Sur le langage

M’apprêtant à partir de nouveau sous d’autres cieux, je propose, en attendant de prochaines nouvelles, ce texte sur le langage extrait de ma thèse de Littérature comparée.

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Pour pouvoir théoriser, c’est-à-dire donner à contempler, selon l’étymologie grecque du terme, pour pouvoir dresser une poétique, c’est-à-dire dévisager, envisager le destin de la poésie tel qu’il s’est exprimé jusqu’à présent, il nous faut d’abord nous interroger sur la nature du langage. « Le langage est créé comme un flocon de neige, selon les lois de la nature », dit Noam Chomsky, qui ajoute dans la même conférence :

Le langage ne serait pas du son porteur de sens, mais plutôt du sens exprimé par une certaine forme d’externalisation – cela peut être du son mais il y a plusieurs modalités d’externalisation.1

Considérant que le trait, et par extension l’écriture, font partie de ces modalités d’externalisation, nous dirons que la nature de l’écriture, c’est d’écrire la nature – et que la nature du trait tracé par l’humain c’est d’externaliser l’humain, que la nature de l’écriture humaine, c’est d’externaliser les traits de l’esprit humain. Ces pistes du langage comme externalisation et création sont aussi celles que prend le mathématicien Alexandre Grothendieck dans son essai La Clef des songes :

On ne connaît le goût d’un aliment, tel le lait, que pour y avoir goûté, et d’aucune autre façon. Même celui qui le connaît ne saurait l’exprimer d’une autre façon que par une tautologie : “le goût du lait”. En fait, l’expérience charnelle et la connaissance charnelle qu’elle impartit précède le langage, lequel s’enracine en elles.

Il semblerait par contre que toute connaissance puisse être exprimée, et qu’il n’y ait connaissance qui ne s’exprime. Mais ce n’est qu’exceptionnellement que l’expression se fait au moyen de la parole. Souvent, l’expression la plus adéquate (voire la seule) de la connaissance qui se forme et s’approfondit par un travail créateur, se trouve dans l’œuvre créée. Par exemple, pendant qu’un peintre peint un paysage, une nature morte ou un portrait, et par l’effet de son travail et en symbiose avec lui, s’approfondit et s’affine sa connaissance de ce qui est peint. Cette connaissance, ni lui ni même Dieu en personne qui y participe pleinement ne pourrait la “formuler” en paroles. Seule l’œuvre créée peut exprimer pleinement cette connaissance, sans la déformer ou la transformer. Et c’est seulement par la création de cette œuvre que celle-ci pouvait apparaître et s’approfondir et devenir ce qu’elle est, dans sa singularité totale, dans son unicité.2

En somme, le langage, verbal ou plus souvent encore non verbal, serait à la fois postérieur à l’expérience du créé et en lui-même expérience créatrice de connaissance, comme selon Humboldt « les langues sont moins des moyens de représenter la vérité déjà connue que de découvrir la vérité encore inconnue ».3 Le langage est finalement moins une représentation, une imitation ou une traduction, qu’une présentation, une externalisation, une exposition en soi de ce qui est. Selon Walter Benjamin,

le langage de la nature doit être comparé à un secret mot d’ordre que chaque sentinelle transmet dans son propre langage, mais le contenu du mot d’ordre est le langage de la sentinelle même.4

Chez les Aborigènes, « chaque ancêtre ouvrit la bouche et cria : « JE SUIS ! », rapporte Bruce Chatwin5. Jean-Marc Ferry évoque des « grammaires profondes non linguistiques » en rapport avec « la complexion du monde vécu ».6 Le terme « complexion » renvoie au champ sémantique du corps, de même que « la bouche » des ancêtres totémiques (animaux fabuleux) d’Australie, ou « l’organisme » qu’est pour Humboldt le langage7, ou encore l’engendrement, l’enfantement évoqué par Nietzsche : « De sa propre substance, la mélodie engendre le poème, et sans cesse elle recommence. »8 Nous sommes là dans l’intuition que l’art et la langue sont tout à la fois des extensions de la nature, de notre corps, et eux-mêmes nature et corps.

Comme chez les Aborigènes, la nature du langage profond (j’appellerai ainsi la fonction poétique, le langage source), langage venu des profondeurs de l’être, chez les Achuar et dans les traditions nombreuses étudiées par Philippe Descola, n’est pas séparée de l’être. Et l’être s’entend dans une très large acception, dont rendent compte des cosmologies qui, écrit-il,  

ont pour caractéristique commune de ne pas opérer de distinctions ontologiques tranchées entre les humains d’une part, et bon nombre d’espèces animales et végétales, d’autre part.9

Si cette vue de l’esprit semble très éloignée de la pensée moderne, la pensée post-moderne s’en rapproche, dans des courants comme l’antispécisme mais aussi à travers différentes recherches scientifiques qui désapproprient l’humanisme de ses « propres de l’homme » en reconnaissant à nombre d’espèces des pratiques de langage, de fabrication d’outils, de mémoire, de culture, voire même de rites, voire aussi le rire. Par ailleurs, remarque Noam Chomsky, « beaucoup de biologistes pensent qu’il n’y a qu’un seul animal dans le monde, y compris la végétation. »10 Les Contemplations de Victor Hugo présentent déjà un puissant exemple d’intuition de l’unité du vivant. Tout parle, y montre le poète, qui affirme aussi avec force la nature vivante du langage. « Ô nature, alphabet des grandes lettres d’ombre ! »11 Et : « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. »12

Réciproquement, dans l’esprit du poète, le vivant est écriture. John Berger, parlant de l’une de ses esquisses, écrit :

C’est ce que j’appelle un texte : une rose blanche du jardin (…) Est-il possible de lire les apparences naturelles comme des textes ?13 

La nature du langage profond ressortit à celle de la nature, comme processus dans lequel le locuteur, l’acte illocutoire et le discours, le sens, ne sont pas séparés mais engagés dans un même mouvement de transformation, de dépassement des formes. Dans la nature, écrit Hegel,

Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur.14

Et : « Le vrai est le devenir de lui-même. »15

Selon Humboldt,

le langage, considéré dans sa nature réelle, est une chose en permanence et à tout moment transitoire. En lui-même ce n’est pas un produit (ergon) mais une activité (énergie).16

S’il n’y a pas de séparation ontologique entre l’être et le langage, sa vérité est moins dans le bourgeon, la fleur ou le fruit, que dans le bourgeonnement, l’éclosion, la fructification.

Et quand les éléments naturels se transposent en éléments mythiques, il se produit que comme dans l’art brut ou naïf, dans les constructions d’un Facteur Cheval ou les décors d’un Georges Méliès, dit Claude Lévi-Strauss,

dans cette incessante reconstruction à l’aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d’anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement.17

C’est dans ce travail, dans ce jeu, dans ce miroir qui se traverse, dans cette poétique, through the looking-glass dirait Lewis Carroll, que l’être se cherche et se trouve18.

1 Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage, et en quoi est-ce important ? », conférence donnée le 25-7-2013 à l’Université de Genève, youtube.com

2 Alexandre GROTHENDIECK, La Clef des songes, manuscrit non publié sur papier à ce jour, http://matematicas.unex.es/~navarro/res/clefsonges.pdf, p. 179 du manuscrit (p. 185 du PDF), en note ***

3 Éliane ESCOUBAS, « La Bildung et le sens de la langue : Wilhem von Humboldt », Littérature, année 1992, volume 86n numéro 2, p. 60 ; persee.fr

4 Rédigé à Munich en novembre 1916 sous forme de lettre à Gershom Scholem, inédit du vivant de l’auteur : Walter BENJAMIN, « Sur le langage en général et sur le langage humain », in Œuvres I, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais n° 372, 2000, p. 165

5 Bruce CHATWIN, The Songlines, Londres, Jonathan Cape, 1987. Traduit de l’anglais par Jacques Chabert : Le Chant des pistes, Paris, Grasset, 1990 ; Le Livre de Poche, 2007, p. 108

6 Jean-Marc FERRY, Les grammaires de l’intelligence, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 15

7 In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung… », art.cit.

8 Friedrich NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, 1872. Traduit de l’allemand par Jean Marnold et Jacques Morland : L’Origine de la Tragédie dans la musique, Paris, Mercure de France, 1906, § 6, p. 61, wikisource.org. Autre traduction, par Philippe Lacoue-Labarthe : « La mélodie enfante, et à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie », in La Naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1986, p. 48

9 Philippe DESCOLA, Par delà nature…, op.cit., p. 27

10 Noam CHOMSKY, « Qu’est-ce que le langage… », conférence citée

11 Victor HUGO, « À propos d’Horace », Les Contemplations, Livre premier, XIII, Paris, Pagnerre et Michel Lévy, 1856 ; Paris, Nelson Éditeur, 1911, p. 52, wikisource.org

12 Ibid., « Suite », Livre premier, VIII, p. 36

13 John BERGER, lettre à son fils, lue dans le documentaire de Cordelia Dvorák John Berger ou la mémoire du regard, Arte, 2016

14 Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, System der Wissenschaft. Erster Theil : Die Phänomenologie des Geistes, Bamberg/Würzburg, Goebhardt, 1807 ; trad. de l’allemand par Jean-Pierre Lefebvre : Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, coll. Bibliothèque philosophique (Aubier), 1991, p. 28

15 Ibid., p. 38

16 In Éliane ESCOUBAS, « La Bildung… », art.cit.

17 Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962 ; in Œuvres, éd. de Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff, préf. de Vincent Debaene, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n°543, 2008, p. 577

18 Lewis CARROLL, Through the Looking-Glass, Londres, Macmilan,1871

Un Panthéon, des véhicules et des Yoga Sutras

pantheon-minvue sur le dôme du Panthéon, aujourd’hui à Paris, photo Alina Reyes

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« La renaissance dans une forme d’existence différente est une modification due à l’exubérance des forces de la Nature. »

« Le temps existe en raison de sa nature propre, en relation avec la différence des chemins et de leurs caractéristiques. »

Patanjali, Yoga-Sutras, IV 2 et IV 12, trad. du sanskrit par Françoise Mazet

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Destin et autopoïèse

il y a quelques années, à la montagne

il y a quelques années, à la montagne, photographiée par O

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« Une mutation de l’expérience (c’est-à-dire de l’être) est aussi nécessaire qu’un changement dans la compréhension intellectuelle, si l’on veut parvenir à suturer les dualismes de l’esprit et du corps. » Francisco Varela

Cette nuit, plusieurs heures après avoir demandé à ma conscience de faire un rêve parlant une fois endormie, je suis partie à vélo, en rêve donc, de la villa Sous-Bois, comme je le faisais à 19 ans quand je vivais seule, et enceinte, dans cette maison isolée, éloignée du centre-ville. Ce matin, avant de me lever pour ma séance de yoga, j’ai songé que la société s’acharne à nous contraindre au destin qu’elle a formé pour nous, surtout si nous sommes pauvres, et plus encore si nous sommes, de plus, femme. Certain·e·s résistent à la prédestination, d’autres moins. Résister à la prédestination ne consiste pas à faire en sorte de changer de classe sociale, de refuser une prédestination pour se soumettre à une autre. Là est toute la difficulté du refus de la prédestination : aller là où il n’y a nulle place prévue, ni pour d’où vous venez ni pour d’où viennent d’autres, inventer donc à mesure que vous vivez la place, de place en place, où vous pouvez être. C’est ainsi que vous agrandissez le pays – et que l’humanité qui se tient dans une prédestination vous considère comme un corps étranger, à exclure de son illusion fermée, dans laquelle elle s’entrereconnaît, alors que vous semblez lui tendre un miroir venu des confins de l’espace, dans lequel se reflètent les barreaux de sa prison.

Les philosophies de la sagesse ont cette grandeur de désaliéner l’homme de la société, mais, souvent aussi, cette faiblesse de l’y réaliéner en lui demandant de se contenter de son sort bienheureux (car être sage, c’est être bienheureux). C’est ainsi que l’humain libre se trouve à son tour réinvesti par la société, qui lui accorde une place également toute faite et somme toute confortable, la place du sage qui ne fait pas de vagues, qui se contente de ne pas bouger ou d’agiter l’eau sans danger, pour divertir la société en jouant les phares – inutiles à toute autre chose qu’à incarner la bonne conscience et l’illusion de liberté dont ont besoin les enchaînés volontaires.

La liberté n’est pas d’occuper, si possible avantageusement, telle ou telle place que la société nous a destinée et/ou donnée après que nous avons opéré un décalage par rapport à notre prédestination initiale. L’autopoïèse n’a rien à voir avec l’existentialisme – souci de bourgeois, trop bourgeois. Elle est une biologie de l’esprit, un recherche de la psyché de l’univers, pour reprendre des termes de Varela. Il s’agit d’être, pas d’exister. La liberté est d’être. C’est-à-dire d’expérimenter, et de chercher. Il n’y a pas d’invention sans recherche, pas de recherche sans expérimentation. Sans expérimentation, dans une recherche qui ne suture1 pas les dualismes de l’esprit et du corps, il n’y a que répétitions et variations de et sur ce qui est déjà connu, ou exploitation de la recherche d’autrui : dans les deux cas, une aliénation. La paresse intellectuelle qui crée l’aliénation n’est pas seulement une faiblesse, elle est une faute. C’est par la faute des aliénés, et notamment des élites aliénées, que le monde est aliéné. C’est par leur faute que le travail des êtres libres, travail que les aliénés ignorent, ridiculisent, récupèrent, combattent, peine à désaliéner le monde. L’esprit n’est pas leur illusion, il est à l’œuvre dans notre corps et il est son œuvre. En cours.

1Cf les Sutras de Patanjali (sutra et suturer ont même racine)

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Samadhi : extase, enstase ?

*Ce texte est repris dans mon livre Yogini : Petit précis de méditation
 

 

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Cherchant le seul cahier qui me restait de mon adolescence, celui où j’avais notamment recopié des extraits du Rig-Veda et dessiné un Shiva dansant, je retrouve des poèmes écrits par mes enfants quand ils avaient entre 5 et 7 ans. Impossible de mettre la main sur mon cahier, après tout il n’est peut-être pas ici, mais ces petits textes pleins de grâce et de splendeur, témoignant de véritables moments d’extase, suffisent à illuminer ma journée et à soutenir ma réflexion sur ces mots, extase et enstase, qu’on oppose – à tort, selon mon expérience, et je vais essayer de dire pourquoi.

Swami Nikhilânanda, dans son introduction à l’Évangile de Mahendra Nath Gupta, raconte que Gadâdhar, plus tard connu sous le nom de Râmakrishna, alors qu’il était âgé de six ans connut cette expérience qu’il qualifia plus tard de joie indicible :

« Un jour qu’il cheminait le long d’un étroit sentier, entre des rizières, en mangeant le riz soufflé qu’il portait dans un panier, il regarda le ciel et il vit un beau nuage sombre d’orage qui s’étendait avec rapidité, enveloppant le ciel tout entier. Un vol de grues, d’une blancheur de neige, passa au-dessus de lui. La beauté du contraste lui fit perdre conscience. Il tomba évanoui. Le riz s’éparpilla autour de lui. »

Cette expérience ressemble beaucoup aux poèmes que mes enfants écrivirent à peu près au même âge. Dans l’hindouisme (et au yoga) on parle de samadhi. Terme que Mircea Eliade a traduit par enstase, néologisme qu’il a formé pour marquer la différence avec l’extase, sortie de soi connue par des mystiques chrétiens et musulmans. Le samadhi n’est pas une sortie de soi mais une arrivée au plus profond de soi, à l’union avec le Soi, l’âtman, le Brahman, Dieu.

Or, selon mes propres expériences, il n’y a pas lieu d’opposer extase et enstase. J’ai déjà décrit, notamment dans Voyage et dans Forêt profonde, des contemplations aboutissant à des extases, comme sorties de soi au sens où tout le corps et son intérieur, tout l’esprit, ne sont plus que vide et lumière. Le samadhi auquel peut donner accès la méditation yogique, par dépouillement successif ou instantané de tout ce qui constitue le corps et le psychisme, avec leurs limitations, donne une pareille expérience du vide et de la lumière. Dans les deux cas, il s’agit d’un franchissement des limites, qui peut durer quelques secondes ou des heures (voire perdurer la vie entière, sous la surface) : de l’autre côté de cette ouverture, dont on sent très bien, comme un déclic, le moment où on la passe, il n’y a plus de temps, seulement une joie sublime. Il n’y a plus non plus d’extérieur ou d’intérieur au-delà de cette trouée, la trouée fait se rejoindre les deux. Il n’y a plus de moi, voilà l’extase/enstase, seulement un Je vibrant, lumineux, sans gravité ni durée, un pur Être universel.

Extase et enstase pourraient s’opposer comme méthodes, comme chemins, pas comme résultats. Recherche par la contemplation pour ainsi dire au télescope dans un cas, au microscope dans l’autre. Pour poursuivre dans cette image traduisant grossièrement les processus en jeu, disons qu’au bout de la contemplation, l’infiniment grand et l’infiniment petit ne font plus qu’un.

L’extase ou l’enstase ne sont pas réservées aux seuls mystiques, et ne sont pas nécessairement le résultat d’un processus savant. Tout être humain peut connaître de ces instants qui surviennent comme venus d’on ne sait où – si cet être connaît, même inconsciemment ou épisodiquement, une attention de chercheur, dans quelque domaine que ce soit. Les scientifiques, notamment, cherchent à éclaircir des mystères, comme les mystiques, par leurs propres voies. Cette attitude mentale les rend sensibles et aptes à ces moments de grâce et de révélation qui restent fermés à ceux qui restent enfermés dans leur moi. Des exemples célèbres illustrent ce fait, comme la légende de la pomme tombée sur la tête de Newton et lui donnant une révélation scientifique majeure (Newton était aussi par ailleurs un mystique). Mais tout chercheur scientifique réel connaît de ces instants, même si leurs résultats ne sont pas toujours aussi fabuleux, du moins dans l’immédiat. L’astrophysicien David Elbaz raconte au début de son livre À la recherche de l’univers invisible comment, un jour, il fut saisi à la vue d’une feuille d’arbre qui s’arrêtait dans sa chute. Je suis en train de l’écouter, il a le talent d’expliquer simplement ce qui est complexe, et magnifique :

 

 

 

Zen : une méthode, une énigme, une illumination (avec Alan Watts et des maîtres)

 

zen« Le Zen n’essaie pas d’être intelligible, c’est-à-dire capable d’être compris par l’intellect. Sa méthode consiste à surprendre, déconcerter, stimuler, dérouter et épuiser l’intellect jusqu’au moment où nous prendrons conscience que l’intellection n’est que réflexion sur quelque chose ; de même qu’à exaspérer, irriter et épuiser les facultés émotionnelles jusqu’au moment où nous prendrons conscience que l’émotion se résume en une sensation « de » quelque chose. Ainsi, lorsque l’adepte se trouvera devant une impasse intellectuelle et émotionnelle, le Zen lui permettra de jeter un pont entre un contact indirect et conceptuel avec la vérité et un contact direct. À cet effet, il fait appel à une faculté supérieure de l’esprit connue sous le nom d’intuition ou Buddhi ou encore « Œil de l’Esprit ». En somme, l’objet du Zen consiste à diriger notre attention sur la réalité même et non sur nos réactions intellectuelles et émotionnelles à cette réalité – la réalité étant cette chose en perpétuel changement et devenir, cette notion indéfinissable connue sous le nom de « vie », dont le cours ne s’interrompt pas un seul instant afin de nous permettre de l’adapter selon notre convenance à un système rigide de fichiers et d’idées.

(…) Il est impossible d’enfermer le Zen dans une « ilogie » ou un « isme », quel qu’il soit. Il est vivant et ne peut de ce fait être disséqué et analysé comme un cadavre. Par conséquent, s’il subsiste en nous quelque incertitude quant au bon sens des maîtres zen, accordons-leur tout d’abord le bénéfice du doute et supposons que leur dédain absolu de la logique recèle une certaine sagesse. Wu Tsu dit par exemple : « Prenons une illustration de fable. Une vache passe par une fenêtre. Sa tête, ses cornes et ses pattes passent aisément, seule la queue ne passe pas. Pourquoi ? » Citons aussi l’histoire du moine qui aborda Chao-chou en ces termes : « Je viens d’arriver au monastère. Pourriez-vous, s’il vous plaît, me donner quelque enseignement ? » Le maître lui dit simplement : « Avez-vous déjà pris votre petit déjeuner ? » Le moine s’empresse de dire : « Oui, Seigneur », sur quoi Chao-chou se contenta de répondre : « Eh bien ! Allez donc laver votre bol. » On prétend qu’à la suite de cet entretien le moine atteignit l’Illumination. »

Alan Watts, L’esprit du Zen

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Un taureau nommé Espoir, que je pris un jour par les cornes (pas de métaphore dans cette légende, seulement la réalité)

Un taureau nommé Espoir, que je pris un jour par les cornes (pas de métaphore dans cette légende, seulement la réalité)

En fait, la fable de Wu Tsu ne témoigne en rien d’un « dédain absolu de la logique » – elle ne paraît le faire qu’à ceux qui, tel Watts et à sa suite, n’ont pas cherché la réponse (lire ne consiste pas seulement à comprendre ce que dit l’auteur, mais aussi à ne pas le suivre aveuglément ; il se peut que Wu Tsu n’ait pas envisagé qu’il pouvait y avoir une réponse à sa question, mais rien ne le prouve ; celui qui entend la fable est déstabilisé par son apparente absence de logique, mais l’illumination consiste à trouver une stabilité dans l’instable, comme dans maintes postures du yoga ; d’ailleurs samâdhi, le mot sanskrit qui désigne l’accomplissement, l’illumination, vient d’une racine qui signifie l’établissement – l’établissement de quoi, sinon de la vérité ?) Aussitôt l’énigme lue, j’ai trouvé la solution, j’ai vu pourquoi la queue de la vache ne peut pas passer par la fenêtre. L’explication est très simple, rationnelle, logique et bien ancrée dans la réalité (on pourrait la démontrer avec une fenêtre et une vache réelles). Je vous laisse la trouver aussi. En lavant votre bol, par exemple, une main dedans, l’autre dehors. Allez, à votre illumination, à votre délivrance du jour !

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Racailles. Zineb El Rhazoui, Polanski, Macron et le Joker

 

Zineb El Rhazoui, ex de Charlie Hebdo, appelle à « tirer à balles réelles » sur les « racailles » des banlieues (oui, c’était ça, l’esprit Charlie, racisme obsessionnel et flirt masqué avec l’extrême-droite). Deux jours après, le prix Simone Veil de la région Île de France lui est décerné. Qu’a fait la ministre pour mériter une telle offense ? Être juive ?

Une cinquième femme accuse Roman Polanski de l’avoir violée quand elle était adolescente. Les vieux râlent, ils trouvent qu’on ne peut plus « aimer » (le mot qu’ils emploient pour « abuser de ») qui on veut en paix. Polanski se compare à Dreyfus persécuté. Qu’a fait le capitaine pour mériter une comparaison aussi offensante ? Être innocent ?

shivaLe fantastique film de Todd Phillips, Joker, impeccablement interprété, a été assassiné méchamment et bêtement par la vieille bande du Masque et la plume sur France Inter. Ce n’est pas seulement qu’ils et elle n’y ont rien compris. C’est que ces critiques appointés par le monde ont reçu cette œuvre comme une baffe dans leur bonne figure. En quoi ? Un détail du film suffit à le résumer : le fait que le personnage du maire de Gotham City déclare qu’il y a deux sortes de personnes, celles qui ont réussi, et les clowns. Retrouver dans un thriller, une fiction décrivant un monde cinglé, un écho à la parole cinglée de Macron – « ceux qui ont réussi et ceux qui ne sont rien » – parole prononcée dans la réalité, démultiplie l’effet révélateur du film. Qui est le Joker ? Lui-même, vivant, quand il danse, quand son charisme éclabousse le morne monde ; et figure de la mort quand il tend un miroir à ce monde infect en se grimant, en acteur incarnant « en même temps » quelque chose et son contraire, quand il montre que ce monde n’est qu’illusion, quand il en fait éclater la mauvaiseté, le mensonge et la mort. Cours, Arthur, cours ! Ris, ris le dernier ! Ce ne sont pas des cerfs qui entourent les temples, mais des bandes de petits singes agités. Ils sont morts et toi, la divinité, tu es vivant, plein de grâce.

Cette note est inspirée de la philosophie indienne (cf notamment Shiva). Ce n’est qu’un début, continuons le yoga.

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La voie érotique du Tantra, par Ajit Mookerjee et Madhu Khanna

« Lorsque vous vous asseyez en lotus, le pied gauche repose sur la cuisse droite, et le pied droit repose sur la cuisse gauche. Lorsque nous croisons les jambes de cette manière, nous avons bien une jambe droite et une jambe gauche, mais elles font maintenant un. » Shunryu Suzuki, Esprit zen esprit neuf

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Deux nouvelles petites toiles (10x10cm) réalisées après les 4 de la note précédente

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Dans la continuité de la note précédente, voici un passage de La voie du Tantra, par Ajit Mookerjee et Madhu Khanna, sur l’unification de l’esprit et du corps, du féminin et du masculin, par le rituel tantrique et yogique.

« Le tantra asana est un moyen de transcender la condition humaine ; grâce à lui, l’énergie sexuelle physique de l’homme et de la femme peut être transformée en un maximum de puissance par l’intégration totale des forces polaires opposées. À travers les pratiques méditatives programmées des asanas sexo-yogiques, Kundalini, l’énergie psychique latente du corps humain, est éveillée et conduite du muladhara chakra au centre cervical, sahasrara, où elle s’unit à la conscience cosmique. Les tantrikas croient en effet qu’en manipulant l’énergie inhérente à la sexualité physique, il est possible de trouver le moyen de s’élever jusqu’au plan spirituel, où se réalise la pure joie (ananda) dans l’union transcendantale. Il s’agit d’expérimenter et de savourer la puissance de la sexualité en vue d’un retour pleinement conscient à l’état primordial d’unité.

(…) Si la sexualité est spiritualisée, revivifiée, sublimée et considérée comme une modalité acceptable dans le domaine des pratiques rituelles, cela est dû, jusqu’à un certain point, aux recherche pratiques des tantrikas. L’attitude sexuelle d’un tantrika pratiquant est inconditionnelle : la sexualité n’est considérée ni dans un contexte moral, ascétique ou inhibiteur, ni sous l’angle de l’indulgence et du laisser-aller. L’asana rituel est dépourvu d’émotions et de pulsions sentimentales. Il est soutenu par la possibilité technique d’utiliser la sexualité comme un moyen de réalisation. La sexualité n’est ni immorale ni morale, elle est amorale. Le tantrika se distingue des puritains en ce qu’il considère le mépris des facteurs psycho-physiologiques qui sont à la racine de nos instincts comme une cause du maintien dans l’esclavage.La libération procède d’un changement de perspective, et l’aube de la réalisation ne peut poindre que si le corps physique est transcendé par l’usage qu’on en fait dans la quête de la transformation. Le corps est un simple instrument, un yantra, et aucun code moral, aucune éthique sociale ne peuvent le maintenir prisonnier. Il est considéré comme divin en soi, comme une énergie vitale capable d’agir formidablement sur la condition mentale, qui réagit à son tour sur le plan spirituel.

(…) Tous les phénomènes sexuels de la nature sont conçus en vue de produire un résultat, le mélange des codes génétiques de deux individus de la même espèce. L’irradiation et la fulguration de la sexualité humaine dont nous faisons l’expérience, étreinte, caresses, baisers, érection, pénétration, copulation, orgasme, tout cela produit un seul dessein : la mise en scène d’un drame cellulaire, l’odyssée du sperme à travers les tunnels et les portes de l’appareil génital féminin, sa quête de l’œuf primordial et enfin l’union d’un spermatozoïde avec l’ovule.

Ce qui est dit du désir d’union au niveau biologique est applicable à l’ensemble du système cosmique. La totalité du drame universel se répète dans le corps humain. Selon le tantra, l’individuel et l’universel sont construits sur le même plan.. La joie intense dérivée de la gratification sexuelle ne varie que par le degré, selon qu’elle est dissipée dans la forme physique ou bien subtilement activée dans un dessein spirituel. (…) Ainsi le rituel de l’union demeure-t-il une expérience ressentie, de nature dionysiaque plutôt qu’apollinienne ou analytique. »

Vient ensuite la description détaillée du rituel, préparation des corps, de l’environnement, purification, contrôle de la respiration et des émissions séminales masculines et féminines, culte des corps, récitation de mantras au cours desquels les pratiquants sont divinisés, attouchements, coït (soit l’homme sur la femme, soit la femme sur l’homme). « Le nom de Bhagamalini est porteur d’une suggestion érotique, à cause du jeu de mots sur bhaga, qui signifie à la fois organe féminin et puissance divine, aussi est-il souvent cité au cours du rituel. »

Il y a une profonde cohérence dans mon travail intellectuel et spirituel, depuis le tout début. Et je continue dans ma voie. Ainsi que le dit Shunryu Suzuki : « Au Japon, nous avons l’expression shoshin, qui signifie « esprit de débutant ». Le but de la pratique est de garder toujours notre esprit de débutant. »

 

tantra 3-min

Acrylique sur toile 20×20 cm, réalisée hier

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