« Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux les compter »

photo Alina Reyes

 

Au carrefour, un ancien de la rue, voûté et recuit, faisait de grands gestes pour chasser les pigeons, comme s’il était fâché contre la vie. Un pas de plus et l’on s’apercevait qu’en fait, devant sa tente plantée là, il avait distribué, bien circonvenu sur une plaque d’égout, du pain émietté pour les moineaux. Et qu’il les protégeait de la voracité des pigeons. J’ai pensé à Abraham, chassant les rapaces de son offrande au Seigneur, un jour d’intense solitude.

De l’autre côté du même carrefour, un autre avait aussi planté sa tente, et se tenait assis devant, à côté d’une écuelle qui n’était pas destinée à recevoir la monnaie, mais à nourrir son petit chien. Je me suis engagée sur le pont, j’ai regardé en bas. Comme d’habitude, des habitants de la rue se trouvaient là, sur ce quai herbeux, à prendre le soleil. Il m’a semblé faire une photo, mais en rentrant à la maison je me suis rendu compte que l’appareil n’avait pas déclenché. Les gars en bas ont vu mon geste et l’un d’eux m’a adressé de grands signes de salutation, auxquels j’ai répondu pareillement, du bras et de la main. Sur quoi il m’a fait signe de venir. J’ai ri et fait au revoir, j’ai passé le fleuve.

Sur l’autre rive, en revenant, j’ai vu cet homme un rien dandy, avec son chapeau de paille, s’arrêter un moment pour souffler et reposer ses mains sciées par les cordelettes qui servent d’anses à ses pauvres sacs d’errant. Moi aussi comme lui je suis poussière, et je danse, éternelle, dans la lumière.

 

Les légumes du jardin partagé, et les fleurs de la Pitié

tout à l'heure dans un jardin partagé du 13e arrondissement, puis dans les jardins de la Pitié-Salpêtrière, photos Alina Reyes

 

J’ai rêvé cette nuit que j’étais debout sur le rebord de la fenêtre de ma chambre, à la montagne. Une biche et son faon, juste au-dessus, étaient là, paisibles. Nous nous regardions, comme chaque fois je le fais avec les animaux sauvages. Le faon est venu à ma fenêtre, il a commencé à essayer d’y monter. Alors, d’où ils étaient, est apparu une très nombreuse troupe, multicolore et joyeuse, de pèlerins, de moines et moniales, de soldats. Ils sont descendus chez moi, se sont installés dans la maison autour de la table. Je leur ai proposé de l’eau, ils ont mangé. Je suis retournée voir le faon, je me suis réveillée.

*

 

Oiseau

photo Alina Reyes

 

C’est le printemps. Le merle chante dans la cour de l’immeuble à l’aube du matin et à l’aube du soir. Je sais prier avec les oiseaux ! Je sais vivre en ermite, je sais vivre en compagnie, je sais vivre en communauté. Mon sang danse ! Je sais marcher longtemps, je sais chevaucher, je sais conduire et même dans la neige, dans la forêt, sur le sable. Un petit peu je sais chanter, peindre, danser, jouer de la musique, reconnaître les constellations. J’ai tout fait ! L’amour, oh oui je sais. Je sais m’occuper des bébés, je sais élever les enfants, je sais faire du feu, je sais lire, je sais écrire ! Je sais décider. Je sais attendre. Je sais agir sans hésiter ! Je sais parler avec le ciel, les arbres, les animaux, les herbes, les pierres, tout. Je sais faire la cuisine pour tout le monde. Je sais jeûner. Je sais prier. Je sais les êtres humains. Je sais porter un enfant sur mon dos. Je sais rire ! Je sais aimer. Je sais que je ne sais rien faire, c’est Dieu qui sait à travers je.

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Au pied de l’arc-en-ciel

 

Cette nuit, en rêve, en traversant à pied des dunes pour y aller, je suis arrivée au pied d’un immense arc-en-ciel. C’était la première fois qu’il était possible de toucher le pied d’un arc-en-ciel, qui s’élevait comme un énorme pilier, une large et forte colonne.

Des êtres humains, sortis de leurs voitures, se tenaient là sur le sable, devant lui, attendant. Comme j’étais face au soleil levant, j’ai décidé de passer de l’autre côté, afin de pouvoir en faire une photo, sans contre-jour. O m’a alors proposé de prendre le sac que je portais, un lourd sac plein à craquer de confitures et de nourritures que j’avais faites maison, et de l’emporter à la voiture, en attendant mon retour. Je le lui ai laissé et j’y suis allée, j’ai traversé, absolument seule, je suis passée de l’autre côté.

Je me suis réveillée, vivement saisie, songeant à la mort, à la vie, sentant mon amour pour O, pour mes enfants, et pour toute l’humanité.

Aujourd’hui comme tous les lundis je jeûne – ni nourriture ni boisson d’avant l’aube jusqu’au crépuscule (aujourd’hui de 6h14 jusqu’à 18h28, mais bien sûr nous suivons le cours du jour donc cela change chaque jour et de semaine en semaine, ce que je trouve très beau). Il y a toujours tant de souffrants sur la terre, pour qui jeûner. Et le jeûne est extrêmement bénéfique, il apporte la paix.

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Élisez-moi pape !

Alina Reyes

 

Dans l’Église, quand on veut donner en exemple la conversion de quelqu’un qui a eu une vie « dissipée », on évoque Marie Madeleine, ou bien Etty Hillesum (plutôt que saint Augustin, qui fit pourtant pire). Marie Madeleine a été considérablement salie au cours des siècles, où elle a pris pour nombre de chrétiens la figure d’une prostituée, ce qui n’est pas le cas dans les Évangiles. En vérité elle a une place éminente auprès de Jésus, celle d’une sœur absolue, notamment dans l’évangile de Jean, où elle est la première à qui il se montre et s’adresse après sa sortie du tombeau, la première qu’il charge de délivrer son message à ses apôtres et au monde. Marie Madeleine est un signe éminent de sa résurrection et de son retour attendu. Marie Madeleine s’appelle Marie, elle est indissociable de la Vierge Marie, mère.

Etty Hillesum, elle, après avoir connu l’errance intellectuelle et spirituelle (dont on retient sa sexualité triste), dans une vie sans vérité ni maternité, a certes été éclairée, mais pour finir à Auschwitz. Etty Hillesum est un signe de damnation et de mort. Voilà le chemin fait par le christianisme dans son idée de la femme et du destin de la femme.

En principe, il n’est pas obligatoire d’être prêtre pour être élu pape. Une femme pourrait donc l’être. Si le pape est le vicaire du Christ sur terre, il doit pouvoir avoir le visage de Jésus, et aussi de celle qui lui est indissociable, Marie, mère et femme. Si le pape doit représenter Dieu sur terre, il nous faut nous rappeler que Dieu n’est ni homme ni femme mais, dans nos éléments de comparaison humains, tout à la fois porteur d’une puissance créatrice virile et paternelle, et d’une miséricorde maternelle et fraternelle rédemptrice. Qui est chargé de Le représenter sur terre doit posséder ces attributs, que doivent en principe pouvoir posséder un homme accompli aussi bien qu’une femme accomplie en Dieu. Voilà un sens de la résurrection de l’être.

Des millénaires de patriarcat, c’est-à-dire de la loi brute du plus fort, ont dans toutes les religions fortement pesé sur les définitions de l’être et des rôles de l’homme et de la femme. Il suffit de retourner aux sources de Dieu, de ses textes saints, pour reconnaître que nous nous en sommes considérablement éloignés. Que nous n’avons fait qu’embourber un peu plus l’homme et la femme dans des définitions humaines, au lieu de les élever dans le projet divin.

Élisez-moi pape, je vous réunis les trois monothéismes dans la vérité et l’entente, chacun selon sa personnalité et son charisme, je vous remonte les croyants, je vous rappelle les désabusés. Un pape musulmane, voilà bien un tour digne du Messie en son retour. Ceux qui suivront le Voyage deviendront aptes à changer l’ordre tellement humain et enterré des choses, pour sortir dans la lumière et entrer dans l’Ordre de Dieu, celui des Pèlerins d’Amour que nous sommes tous sur cette terre, que nous sommes tous appelés à être, sur la terre comme au cieux.

 

Frontal

Image trouvée dans un article de La République des Pyrénées

 

En voyant Patrick, le marchand de journaux de Barèges, répondre à un journaliste de la télé qui lui demande en substance à quoi il s’attend, cette phrase merveilleuse :

« C’est ce qui est là-haut, tu sais, celle qui vient du Bon Dieu, celle dont nous avons tous besoin, la neige ! »,

je me rappelle un jour où mes fils encore petits m’ayant réclamé chez lui un magazine qu’il vendait mais qu’il jugeait scandaleusement cher, il nous en avait sorti un de derrière ses fagots, un magazine pour enfants aussi, mais tout à fait bon marché. Malheureusement il n’intéressait pas les gars, et je leur avais pris celui qu’ils voulaient. En encaissant il avait continué à critiquer son prix abusif et avait ajouté pour conclure, tout à fait sérieux : « Remarque, s’il y a des parents assez cons pour l’acheter… »

Je m’étais retenue de rire. J’adore le caractère frontal de ces gens de la montagne, j’avais adoré le retrouver, aussi, quand j’ai écrit un livre sur elle, dans la petite Bernadette Soubirous. Son nom signifie Souverains, ce n’est pas pour rien. (Et si le mien signifie Rois c’est que je les aime bien). Une souveraineté immensément humble, qui n’a rien à voir avec une quelconque velléité de domination. Bien au contraire. Ils savent que de même que ce que tu possèdes te possède, ce que tu domines ou veux dominer, te domine. Je le répète, ce sont des gens de la montagne.

Je les aime profondément, et je suis avec eux de tout cœur en ces jours où la neige les ensevelit. Qu’ils sachent que c’est à la fois une robe blanche et une lampe frontale inextinguible qui leur vient, pour leur résurrection dans la vie éternelle.

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Souviens-toi de vivre

Couchés sur le dos l’un près de l’autre, ils se tiennent par la main sous le ciel étoilé. Le lapin blanc dort à leur tête, ramassé en boule, ses grandes oreilles douces repliées le long de son dos rond. Qu’étaient, partout par terre dans la forêt, ces os râclés, brisés, ces crânes humains perforés ? demande Mariem. N’y pense plus, dit Jean, regarde les animaux dans les constellations ! Oui, dit-elle, ils respirent.

 

Avant d’arriver sur la montagne, ils traversent de vastes paysages tout parcourus de feuilles de papiers aux couleurs tendres, découpées en rubans qui ondulent sous la brise, voyagent au sol en bruissements, se balancent aux branches des rares arbres nus. À midi un grand-duc tourbillonne longuement au zénith, puis soudain disparaît, absorbé par un trou de lumière.

 

Beaucoup d’autres enfants marchent avec eux. Ils ont grandi, ils sont devenus des femmes et des hommes. La nuit, ils dorment un par un, ou deux par deux. Là où ils vont, chacune et chacun sera prêtre, et l’amour sera libre à la face du ciel.

 

La Cité se présente à l’aube, blanche, étincelante, au sommet. Leur peuple n’est plus qu’un cri de joie. Par les milliers de fils tendus vers elle au-dessus du vide, chacun d’eux va pouvoir, en équilibriste dansant, la rejoindre. Quatre mouettes surgissent de l’est, portant à leurs narines l’odeur iodée de la mer, que l’on voit maintenant s’étendre derrière la montagne, bleue, au pied de la cité des noces.

 

(fin de mon roman Souviens-toi de vivre)

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