flamme et de glace » (« Matinée d’ivresse »).

toutes mes relectures des Illuminations jusqu’à présent : ici

Nouveau Rimbaud : « c’est fait »

« L’aisance de l’un à se couler dans la parole de l’autre pour la prolonger met en évidence le caractère général des mécanismes mentaux qui entrent en fonctionnement quand la raison s’assoupit », écrit Marguerite Bonnet, commentant l’écriture commune par Breton et Soupault des Champs magnétiques (notice de l’édition en Pléiade). Une voie dans laquelle les avaient précédés Rimbaud et Nouveau, un printemps de 1874 à Londres.

« Nous t’affirmons, méthode ! » s’écrie le poète des Illuminations dans « Matinée d’ivresse ». Si je dis ici « le poète », c’est parce que c’est ce que semble affirmer ce « nous » de « Nous t’affirmons, méthode ! », en écrivant, quelques lignes plus haut dans le même poème « nous si digne », accordant le singulier au pluriel (le manuscrit fait preuve d’un s final barré à l’adjectif) : les deux poètes, le temps du travail en commun, n’en font plus qu’un.

Nous avons vu que les auteurs de « H » ont dévoilé, tout en le voilant, leur jeu : il s’agit d’un jeu, et d’une invitation à jouer pour le lecteur, à déchiffrer l’énigme que sont ces Illuminations. Jeu avec les mots, inversions et barbarismes donnant la clé de l’ensemble du texte, de l’esprit dans lequel il a été écrit. Selon Eddie Breuil (à 24′), Nouveau a eu connaissance en 1906 de la publication du recueil intitulé Illuminations. Dans l’édition de 1898, dont la préface comportait alors une parole « apocryphe » (ou non) de Rimbaud, jugeant ce recueil « absurde, ridicule dégoûtant » – si cette parole n’était en fait pas apocryphe, elle pourrait s’expliquer sans peine par la propension au voilement et à l’inversion que nous avons vue comme faisant partie du jeu. Nouveau aurait alors répondu par un poème publié à titre posthume où il reprenait ces trois adjectifs (« absurde écolier », « ridicule amant », « dégoûtant chanteur »). Il y parlait de « note inexacte » et de « vers cirés par antithèse ». Il y disait aussi : « Vous qui coiffez les gens, vous voilà bien coiffé ». Qui donc désignait ce vous, sinon Rimbaud et lui-même, Nouveau, qui par leur méthode avaient coiffé au sens de séduit et dépassé, les gens – ou encore s’étaient coiffés eux-mêmes d’une tête d’âne, « absurde, ridicule dégoûtant », comme « Bottom » ? À moins qu’il ne se moque de Rimbaud, ou de lui-même, finalement occulté dans la publication – tous ces sens ne s’excluant pas les uns les autres. « Petite veille d’ivresse, sainte ! », est-il écrit dans « Matinée d’ivresse » « quand ce ne serait que par le masque dont tu nous as gratifié. » Et aussitôt : « Nous t’affirmons, méthode ! »

S’il est aujourd’hui impossible de savoir quel est, dans les Illuminations, l’ensemble qui a été œuvré par Nouveau et Rimbaud à Londres et quelles sont les pièces qui n’en font peut-être pas partie, l’étude des textes permet cependant de réunir des indices sur la raison pour laquelle est écrit dans « Vies II », poème précédant de peu « Matinée d’ivresse » : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour ». « À une raison », précédant immédiatement « Matinée d’ivresse », commence par cette phrase : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Mon intuition est que Rimbaud a inventé de pratiquer une écriture commune avec Nouveau, d’où « l’harmonie », qui est aussi « clef de l’amour ». « Tous les sons » : les phrases sortant de la bouche des poètes, et s’harmonisant dans l’écriture. Dans « Jeunesse IV » il écrit : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. » Nouveau ne fut-il pas cet être parfait et imprévu avec lequel il partit soudain à Londres, ce poète comme lui fantasque, errant et détaché du monde, l’être décrit dans « Veillées » comme « l’ami ni ardent ni faible. L’ami. » et peut-être « l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée » – le partenaire de vie et de travail qu’il lui fallait après la Saison en enfer avec Verlaine ? Nous avons commencé à le voir et nous pourrions le montrer encore longuement (une prochaine fois peut-être), les Illuminations sont une sorte de réécriture plurielle et « barbare » (y compris avec ses barbarismes ou étrangetés langagières dont il ne faut plus s’étonner ni chercher à les corriger puisqu’elles sont volontaires) de l’Apocalypse, avec leurs tableaux et leur aspiration non plus à une cité céleste comme dans le texte biblique mais aux terrestres « splendides villes » promises à la fin d’ Une saison en enfer. Orphée et Eurydice l’un de l’autre, Rimbaud et Nouveau ont entrepris par l’écriture, en poètes, de se sortir l’un l’autre de la mort : débouchant logiquement sur un temps d’  « après le déluge », un temps de nouvelle apocalypse où le « pavillon », tout en évoquant le Christ n’est plus vraiment lui mais ce « Génie » qui est « l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales » – la machine étant celle de leur méthode d’écriture impactant le destin. Ce pourquoi, grâce au génie des deux poètes, ce qui sauve se démarque du premier Christ : « Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption (…) de tout ce péché : car c’est fait ».

Nous tâcherons une autre fois de montrer en entrant plus avant dans les textes les différentes voies de la « méthode » qui ont pu être utilisées, et ce qui peut la démontrer.

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« H », par Nouveau Rimbaud

Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. — Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.

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J’avais l’intention de parler de la façon dont Rimbaud et Nouveau ont pu écrire les Illuminations, car j’ai à dire sur cette question, mais cela sera remis à plus tard car en chemin j’ai trouvé Hortense, dans le fameux poème H. Et puisque les poètes nous intiment, à la fin de ce texte en forme d’énigme : « trouvez Hortense », alors je le dis. Un indice ? Il y en a un dans la première phrase, précisément dans ses deux derniers mots : « atroces d’Hortense ». Comment cela sonne-t-il à votre oreille – à votre pavillon ? Bon, ce n’est pas évident. Un autre indice ? Il y en a un dans la dernière phrase, dans ces deux mots : « sol sanglant ».

Quel sol est sanglant ? Celui d’un champ de bataille. Mais encore ? Celui d’une boucherie. Et quelle langue parle-t-on dans une boucherie ? Le loucherbem. Un argot que Marcel Schwob a étudié, une sorte de verlan. Ici nos poètes ne pratiquent pas vraiment le loucherbem, mais ils jouent avec la langue : « atroce/Hortense » est en quelque manière une inversion des sonorités d’un mot à l’autre. Il faut comprendre que comme dans Barbare, les poètes jouent dans ces textes écrits ensemble avec la langue (les barbarismes peuvent faire partie de ces jeux). H se présente clairement comme un jeu, une devinette. La réalité est voilée par les poètes en même temps qu’elle est révélée : aux lecteurs de procéder à leur tour au dévoilement, comme il le leur est demandé : « trouvez Hortense ».

Verlaine a dit que Rimbaud lui avait donné comme titre de l’ensemble de ces textes à envoyer à Germain Nouveau Illuminations. Que cela désignait des assiettes peintes, enluminées, et que c’était d’ailleurs le sous-titre : « colored plates » (sic). De qui se moque-t-on ? Il faudrait ajouter : « trouvez Illuminations ». Nous avons vu que Barbare est une évocation – plus barbare qu’orthodoxe – de l’Apocalypse. Dans le poème Soir historique (qui se trouve deux pages avant H dans les éditions actuelles), les évocations d’événements historiques s’achèvent par une vision apocalyptique emportant la « chimie sans valeur » qu’est devenu le monde, auquel « le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre ». H parle d’ « hydrogène clarteux » (barbarisme) et on se souvient que H est la lettre qui en chimie et en physique désigne l’hydrogène, élément atomique le plus simple, aussi simple que notre physicien élémentaire. Bien, mais ce n’est pas encore le fin mot de l’affaire.

Illuminations voile un autre mot comme Hortense voile un autre mot. Hortense vient de hortus qui signifie jardin, nos latinistes le savaient parfaitement. Qui signifie plus particulièrement jardin clos. Comme l’Éden ? Ou tout simplement comme la Terre, monde des hommes, « planète emportée » comme il est dit à la fin de Soir historique. Décidément il nous faut revenir à cette affaire d’espèce de transformation des mots. N’est-ce pas ce à quoi nous invite le poème Bottom, poème précédant juste H – et ce n’est pas là arbitraire d’éditeur puisque les deux textes sont copiés manuscritement sur une même page, le premier au-dessus du second. Bottom est bien sûr une référence au personnage de Shakespeare changé en âne dans le Songe d’une nuit d’été – aucun doute là-dessus puisque le mot âne figure bien dans la dernière phrase du poème. Poème qui s’intitulait d’abord Métamorphoses ­- le titre a été barré et remplacé à la main. Qui fait l’âne emporte la belle, telle pourrait être la morale de la scène. Alors, si H le faisait aussi ? Cette Hortense, n’est-elle pas une métamorphose d’un autre mot ? Bottom n’est pas seulement le nom d’un âne, cela signifie aussi fond, derrière. Pour trouver Hortense, cherchons derrière.

Revenons à Soir historique. À la fin, au moment apocalyptique, le poème évoque la Bible et les Nornes, Parques de la mythologie scandinave dont Leconte de Lisle avait fait un poème, relatant l’origine et la fin du monde à venir. Un moment « qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller », est-il écrit dans Soir Historique. Or H nous dit que Hortense a été « sous la surveillance d’une enfance ». Quelle enfance ? Ne serait-ce pas celle de l’humanité ? Tandis que ceux qui approchent de la fin de l’histoire, s’ils sont sérieux, doivent aussi la surveiller. Cette Hortense aux « gestes atroces » violé(e)s par « toutes les monstruosités », qui est-elle sinon l’Histoire, surveillée par les grands textes de l’enfance de l’humanité, Bible et autres livres mythologiques, l’Histoire dont la mécanique est une érotique, et le repos l’amour ? « Ardente hygiène des races », elle les fait se mêler et se renouveler. Avec sa porte « ouverte à la misère », n’est-elle pas la révélatrice de « la moralité des êtres », qu’ils la subissent ou qu’ils la fassent, « en sa passion ou en son action » ? Et ce qui révèle, « terrible frisson des amours novices », n’est-ce pas l’Apocalypse, c’est-à-dire la Révélation ?

L’anglais illumination a d’autres sens que « assiette peinte ». Il peut signifier aussi inspiration, et révélation.

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