Chronique du crime contre l’esprit

Lieux communs et faits alternatifs sont les deux mamelles de l’élite imbécile. Allons- y de « l’islamogauchisme gangrène la société française et l’université » jusqu’à « les dieux punissent les Grecs de leur démesure après la guerre de Troie » en passant par « un prof de philo de Trappes est menacé par les islamistes ». Les formules cent fois répétées finissent bien par faire des illusions de pensée et de vérité, mais pas pour autant de la pensée, ni la vérité.

Il y a toutes sortes de lieux communs ; les lieux d’aisance en font partie. Quant aux faits alternatifs, comme dirait Parménide « ce qui n’est pas n’est pas » : ils illustrent le nihilisme ordinaire des élites qui n’en sont pas. Beaucoup de lieux communs d’aisance tombent, avec un gros bruit, des bouches, des cœurs et des cerveaux empantouflés, dans le même néant où tentent d’exister les faits alternatifs sortis des mêmes orifices pour compléter la cacaphonie, que certain virus malin empêche de sentir.

Car si le propre de la pensée, de l’analyse, est de s’appuyer sur des faits, celui (si l’on peut dire) de la non-pensée est de se soutenir de non-faits. Le sale de la pensée fasciste, en fait, repose sur des faux faits, trouvés ou mis sur le marché. Les lieux communs peuvent avoir été pensés et sensés avant d’être des lieux communs, mais une fois transformés en éléments de pensée toute faite, ils sont vidés de toute substance, ils sont comme le « yaourt » de ces chansons qu’on chante sans en connaître les paroles ou le « lorem ipsum » qui sert à remplir les pages avant qu’elles ne reçoivent un texte réel.

Fin annoncée des quatre mythiques librairies Gibert du boulevard Saint-Michel. Soixante-et-onze employés sans travail, et des étudiant·es par milliers sans livres, et sans joie dans les files d’attente aux distributions alimentaires. Voilà des faits. Dans les faits, les mythes font pleinement partie de l’histoire humaine, et les falsifier, comme le fait le documentaire d’Arte sur Ulysse par basse raison idéologique – promouvoir l’athéisme à l’école en faisant d’Ulysse un athée (que dirait-on si en terre d’islam on apprenait aux enfants, de façon aussi anachronique, absurde, mensongère et malhonnête, qu’Ulysse était un musulman combattant le polythéisme ?), c’est commettre un crime intellectuel et moral contre l’humanité. C’est toujours ainsi que ça commence : les violences commises contre l’esprit sont des violences promises et commises contre les vies.

Forces de l’esprit et forces de la nature

technique mixte sur papier 10x16 cm

technique mixte sur papier 10×16 cm

Je lis en ce moment Millenium, je viens de terminer le deuxième tome (après l’avoir vu en série il y a quelques années). Formidable personnage de Lisbeth Salander. Comme je le disais l’autre jour des séries nordiques, cette trilogie romanesque de Stieg Larsson constitue un véritable bienfait pour l’humanité par son expression des rapports sociaux et la force de ses personnages féminins. J’ai rendez-vous avec de jeunes tatoueuses, « nous aussi on est des guerrières » m’a répondu l’une d’elles quand j’ai dit que je voulais me faire tatouer la chouette d’Athéna.

Homère. Dès ce cours, au collège (où nous étions deux en classe de grec), où nous avons traduit l’arrivée d’Ulysse sur la plage de Nausicaa, dès cet émerveillement, ce transport dans un autre monde, il fut écrit que je le traduirais encore. Plus tard Homère vint me visiter en rêve, me donnant sa tête à manger (à ceux qui m’ont déjà lue, pardon de me répéter). Nous sommes très ignorants, humains, sur les forces de l’esprit. Nous les pratiquons, et certain·e·s d’entre nous en sont des champion·ne·s, dans telle ou telle discipline, telle ou telle branche du savoir, telle ou telle science. Mais la plupart du temps nous ne savons rien des forces de l’esprit en elles-mêmes, pas plus que les champion·ne·s physiques, dans tel ou tel sport, n’en savent généralement sur les forces physiques de l’univers.

La spiritualité est une étude des forces de l’esprit, souvent nommées de divers noms de divinités, dieux et Dieu. Cette science humaine est aussi une science « dure », ou a pour vocation de l’être, comme les mathématiques. Les mathématiques en font d’ailleurs partie, à mon sens. Les personnes les plus ignorantes en sciences de l’esprit les combattent avec la même hargne que d’autres ignorants, notamment religieux, combattent les sciences en général. Beaucoup d’intellectuels défaillants, mal formés, au nom des Lumières (et surtout de la perpétuation de la société telle qu’elle est et les favorise) combattent à la fois les sciences « dures » et les sciences de l’esprit, en rejetant sur elles leurs propres tares : l’ignorance, l’incapacité à penser en vérité, l’obscurantisme.

Divers outils permettent d’étudier les forces de l’esprit. La langue en est un, mais ce n’est pas le seul. L’outil-roi pour connaître les forces de l’esprit, c’est la vie. La vie sauvage. Sauvage renvoie, dans l’esprit des humains domestiqués, à mauvais, chaotique, immaîtrisé en soi, déchaînement des passions et des vices, noirceurs. Alors que la sauvagerie est en réalité lumière, beauté, transcendance. L’étude de la vie sauvage, notamment par les sciences, comme par la poésie, sacrée ou profane, sont les voies royales pour dépasser le stade des « Lumières » en cherchant, dans la lumière, La lumière.
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La grande syntaxe de l’être, avec Ptolémée

"Ways" Technique mixte sur papier 31x41 cm

« Ways »
Technique mixte sur papier 31×41 cm

« Je sais que moi je suis mortel, éphémère ; mais quand,
Des astres, je cherche le cours incessant, spiralant,
Mes pieds ne touchent plus terre mais c’est de l’ambroisie,
Nourri par Zeus lui-même, qu’alors je me rassasie. »

Ptolémée, Anthologie Palatine, IX.577 (ma traduction)

« Qu’on n’objecte pas à ces hypothèses, qu’elles sont trop difficiles à saisir, à cause de la complication des moyens que nous employons. Car quelle comparaison pourrait-on faire des choses célestes aux terrestres, et par quels exemples pourrait-on représenter des choses si différentes ? Et quel rapport peut-il y avoir entre la constance invariable et éternelle, et les changements continuels ? Ou quoi de plus différent des choses qui ne peuvent aucunement être altérées ni par elles-mêmes, ni par rien d’extérieur à elles, que celles qui sont sujettes à des variations qui proviennent de toutes sortes de causes ? Il faut, autant qu’on le peut, adopter les hypothèses les plus simples aux mouvements célestes ; mais si elles ne suffisent pas, il faut en choisir d’autres qui les expliquent mieux. Car si après avoir établi des suppositions, on en déduit aisément tous les phénomènes comme autant de conséquences, quelle raison aura-t-on de s’étonner d’une si grande complication dans les mouvements des corps célestes ? »

Ptolémée, Almageste (ou la Grande syntaxe), XII, 2, trad. Halma, 1813

Ces pratiques sexuelles « qui remontent à la préhistoire », par Xavier Yvanoff

Leonardo_Da_Vinci_-_Vergine_delle_Rocce_(Louvre) Leonard de Vinci, la Vierge aux rochers (mon commentaire ici)

« Qu’on imagine un peu nos respectables ancêtres, hier encore tendres pucellettes, dans les poses les plus lascives, le jupon à terre et simulant l’acte sexuel sur des chevaux de pierre ! Les inquisiteurs eux-mêmes n’ont pas signalé ces parties de cheval érotique qu’ils auraient eu la délicieuse idée de faire présider par le Grand Bouc en personne. Dans toutes les coutumes que nous venons de relever et même lors des rituels exigeant la nudité de la femme et pratiqués dans le plus grand secret, la copulation n’est pas simulée et nous pensons qu’il en était ainsi aux époques les plus reculées de l’histoire de la Gaule et encore au Moyen Âge. Dans tous ces rituels, il y a simplement friction du ventre contre la pierre, c’est-à-dire tentative de faire pénétrer dans le ventre de la femme les âmes contenues dans les pierres. Or, le fait que ce soit le ventre et non les parties génitales qui sont mises en contact avec la pierre, laisse plutôt supposer que la pratique remonte à une époque très reculée, époque où le rôle de l’accouplement dans la procréation était encore ignoré. Les premières femmes qui pratiquèrent ces rituels n’avaient donc aucune raison de simuler l’acte sexuel avec la pierre dans la mesure où elles n’avaient pas encore établi de rapport entre l’acte sexuel et la procréation. Nous pouvons croire que ces pratiques remontent à une époque où les femmes se croyaient fécondées par les esprits des eaux, des arbres ou des pierres. En se frottant contre la pierre, elles tentent de faire entrer en elles, dans leur ventre, les esprits fécondants qui sont contenus dans la pierre et rien de plus. Cette assertion valide sans aucun doute l’ancienneté de ces pratiques qui remontent à la préhistoire. »

Xavier Yvanoff, Mythes sur l’origine de l’homme

Créer un ordre qui défie la mort. Avec les chamanes et Bertrand Hell

En ce moment, mes livres disparaissent derrière mes peintures

En ce moment, mes livres disparaissent derrière mes peintures

J’ai un grand livre magnifique terminé depuis mars dernier, et un autre livre magnifique en cours, qui attend depuis mars la réouverture de la BnF pour recommencer à s’écrire. J’ai aussi un autre livre commencé, qui devrait être beau si je le mène à terme – mais ça peut encore changer. Et puis un autre début d’éventuel projet de livre. Je m’occuperai de trouver des éditeurs quand j’estimerai le moment venu. Parfois je me demande si j’ai perdu de la vigueur créatrice de ma jeunesse, où les livres jaillissaient de moi comme ces fauves – lionnes, lions, lionceaux, panthères, tigres, éléphants, baleines, cerfs et autres animaux majestueux, grands rapaces et autres oiseaux… – qui habitaient mes rêves la nuit (et que j’ai revus il y a quelques nuits). Et parfois je me dis que si je ralentis tant mon écriture, c’est d’une part parce que je sais que je ne peux pas publier depuis plusieurs années, d’autre part parce que je suis parfois submergée, enlevée, par la beauté de ce que j’écris, qui m’oblige à retoucher terre pour ne pas être emportée. Je l’ai déjà écrit dans un livre il y a très longtemps, je vis avec les forces et les forces m’habitent. C’est pourquoi je me dis chamane. Tous les humains, tous les vivants sont habités par les forces mais tous ne sont pas chamanes. Pour l’être, il faut être de nature à savoir les explorer, travailler avec elles sans chercher à les asservir et sans se laisser asservir par elles.
Travaillée par les forces ce soir, je relis quelques passages du livre de Bertrand Hell Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre. En voici un :

51V56NWHZXL._SX210_« Partout une même conviction prévaut. La force détenue par le nom même des esprits, par les invocations chantées émane directement du souffle de la surnature. (…)

Cette puissance conférée à la parole-souffle transporte l’élu. Elle lui donne aussi le pouvoir d’enthousiasmer. Chamane kazakh officiant dans une yourte ou vagabond « illuminé » haranguant la foule sur la place Jemaa el-Fna à Marrakech soumettent les auditoires à la même magie de leur verbe. Le discours enflammé peut se faire poésies et chants. À l’instar de Rûmî, le grand poète mystique persan du XIIIe siècle, nombre de soufis ont privilégié la poésie pour rendre « la saveur » des choses et transmettre leur enseignement. D’autres feront appel aux expressions les plus courantes du folklore populaire pour exprimer leur expérience de l’ineffable, vers plaisants et sans signification apparente pour le mystique turc Yûnus Emré ou chants de femmes au rouet pour le fâquir (« le pauvre de Dieu ») indien Bullhe Châch. Dans le rite hollé horé du culte des Songhay, les esprits transforment les possédés en des improvisateurs de chants extraordinairement talentueux, tandis que le génie féminin Denquitu du culte éthiopien arrive fréquemment à émouvoir l’assistance jusqu’aux larmes tant les chants de son « cheval » sont beaux. En conséquence, il ne saurait être de poésie et de chant purement profanes. Nous ne serons donc pas étonnés d’apprendre que, chez les Bouriates, la récitation par le barde de l’épopée versifiée rapportant la geste des héros déclenche le tonnerre si elle se fait de jour ou en été. Ou encore que, dans tout le Maghreb du début de ce siècle [le XXe], les tombeaux des troubadours les plus inspirés deviennent des lieux de pèlerinage.

Que la parole des possédés est fondamentale, voilà bien ce dont les Dinka sont intimement persuadés. Pour eux, elle est même le propre des humains. Dans la pensée de cette population d’éleveurs de bétail du Soudan, les hommes et les bovins sont très proches, et de nombreux rites visent à identifier les jeunes gens aux bêtes. Les bovins n’ont-ils pas pour eux la force de la vitalité et la puissance de la sexualité, énergies auxquelles les hommes aspirent ? Mais comme dans toute autre société, l’homme dinka ne saurait se confondre avec l’animal. La question cruciale de la différence prend chez ces éleveurs un relief tout particulier. Si les bovins possèdent force et vitalité et sont de ce fait turbulents, mobiles et bons à sacrifier, les humains, êtres éminemment fragiles, disposent pour leur part du langage. Et notamment de celui des possédés. Car le langage « vrai » de la possession projette les humains dans une autre réalité. Il est permanent, inaltérable, atemporel. Aux yeux des Dinka, il est alors le signe le plus éclatant de la nature humaine, à savoir pouvoir créer un ordre qui défie la mort. »