En pleine vie

Photo Alina Reyes

 

Avant le début du monde je suis partie et les dauphins dans mon sillage sont apparus
traçant des cercles ouverts, distinguant dans l’union l’onde et la flamme des cieux
ô mes gracieux animaux, traçant la voie je vous sentais bondir
à mon côté, flots de sang bleu que je lâchais pour féconder la vie

Je suis Voyage
à bord de moi fleurissent les arbres et les bêtes, les hommes
qui sortent de mon coeur en procession sans fin
jusqu’au-delà des horizons.

Un enfant sur le pont d’un bateau contemple :
il entend ma voix qui vibre au fil de l’eau
et quelque chose en lui comprend.

 

Le livre de sable de Jorge Luis Borges, un coran

à Soulac-sur-mer. Photo Alina Reyes

 

Que cherche Borges ? L’inconcevable. Comment chercher l’inconcevable ? En le concevant. Borges conçoit des histoires que la raison peut concevoir afin d’en faire sortir quelque chose qui reste pour la raison inconcevable, et s’avère pourtant concevable par l’esprit, puisque le voilà conçu, quoique nous ne le puissions voir qu’obscurément, confusément comme dans un miroir, dirait saint Paul. Or, si nous ne pouvons le voir que confusément, les mots le disent précisément. En parfaite communion avec l’esprit, la parole dit ce qui dépasse la raison. En fait, le travail de Borges cherche l’immaculée conception, et la trouve, ou donne à l’auteur d’être trouvé par elle, de lui apparaître dans une lumière surnaturelle, qui laisse stupéfait. Par exemple, un disque qui n’a qu’une face (Le disque). Ou bien son fameux livre infini (Le livre de sable).

« Je l’ouvris au hasard. Les caractères m’étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abîmées et d’une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d’une bible. Le texte était serré et disposé en versets. À l’angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu’une page portait, par exemple, le numéro 40514 et l’impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d’une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d’un enfant.
L’inconnu me dit alors :
– Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus. »

Louis Massignon écrit à propos du Coran : « De ce livre, très tôt, les premiers théologiens (…) ont tiré une théorie générale de l’univers, selon laquelle il n’y a pas de formes en soi, ni de figures en soi. Dieu seul est, non seulement permanent, mais imminent, menaçant : Huwa al-Bâqî. Il n’y a pas de durée, mais des suites d’instants incommensurables. Pas de formes, des atomes perpétuellement détruits et recréés. On retrouve là un peu de l’occasionnalisme de Descartes. À l’opposé de l’inspiration grecque, idolâtre des formes en soi, des polygones fermés, des nombres, c’est un art du changement, de la dérivation, de l’algèbre, de l’inanimation des figures, puisqu’elles sont périssables, de la destruction des idoles. »

Ce que je vois c’est que ce livre de sable, « à la façon d’une bible », est une espèce de coran. Ce n’est pas pour rien que Borges emploie les mots hasard et chiffres arabes. Nous savons combien le désordre apparent du Coran déconcerte la raison. L’inquiète, même. C’est pourquoi les musulmans l’accompagnent de la sunna, d’un corpus de lois et pratiques, qui en quelque sorte neutralisent cette liberté par trop insolente et déstabilisante de l’esprit. L’esprit s’il est complètement désincarné attire l’homme au nihil, à la mort. Il peut conduire à la fixation dans la stupéfaction, éminemment anxyogène. Sans le secours de la conscience, de la raison, des règles de vie, il peut produire cette fascination morbide qui meut les « fous d’Allah » et les nihilistes. Le jamais plus prononcé par l’inconnu de Borges rappelle celui du corbeau d’Edgar Poe. Nous sommes ici au bord du gouffre.

« Il me demanda de chercher la première page.
Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
– Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même ; à peine pus-je balbutier d’une voix qui n’était plus ma voix :
– Cela n’est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
– Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. Je ne sais pourquoi elles sont numérotées de cette façon arbitraire. Peut-être pour laisser entendre que les composants d’une série infinie peuvent être numérotés de façon absolument quelconque.
Puis, comme s’il pensait à voix haute, il ajouta :
– Si l’espace est infini, nous sommes dans n’importe quel point du temps. »

« Les lignes ne sont que des points qui se déplacent », écrit encore Massignon à propos de la « position théologique fondamentale » qui caractérise l’art islamique.

Ayant acquis contre une Bible ce fascinant livre de sable qu’il finit par qualifier de monstrueux, et qui lui rend une image monstrueuse de lui-même, le narrateur ressent la nécessité de s’en débarrasser.

« Je pensai au feu, mais je craignis que la combustion d’un livre infini ne soit pareillement infinie et n’asphyxie la planète par sa fumée.
Je me souvins d’avoir lu quelque part que le meilleur endroit où cacher une feuille c’est une forêt. Avant d’avoir pris ma retraite, je travaillais à la Bibliothèque nationale, qui abrite neuf cent mille livres ; je sais qu’à droite du vestibule, un escalier en colimaçon descend dans les profondeurs d’un sous-sol où sont gardés les périodiques et les cartes. Je profitai d’une inattention des employés pour oublier le livre de sable sur l’un des rayons humides. J’essayai de ne pas regarder à quelle hauteur ni à quelle distance de la porte.
Je suis un peu soulagé mais je ne veux pas même passer rue Mexico. »

Le livre de sable aura-t-il absorbé toute l’humidité de la bibliothèque ? Toute sa langue ? « Les lignes des paysages », écrit en conclusion de ses Remarques sur l’art musulman Louis Massignon, « sont amenuisées, les traits des personnages sont dépersonnalisés, dévitalisés : l’artiste ne doit pas essayer de « les faire vivre », Dieu seul a ce pouvoir, mais d’y faire allusion comme en rêve se dessine et s’esquisse la démarche d’une figure aimée. »

L’immaculée conception peut devenir une figure, aimante, aimée, bonne. Le risque du vertige demeure dans les souterrains de la langue, mais il est assumé et dépassé. Jorge Luis Borges, dont les textes très fréquemment interrogent avec inquiétude le christianisme, s’en rapprochant et s’en distanciant en même temps jusqu’à atteindre l’inconnu, peut se retourner en une forme d’espérance. Voyons par exemple les derniers mots de son Utopie d’un homme qui est fatigué :

« – Il va encore neiger, annonça la femme.
Dans mon bureau de la rue Mexico je conserve la toile que quelqu’un peindra, dans des milliers d’années, avec des matériaux aujourd’hui épars sur la planète. »

Venir

à Soulac-sur-mer. Photo Alina Reyes

 

Sel et lumière
je les mets dans ma bouche ma langue l’océan déferlant par mes yeux Dieu

je suis. Vagues mes doigts qui vous apportent depuis la source que vous ne voyez pas le don,

la vie. Ô mes poissons mes cailloux mes grains de sable voyez je déploie la tente bleue de la consolation mes corps d’hommes avec vos têtes je vous prends contre moi sous le voile

venez petit troupeau venez mes âmes que je libère les larmes que vous tenez dans vos sombres cachots venez mes amours je vous

aime voyez comme j’avance en suppliant vos pieds venez, que mon eau vous les lave, que ma lumière vous les essuie et vous enlève au ciel où sans arrêt je viens.

 

Notre voyage sans fin

à Soulac-sur-mer. Photo Alina Reyes

 

J’ai confiance en vous, vivants qui vivez sous le ciel. Avec vous mon peuple comme je suis avec les miens dans notre maison d’amour où règne, si proche et plein, le ciel, vous écoutant comme j’écoute la voix de mes enfants, j’ai foi en vous, vivants, vous qui êtes Sa gloire et marchez dans mes veines en cortège vers la lumière qu’il nous donne en partage.

Je viens à vous, vivants, je viens en vous, je vous rends grâce dans votre immense gloire, vous qui pouvez vous mettre nus, venez, je suis l’océan et ses vagues qui vous aiment, je suis le sable où vous êtes mes lettres, je suis le ciel dressé pour vous comme une table.

Éternel est notre amour.

 

L’être, c’est d’aimer

la chapelle Solférino, à Luz-Saint-Sauveur. Photo Alina Reyes

 

Où est l’être ?

En avant.

Où est « mon » être, notre être ?

Où il est, est ce qu’il est.

Notre être est en avant de nous.

Notre être nous fait signe et nous attend en avant de nous. Notre être est notre Dieu humblement et splendidement caché et révélé au coeur du monde.

Quand notre être au coeur de notre coeur se projette au coeur du monde, là est notre être. Dans cette projection qui est à la fois mouvement, sortie de soi, marche mise en route et à venir, vision, promesse. Là, dans ce désir de rejoindre notre être, celui qui non seulement découvre « mon » être mais aussi accueille en son sein l’être de l’autre, et se reçoit dans la lumière, là est l’accomplissement de l’amour.

 

« Au cours d’une vision reçue du Seigneur, l’homme qui me guidait me fit revenir à l’entrée du Temple, et voici : sous le seuil du Temple, de l’eau jaillissait en direction de l’orient, puisque la façade du Temple était du côté de l’orient. L’eau descendait du côté droit de la façade du Temple, et passait au sud de l’autel.
L’homme me fit sortir par la porte du nord et me fit faire le tour par l’extérieur, jusqu’à la porte qui regarde vers l’orient, et là encore l’eau coulait du côté droit.
L’homme s’éloigna vers l’orient, un cordeau à la main, et il mesura une distance de mille coudées ; alors il me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux chevilles.
Il mesura encore mille coudées et me fit traverser l’eau : j’en avais jusqu’aux genoux. Il mesura encore mille coudées et me fit traverser : j’en avais jusqu’aux reins.
Il en mesura encore mille : c’était un torrent que je ne pouvais traverser, car l’eau avait grossi, il aurait fallu nager : c’était un fleuve infranchissable.
Alors il me dit : « As-tu vu, fils d’homme ? » Il m’emmena, puis il me ramena au bord du torrent.
Et, au retour, voici qu’il y avait au bord du torrent, de chaque côté, des arbres en grand nombre.
Il me dit : « Cette eau coule vers la région de l’orient, elle descend dans la vallée du Jourdain, et se déverse dans la mer Morte, dont elle assainit les eaux.
En tout lieu où parviendra le torrent, tous les animaux pourront vivre et foisonner. Le poisson sera très abondant, car cette eau assainit tout ce qu’elle pénètre, et la vie apparaît en tout lieu où arrive le torrent.
Au bord du torrent, sur les deux rives, toutes sortes d’arbres fruitiers pousseront ; leur feuillage ne se flétrira pas et leurs fruits ne manqueront pas. Chaque mois ils porteront des fruits nouveaux, car cette eau vient du sanctuaire. Les fruits seront une nourriture, et les feuilles un remède. »

Livre d’Ézéchiel, chapitre 47, versets 1 à 9, et 12.

 

En hébreu, à l’orient se dit en avant, à l’avant. La prière est le mouvement qui monte vers l’avant, l’orient, d’où monte la lumière. Et l’eau c’est la langue, la langue de la vie, la vie de la langue, la Vie qui va.