Visible et invisible

 

Les diables déguisés en hommes des lumières sont bien plus néfastes que les hommes déguisés en diables.

La profanation par vandalisme d’une cathédrale peut n’être que l’œuvre d’hommes déguisés en diables, mais pour être à leur insu le signe d’une autre profanation, cachée, commise contre Dieu et contre l’homme par des diables déguisés en hommes des lumières.

Ne nous empressons pas de croire au visible, tant pour le sens que pour la réalité concrète de faits divers ou autres, où la bouche peut commettre mensonges, affabulations ou déformations.

Un livre très saisissant m’est venu en rêve, je l’écrirai peut-être.

Ils discutent avec toi au sujet de la vérité après qu´elle fut clairement apparue ; comme si on les poussait vers la mort et qu´ils la voyaient. Coran 8, 6.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (3)

 

Poursuivons notre lecture à partir d’un passage du troisième chapitre (La sphère de la walâya [sainteté, « rapprochement »]) de ce livre (éd tel gallimard) sous-titré Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî.

Ibn Arabî « distingue clairement la walâya âmma, la walayâ [sainteté] au sens le plus large, qui consiste dans le fait pour les créatures de s’entraider, (…) et la walâya khâssa, la walâya au sens restreint : cette dernière consiste dans la capacité qu’ont les saints d’accueillir, selon les circonstances, l’autorité et le pouvoir de tel Nom divin ou de tel autre et de réverbérer tantôt la Justice et tantôt la Miséricorde, tantôt la Majesté et tantôt la Beauté conformément à ce que requiert l’état des choses à un moment donné. Parmi ces saints, il convient aussi d’établir une autre distinction : celle qui sépare les ashâb al-ahwâl, les êtres qui sont gouvernés par leurs états spirituels, des ashâb al-maqâmât qui conquièrent les « stations » en restant maîtres de leurs états et qui sont « les plus virils des hommes de la Voie ». Les premiers sont relativement imparfaits mais leur walâya est visible pour le commun des hommes. La walâya des seconds est, d’une certaine manière, plus évidente encore mais son éclat même la dérobe aux regards : « Ils se manifestent dotés des attributs divins (bi-sifât al-haqq) et, en raison de cela, sont ignorés. » » (p.67)

J’ai longtemps contemplé la splendeur et le mystère auxquels ces phrases nous disent que l’homme est appelé. Réverbérer les Noms divins, tel ou tel de Ses Noms selon l’heure, comme l’eau réverbère la lumière, en toute grâce et obéissance, comme elle lui vient. Et j’ai pensé à une petite sainte dont la sainteté demeure très méconnue, une petite sainte immense : Bernadette qui, par dix-huit fois, à Lourdes, réverbéra ce Nom de Dieu : Immaculée Conception.

La sainteté de Bernadette n’est pas visible comme celle d’autres saints. Celle de Thérèse de Lisieux par exemple est évidente, mais comme celle de bien d’autres saints évidents, elle est de celles qu’Ibn Arabî décrit comme propre aux saints qui sont gouvernés par leurs états spirituels, soumis à des temps de sécheresse ou de nuit de la foi.

Souvent on cherche chez Bernadette les signes et les marques de cette sainteté « classique », cette belle sainteté visible dont la visibilité exalte les croyants. Pour cela, on se penche sur ses maigres écrits de religieuse, on lui fait prendre des poses ad hoc devant les photographes, voire on trafique un peu les photos pour lui donner cet éclat tantôt doloriste, tantôt lumineux, par lesquels nous sommes accoutumés à identifier la sainteté. Mais la sainteté réelle de Bernadette est encore plus éclatante en vérité, et c’est pourquoi on ne la voit pas. Sa sainteté est celle de l’eau qui reflète la lumière comme elle est, au moment où elle est et vient, sans que cette réflexion ne puisse être en rien troublée par ses états spirituels. Pas de séparation en elle entre ce qu’elle vit et ce qu’elle voit, entre ce qu’elle voit et ce qu’elle transmet. Nulle nuit ne peut saisir la lumière qu’en la recevant elle manifeste.

Bernadette, pauvresse illettrée, serait-elle donc de ceux qui ont « conquis les stations » ? Comment serait-ce possible ? Par la grâce de Dieu. Cependant la grâce ne signifie pas l’inconnaissance ni l’absence de chemin, au contraire. La grâce signifie que Dieu lui-même a enseigné ces saints « les plus virils ». Dès leur naissance ou même, pour la Vierge Marie, dès sa conception, ils ont appris à aimer, souffrir et se réjouir sur sa Voie. Dès le début ils sont entrés en transformation, de cette transformation invisible aux yeux des hommes mais qui en vient toujours, virilement (c’est-à-dire non sans connaître des états d’âme mais en n’étant pas soumis à leurs états spirituels, en demeurant des piliers immuables du oui), à soutenir et générer la transformation du monde.

 

Sauvés par la sainteté

photo Alina Reyes

 

En attendant de reprendre notre lecture du livre de Michel Chodkiewicz Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, relisons ces phrases comme toujours fortes et justes du P. de Lubac, dans son livre Sur les chemins de Dieu :

« Dans la rencontre d’un saint, ce n’est pas un idéal en nous déjà formé que nous trouvons enfin réalisé, vécu. Ce n’est pas la perfection du type humain – ou surhumain – enfin incarnée dans un homme. La merveille est d’un autre ordre. C’est une vie nouvelle, c’est une sphère d’existence nouvelle, avec des profondeurs non seulement insoupçonnées, mais aux résonances étranges, qui soudain nous est révélée. C’est comme une « patrie » nouvelle, d’abord ignorée de nous (…)

Nous sommes à la fois attirés et heurtés, – d’autant plus heurtés, peut-être, que plus attirés. Nous éprouvons à la fois le double sentiment de quelque chose de très lointain et de très proche ; d’inquiétant, de troublant, et en même temps d’obscurément désiré. Nous avons l’impression mêlée d’un dépaysement et d’un accomplissement suprême, au-delà de notre désir. Nous sommes à la fois déconcertés et ravis, et ce ravissement même n’est pas sans éveiller en nous la crainte. L’esprit du monde, en nous, réagit à une menace. Notre secrète connivence avec le mal s’irrite. Nous esquissons une mise en garde. Si nous avions pu nous croire parfaits en quelque chose, nous sommes alors doublement tentés de repousser le spectacle provocateur qui va nous forcer à nous voir misérables ; bien plus, à voir la misère de cela même que nous appelions perfection.

Mais tout cela, en outre, ne nous laisse point à nous-mêmes, comme un pur spectacle. C’est bien, en effet, une provocation. C’est une sommation pour notre cœur d’avoir à prendre parti, en dévoilant peut-être sa pente la plus cachée… Brusquement, cet univers nous apparaît autre : c’est le lieu d’un vaste drame, au cœur duquel voici qu’il nous faut entrer à notre tour.

S’il y avait plus de saints dans le monde, la lutte spirituelle y serait plus intense. Le Règne de Dieu, s’y manifestant avec plus de force, susciterait de plus ferventes adhésions, – mais aussi, corrélativement, des oppositions plus violentes. Son urgence accrue provoquerait une tension, source de conflits éclatants.

Et si nous vivons relativement en paix au milieu des hommes, c’est sans doute que nous sommes tièdes. »

Ne soyons ni tièdes ni paresseux, ouvrons les yeux, ne nous laissons pas séduire, menons le combat spirituel, il est urgent. Quand je montre que tel ou tel est soumis à tel système de pensée qui contredit ce qu’il prétend annoncer, ce n’est pas pour dénoncer tel ou tel, mais pour montrer combien nous pouvons être illusionnés, même quand nous nous pensons savants et réfléchis, par la confusion du sens qui règne dans un monde relativiste. Combien, aussi, nous pouvons être trompés, à notre insu et en quelque sorte aussi « à l’insu de leur plein gré », comme pour des cyclistes dopés, par les champions de la parole qui font figure d’autorités intellectuelles, spirituelles ou morales. Le monde ne sera pas en paix tant que les hommes continueront à errer dans les ténèbres ou le brouillard, voire le flou « artistique ». La paix vient par la vérité, et la vérité vient par la sainteté, réelle. Appelons la Lumière, elle nous appelle.

 

En lisant « Le Sceau des saints », de Michel Chodkiewicz (2)

au Jardin du Luxembourg hier, photo Alina Reyes

 

Poursuivons notre lecture avec des passages du troisième chapitre (La sphère de la walâya [sainteté, « rapprochement »]) de ce livre (éd tel gallimard) fondé sur la théologie d’Ibn Arabî.

Contrairement à ce que pensent ceux qui s’imaginent que ce sont les hommes qui inventent leur Dieu, tous les hommes adorent un seul et même Dieu, puisqu’il n’en est qu’un. Mais chaque forme d’adoration est une science bien distincte des autres, propre à donner un éclairage particulier, enseigné aux hommes par Dieu lui-même sur lui-même. Cela n’exclut pas les passerelles, mais requiert une vision claire du fait que chacune a son domaine propre, qui peut être approfondi à l’infini. C’est dans cet approfondissement que tous les chercheurs de Dieu communient, comme peuvent se comprendre tous les pêcheurs du monde, comme ils communient en vérité, quelles que soient leurs méthodes de pêche. Et c’est par cet approfondissement qu’ils déblaient pour toute l’humanité le chemin du salut.

« Nous avons fait mention précédemment du célèbre questionnaire de Tirmidhî. Ibn Arabî y répond dans le long chapitre LXXIII des Futûhât. La première question est ainsi posée : « Quel est le nombre des demeures (manâzil) des saints ? » Ces demeures, écrit Ibn Arabî, sont de deux sortes : sensibles (hissiya) et spirituelles (ma’nawiyya). Le nombre des premières – qui se subdivisent à leur tour en sous-catégories – est « supérieur à cent dix ». Le nombre des secondes est de deux cent quarante-huit mille, qui appartiennent en propre à cette communauté et que nul n’a atteintes avant elle. Ces « demeures spirituelles » se rattachent à quatre types de sciences : la science « de chez Moi » (ilm ladunnî, allusion au verset 18 : 65 où cette science, qui est donc en relation avec le Je divin, est attribuée à Khadir), la science de la Lumière (ilm al-nûr), la science de l’union et de la séparation (ilm al jam’wa l-tafriqa) et la science de l’Écriture divine (ilm al-kitâba al- ilâhiyya). » (p. 63-64)

« Le « regard vers Lui », c’est-à-dire l’étendue de la vision de Dieu à laquelle l’homme peut aspirer étant déterminée par la représentation préalable qu’il s’en faisait, la plus parfaite, celle des « prophètes d’entre les saints », ou des afrâd, appartient aux êtres qui « possèdent toutes les croyances ». Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’une simple addition des représentations mentales correspondant à ces croyances mais d’une réalisation effective des modalités de connaissance et d’adoration spécifiques de chacune d’elles. » (p. 65)

Voilà le degré que devront viser les Pèlerins d’Amour. Un degré de connaissance élevée, contre l’ignorance qui engendre ratiocinations agnosticistes et tentations de mépriser les autres religions. Viser ce degré et l’atteindre ne peut se réaliser que dans l’abandon.

à suivre

 

Sauvés par la beauté

 

Le Saint Coran est vrai parce qu’il est écrit dans une langue sublime. La Sainte Bible est vraie parce qu’elle est un extraordinaire et magnifique écrit. Les Grands Textes de l’humanité sont vrais parce qu’ils sont grands et intensément beaux. La beauté sauvera le monde, a écrit Dostoïevski. Oui elle le sauve en le maintenant chaque jour, et à la fin elle le sauvera en le jugeant.

Car si la beauté du vrai sauve et va sauver le monde, la laideur du faux le perd et entraîne qui l’écoute et la suit à sa perte. Les sirènes chantent faux, mais les oreilles ensablées croient y entendre le vrai, se laissent subjuguer et sombrent. Ce qui sonne juste est juste. Ce qui sonne faux est injuste. Dieu a donné à l’homme comme à l’oiseau l’oreille musicale, pour pouvoir se repérer dans l’harmonie de sa création. Et Dieu aime tout homme. Si c’est un homme, comme dit Primo Lévi. Mais depuis deux mille ans les singes se sont considérablement multipliés.

N’offensons pas les singes, que Dieu aime comme il les a faits. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas ici de ces animaux, mais des ectoplasmes que sont devenus les êtres humains qui ont déconstruit l’humanité pour la reconstruire selon eux, la singer. Chimères à parole chimérique, à parole et à chant faux qui envoûtent non pas les pauvres en esprit, mais les faibles d’Esprit, ceux qui se détournent de leur source, attirés par les abysses de la mort, du non-sens, du faux sens, du contre-sens, de la vérité torturée, de la vulgarité déguisée en princesse. Si seulement ils écoutaient dans sa langue, dans sa voix, comme ils seraient aussitôt révulsés par sa dysharmonie, pire que le crissement d’une craie sur un tableau noir !

Dieu crée, et Dieu voit que cela « est bon », « est beau ». La beauté est au commencement du monde, elle sera à sa fin. En hébreu, en grec, en arabe et en toute langue de Dieu, bon et beau sont un.