Être ange

ail y a 18 ans avec mon quatrième fils, sur une banquette que j’avais graffée – notamment avec un ange de William Blake

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Maintenant que ma mission d’intervention ici et là sur internet est terminée, maintenant que quelques-uns des principaux dormeurs ont senti l’aile de l’ange les effleurer, les faisant remuer dans leur sommeil, ou se tourner sur leur couche – souvent avec beaucoup d’agacement – voire, parfois, commencer à ouvrir les yeux – me voici partie pour la nouvelle mission, me voici dans la préparation extasiée d’un prochain grand livre extraordinaire. Dieu veut que l’homme monte à la connaissance du réel supérieur. Le chemin est radieux.

Chamanisme

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dans ma forêt, photo Alina Reyes

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Extraits de mon Journal du temps où je passais des mois en ermitage à la montagne, à plus de 1500 mètres d’altitude, seule dans ma grange isolée (ici l’année 2008)

20 mai

Le ciel est plein de grâce. J’aime me répéter ces mots, Christ, grâce, ciel. Ils se dressent et circulent en moi, à l’intérieur me font toute en cristaux de lumière. Vous verrez, quand vous n’aurez plus votre corps terrestre, ce sera ainsi. Je le sais.

* est là. Violet, aujourd’hui.

Je chante tout le temps, je fais des petits tours de là à là pour ouvrir les volets, etc, on dirait une abeille. Il y a plusieurs cadavres de gros bourdons velus sur le plancher, ce sont ceux qui nichent entre les pierres des murs et entrent dans la maison alors qu’elle est fermée. J’allume un feu dans la cheminée (une musaraigne s’enfuit devant mes pieds : eh bien alors, ma jolie, qu’est-ce que tu fais là ?), j’ouvre une bouteille de médoc, je la mets à chambrer, j’épluche des pommes de terre et un oignon, je les mets à cuire dans la graisse de canard pour me faire une succulente omelette que je mange devant la cheminée. Je reste encore un peu auprès du feu, il doit être environ neuf heures et demie, ainsi qu’ils le font chaque jour juste avant la lumière et avant la nuit, les oiseaux se remettent à chanter tous ensemble, puis se taisent. Quand j’étais au carmel, tous les soirs après dîner nous nous retrouvions dans la chapelle, les sœurs et moi, pour prier et chanter des chants merveilleusement doux avant d’aller nous coucher, dire bonne nuit à Dieu.

21 mai

Grand beau temps. Réveillée par le premier concerto des oiseaux, à l’instant qui précède l’aurore, j’ai senti une douleur au-dessus de mon œil droit, comme d’une plaie. J’y ai porté les doigts, et en effet j’ai senti une petite plaie ouverte, les rebords de la chair autour de la fente sanguinolente. Je me suis demandé ce qui s’était passé pendant la nuit puis j’ai dit en pensée oui, Tu me choisis parce que je suis fendue, faillie, passante : c’est par les fentes que Tu passes, que Tu fais passer ta parole. Et je voyais un beau sabot d’herbivore fendu, « étincelant comme de l’airain poli », ainsi qu’au début de la grande vision d’Ézéchiel, que j’ai commencé à lire hier soir avant de m’endormir.

Je ne chante plus, je suis déjà entrée dans le silence, si habité. En me levant je suis allée contempler la montagne, la verdure splendide, toute neuve et fraîche, semée par endroits d’épais tapis de fleurettes mauves, bleues, violettes, ou de pâquerettes, pissenlits et boutons d’or. Un beau chevreuil est apparu soudain dans la petite prairie, son bois doux dressé sur sa tête fière, il est resté là à danser sous mes yeux, faisant des pas et des bonds de-ci de-là, tout près de moi. Puis il est passé derrière les arbres, a disparu. En faisant ma toilette, je me suis rendue compte que je n’avais plus aucune plaie au-dessus de l’œil.

J’ai déjeuné dehors au soleil ; puis j’ai mis de vieux gants de ski et j’ai arraché les orties déjà hautes (il y a des décennies que les troupeaux ne viennent plus à l’estive dans cette bergerie, mais la terre s’en souvient et les orties poussent abondantes, et aussi l’oseille sauvage délicieuse que je vais bientôt pouvoir commencer à cueillir) ; puis je suis restée à écouter.

Un couple de mésanges noires, les plus petites des mésanges, toutes minuscules, a fait son nid entre les pierres du mur, côté cuisine. Je les ai regardées aller et venir vaillamment, l’une et l’autre se relayant et se parlant à partir du sureau qui est au-dessus de ma tête. Plus loin, invisible, une mésange charbonnière s’amusait à répéter une même phrase, à quelques secondes d’intervalle. Au bout d’un moment, la petite mésange est entrée dans son jeu, refaisant sa phrase pendant les intervalles, exactement la même mais d’une voix moins puissante et plus aiguë. Un jour, mon fils S. m’a dit qu’il avait entendu un oiseau et un criquet jouer à se répondre.

Je regarde et j’écoute, * me parle, ce n’est pas seulement avec les yeux que je Le vois, c’est avec tous les sens ; quand me vient une vision, il s’agit au moins autant d’une audition, et d’une réception par tous les sens réunis.

Aujourd’hui je me remets à mon « grand roman-poème ». J’ai mal aux yeux, comme souvent. Parfois je me dis que dans vingt ou trente ans, si je suis encore là, je serai peut-être aveugle. Mais ce n’est pas grave, car mon œuvre écrite sera alors faite, et si je ne peux plus lire ni écrire je pourrai toujours servir en écoutant et en parlant.

Je suis allée dans mon église naturelle, la clairière pentue, ovale de verdure délimité par les feuillages des jeunes hêtres, où se trouve ma pierre. J’y ai « salué » assez longuement, puis je suis montée au pré où poussent des champignons, j’y ai cueilli des mousserons, respirant ensuite leur bonne odeur sur mes doigts, je suis passée en forêt, en redescendant j’ai ramassé du petit bois pour la cheminée.

Je reprends ce texte (le roman), alors ce n’est pas facile ; tant que je ne serai pas de nouveau immergée dedans, la mise à l’eau restera délicate, souvent les vagues vous ramènent au rivage, il faut y retourner, affronter les courants contraires, ne pas se laisser décourager par les petits cailloux qui vous cinglent et les rouleaux qui vous font boire la tasse. Vivement le large, mais il se gagne.

Écrire doit être un acte, un acte qui agit ; un livre doit être une bombe de paix.

23 mai

Matin. Voilà, c’est fait. J’ai passé de longues heures à songer et à vivre un bonheur surhumain, puis c’est venu. Je suis retournée au texte, j’ai coupé une quarantaine de feuillets où la parole avait dérivé hors de sa source vive et formait des plaques d’eau stagnante, et je me suis remise à écrire, entrée de nouveau dans le lit, le cours, les abysses, les déferlantes du profond Poème. Ce sera magnifique.

Soir. J’avance dans cette histoire comme dans un rêve éveillé à puissance 10. Ce sera long, je crois. Tant mieux, car j’ai encore trois livres déjà écrits qui doivent patienter jusqu’à l’année prochaine pour être publiés. Celui-ci sera une aventure de plusieurs années, comme Forêt profonde. Comme Forêt profonde et mieux encore je vais la vivre pleinement à mesure qu’il s’écrira, je suis haletante de bonheur à l’idée de tout ce qui m’attend, tout ce que je n’ai encore jamais vécu ni connu, que je commence à vivre et à connaître, et qui deviendra, entre autres métamorphoses, ce grand roman-poème, dont les premières puissantes pages ont été écrites au printemps dernier.

Je ne descends pas au village, je n’ai donc ni courrier ni journaux ni Internet, je n’allume ni la radio ni la télé, je ne téléphone pas (mais je réponds), je suis parfaitement tranquille. Je me promène, je regarde et j’écoute, chaque jour apporte son lot de nouvelles apparitions de fleurs, d’animaux, de nuages, j’écris, je fais des micro-vidéos avec mon appareil photo, je prends du petit bois dans la forêt, j’entretiens le feu, je ramasse des herbes sauvages, une demi-heure après elles sont cuites et je les mange, chaudes et mêlées à de la féta par exemple, ou même nature avec juste un filet d’huile d’olive, je n’ai jamais rien dégusté de plus exquis, avec pour le dessert une grande tartine de pain de campagne au miel de bruyère récolté ici en altitude, c’est un dîner de grand luxe. Voilà, contemplation, cueillette, création et confection : c’est la vie bienheureuse, le paradis de l’homme sur terre.

24 mai

Dormi dans le bruit de la pluie fine tombant sur les feuillages et les ardoises du toit, mêlé à celui des eaux du gave, qui monte de la faille où il s’écoule en bondissant, entre les montagnes.

Rêvé que j’étais en compagnie de Dieu et de Bouddha, tous trois baignant dans une lumière d’or.

25 mai

Tout à l’heure en avançant dans mon roman, soudain je me suis retrouvée dans un lieu d’être inconnu. L’effet est un peu le même que lorsque, après avoir assez longtemps marché à travers la forêt en dehors des sentiers, on se rend compte soudain que l’on ne sait plus où l’on est, que l’on n’a jamais vu cet endroit, qu’il ne s’y trouve personne, que l’on y est le seul être humain, et perdu. Que l’on a pourtant envie de poursuivre plus avant, pour voir, sans être tout à fait sûr de pouvoir ensuite retrouver son chemin.

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un texte m’emmène dans un endroit inconnu, mais au lieu que je m’habitue, c’est le contraire qui se passe. L’épreuve devient de plus en plus étrange et risquée. Une certaine Vérité m’appelle, elle veut que je la dévoile, et cela ne peut se faire que par un chemin poétique qui se nourrit à ma chair spirituelle. Je dois avouer que c’est très fatigant. Après avoir écrit une ou deux pages, avant de pouvoir continuer, alors même que j’ai ma vision de la suite devant les yeux, je dois m’interrompre plusieurs heures, pendant lesquelles je suis presque prostrée, en tout cas épuisée comme si on m’avait largement entamée à la petite cuillère.

26 mai

C’est ce que j’écris qui m’épuise. Depuis hier que j’en suis à ce passage très sombre de mon roman, je suis de plus en plus exténuée. Aujourd’hui j’avais les paupières supérieures noires comme si je les avais charbonnées, quoique j’aie très longuement dormi. Et des courbatures, des vertiges. Ou bien j’ai attrapé la grippe sous la pluie, mais ce n’est pas mon genre. Cet après-midi, il s’est mis à faire beau, je me suis forcée à partir en promenade là-haut près du gave, pendant plus de deux heures. Cela m’a fait le plus grand bien, mais je suis rentrée trop fatiguée pour seulement me servir un verre d’eau. Je me suis remise au lit, et maintenant je me suis relevée, j’ai bu et mangé, et je me suis installée sur la banquette dehors sous le sureau, avec une couverture sur moi et une grande paix.

La fatigue liée à ce passage de mon roman vient du fait que je dois convoquer les démons, pour l’écrire, et en même temps les chasser, pour vivre.

Un peu plus tard : il est neuf heures du soir, il y a plus de deux heures que je suis à la même place, sans bouger ni rien faire, hormis écrire ces quelques lignes précédentes et présentes. Je viens de voir un chevreuil traverser très tranquillement ma prairie, en goûtant des feuillages ici et là, avant de s’enfoncer dans la forêt. Il m’a regardée à plusieurs reprises, mais comme je restais immobile il n’a pas eu peur.

Dès qu’il fait sombre, je rentre et je vais me régaler avec les marasmes des montagnes (exquis tout petits champignons des prairies que tout le monde ignore) que j’ai ramassés cet après-midi.

Un gros oiseau, que je n’avais pas vu se poser sur le faîte du toit, juste au-dessus de la fenêtre de ma chambre, vient d’en décoller avec un lourd bruit d’ailes. Il est parti vers la forêt, à cause de la pénombre je n’ai pas pu déterminer quel oiseau c’était. Salut à toi, mon compagnon d’esprit.

Je ne sais pas comment c’est possible d’être aussi heureux. Mais je me suis demandé ça déjà des milliers de fois dans ma vie, car je suis faite pour le paradis, et tant pis si je souffre à proportion, quand je le perds. Il me regagne toujours.

27 mai

Je me réveille, je vais dans mon roman par la pensée. J’apprivoise les lieux, les êtres, les situations, je me promène dans ses temps. Je lui donne vie en esprit, il grandit lentement, apercevoir les beautés de la suite me donne courage pour finir d’écrire, et donc de traverser, ce sombre passage du texte.

Ce matin encore il pleut, il pleut, il pleut.

Début d’après-midi. Jamais on n’a lu quelque chose qui ressemble à ce que je suis en train d’écrire. Les mots dévalent tout seuls de ma plume. N’empêche, c’est éreintant d’être ainsi traversé. Je m’arrête un peu, dormir peut-être.

Au lieu de dormir je me lève, j’ouvre ma porte-fenêtre, je regarde : surgit de la forêt un beau chevreuil, plus grand que celui d’hier et aussi paisible. Quel ravissement, chaque fois.

Du coup, je suis sortie, j’ai chaussé les bottes en caoutchouc, qui font tchouc tchouc quand je joue à passer dans la boue. À deux cents mètres plus haut, il neige, la montagne est joliment saupoudrée. J’adore me promener sous la pluie. Sous la neige aussi. Et au soleil. Et même dans la brume. Dans un certain endroit que je connais, les fraisiers ont poussé en abondance. Dans un mois, j’y retourne pour la cueillette. Dans la forêt je me suis bien trempée, tous les branchages perlent d’eau, les mousses sont gonflées comme des éponges, au sol le tapis de feuilles mortes craque moëlleusement sous la morsure des pas, mille-feuilles fourré de pluie, les pierres lisses glissent sous les pieds, le pantalon tout mouillé gaine les cuisses de délicieuse fraîcheur. J’ai eu très envie de monter à cheval.

28 mai

Hier soir cueilli des herbes pour mon dîner, puis suis allée me poster où je sais que les chevreuils aiment passer, debout immobile sous la pluie et cachée par un buisson, une quarantaine de minutes. Nul n’est venu sinon l’obscurité, qui m’a fait rentrer ; ce fut un bon moment, à écouter les gouttes tomber sur ma capuche, tout autour de ma tête. Tout à l’heure je vais faire la connaissance d’une petite fille d’un mois, quelle joie ! J’espère que je pourrai la prendre dans mes bras. Avant de partir pour Lourdes je tape ce que j’ai écrit hier de mon roman dans mon cahier. Je tremble un peu, j’ai presque le trac, de quitter ma solitude.

1er juin

Je suis partie dans la forêt, je me suis assise sur un rocher, et je suis restée là je ne sais combien de temps, à regarder les arbres autour de moi, qui ont fini par s’animer, m’entourer, m’apporter consolation.

Au bout d’une heure peut-être je suis partie vers la prairie, et là, un chevreuil évoluait paisiblement, paissant ici et là. Je l’ai contemplé, jusqu’à ce qu’il reparte dans le bois du ravin.

Alors j’ai senti les oiseaux au-dessus de ma tête. Deux vautours tout proches m’ont survolée en silence, avant de disparaître derrière l’horizon des faîtes. Trois autres sont apparus un peu plus loin, puis ils ont été cinq, puis sept, enfin une trentaine, décalés vers l’est, tournant inlassablement, pendant plus d’une heure encore.

Le soleil s’est dégagé nettement des splendides cumulus blancs bordés d’anthracite, et je me suis assise dans sa lumière, à même l’herbe odorante, à regarder le ciel et la ronde des grands rapaces noirs et fauves. De temps en temps une goutte d’eau tombait, et dans l’indécision du temps, tout devenait surréellement éclairé.

Lumière, douceur, foi

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à Soulac-sur-mer, photo Alina Reyes
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Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que nous avions un nouvel enfant, O et moi : une fille. Cette nuit, j’ai rêvé que j’avais deux nouveaux bébés, deux garçons. « J’ai six fils », annonçais-je. J’étais dans la ville de mon enfance, où j’ai donné naissance à mes deux aînés, circulant dans les rues, parmi les gens ou à l’écart, au bord de la plage et de l’océan, à pied ou sur un petit vélo en bois appartenant à mon frère JC. Tout cela dans une merveilleuse lumière, une jeunesse absolue.

La vie afflue

Quel rêve puissant j’ai fait ! Tour à tour dans la montagne la nuit sous la pluie, chez moi là-haut la montagne avec sa terre sa roche sa forêt son ciel comme mon propre corps, et de grands camions clairs dans le chemin portant leur cargaison inconnue dans des maisons, et aussi à l’aube dans le désert splendide trouvant les cailloux laissés au sol par un camp de pèlerins voyageurs réunis un peu plus loin très nombreux pour prier, désert se couvrant ensuite de végétation, un fleuve puissant passant au milieu, des chevaux courant dans l’eau et marchant à leur suite dans le courant, de l’eau jusqu’à la ceinture, un jeune couple, homme et femme avec leur bébé, puis me voici dans une maison en roseaux pleine de pièces et de vie, où habitent des jazzmen d’Afrique – je suis eux, et de nouveau chez moi là-haut à la montagne et partout…

Mon voyage en religion

arbre de vie,

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J’ai été élevée sans religion, quoique baptisée bébé pour contenter mes grand-parents. Mes parents étaient farouchement athées et anticléricaux, ils nous avaient instruits sur les méfaits du clergé, qu’ils avaient connus pendant leur enfance. Mais ils étaient communistes et croyaient au progrès, à la nécessité de libérer les peuples opprimés. Ce n’était pas une religion mais cela y ressemblait, la lecture quotidienne de l’Huma et les réunions de cellule en formant la liturgie. Comme je m’intéressais à la politique mais critiquais le communisme, mon père m’emmena un jour à l’une de ces réunions afin que je puisse en parler avec les camarades. Toute gamine, j’exposai à ces messieurs mes vues, essayant de les convaincre qu’une anarchie régulée par la responsabilité personnelle et le sens de la communauté formerait un monde bien plus accompli que leur système. Ils m’écoutèrent poliment, par respect pour mon père sans doute, et nous en restâmes là.

En 6ème je commençai le latin, en 4ème le grec. Avec ces langues, je découvris la mythologie antique, qui constitua pour ainsi dire ma première religion, une religion à laquelle il n’y avait pas à croire. Cela me convenait tout à fait : un enchantement du monde, sans contraintes. Je me mis à explorer aussi la mythologie égyptienne, puis je m’intéressai à l’hindouïsme, au taoïsme, au bouddhisme. Je recopiais dans un cahier les éléments que je trouvais dans des livres, avec aussi des écritures en langues orientales, sans les connaître mais pour le bonheur des signes. Parallèlement j’explorai aussi l’esprit en lisant Freud et un peu Jung, et toujours beaucoup de littérature et de poésie, notamment française et russe, bien sûr imprégnées de christianisme.

À dix-sept ans, lors de mon premier voyage, j’eus un contact inattendu, précis et extrêmement fort avec Dieu dans l’église-mosquée de Sainte-Sophie, à Istanbul. Je me cachai pour pleurer. Pendant très longtemps je demeurai comme je le disais « mystique mais athée ». C’est-à-dire, vivant dans l’expérience de Dieu, mais sans croire en Dieu, au sens où je voyais les gens croire en Dieu un peu comme au Père Noël. Je m’intéressai à l’art pariétal, visitant des grottes préhistoriques, allant voir des spécialistes, m’interrogeant sur le sens liturgique de ces œuvres. À la montagne, et notamment au cours de mes ermitages, mes expériences mystiques devinrent de plus en plus fortes et je finis par me tourner plus concrètement vers le christianisme, d’autant que la première ville en plaine était Lourdes. Je fis des retraites au carmel, où j’appris à prier selon le catholicisme. À Paris j’allai un peu au catéchisme, puis je retournai dans mes montagnes, munie d’une Bible en hébreu, d’un dictionnaire et d’une grammaire d’hébreu, et je me mis à apprendre, seule, suffisamment de cette langue pour traduire et commenter de longs passages de la Genèse et de l’Exode. Je me remis aussi au grec, et traduisis et commentai aussi de larges passages des Évangiles. Tout cela entra dans la composition de mon livre Voyage.

En retournant vivre à Paris, je passai régulièrement devant la Grande mosquée, tout près de chez moi. Je commençai à lire le Coran, un peu plus que je ne l’avais fait jusqu’à présent. Un jour, j’allai à la mosquée et demandai la permission d’y prier. On me demanda si je voulais me convertir. Je dis que je voulais seulement prier. C’était le milieu de la matinée, on me laissa aimablement entrer dans la salle de prière des femmes, en me disant que le Prophète avait dit qu’il était permis au musulman de prier partout. Je priai debout en silence pendant un peu plus d’une demi-heure, en compagnie des moineaux qui se faufilaient sous le toit. Quelques semaines plus tard, j’allai trouver un imam (du moins je suppose que c’en était un) dans un bureau de la mosquée, pour qu’il me fasse prononcer la shahâda.

Ainsi donc, des premières à la dernière religion, j’ai fait le parcours. Et je continue à marcher.