Devant la Loi

« (…) Pendant toutes ces années, l’homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens et celui-ci lui paraît être le seul obstacle qui l’empêche d’entrer dans la Loi. Il maudit le malheureux hasard, les premières années brutalement et d’une voix forte, puis, plus tard, devenu vieux, il ne fait plus que ronchonner. Il devient puéril, et comme pendant toutes ces années d’études du gardien il a également vu les puces dans son col de fourrure, il finit par prier aussi les puces de l’aider et de faire changer d’avis le gardien. (…) » Franz Kafka, Devant la Loi, trad. Laurent Margantin

Je disais la dernière fois qu’il est plus facile de rire devant un texte ou autre représentation du mal que devant la réalité du mal. Eh bien, en fait il faut nuancer cela. En lisant la parabole de la Loi de Kafka, on peut rire, mais pas autant que dans la vie en voyant certaines personnes attendre, coincées derrière leur système imbécile, et vous suppliant de les en libérer ; voilà qui fait rire franchement, pour ne pas dire franchement jubiler. Le mal se mord la queue tout seul, et ça lui fait mal.

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D’Homère à Dostoïevski en passant par Kafka, drame, sourire et beauté

La flèche inscrit sur la peau de l’homme son éraflure ;
Un sang couleur de nuée noire coule de la blessure. »
Homère, Iliade, chant IV, v.139-140 (ma traduction)

Il n’y a pas que le sens du récit qui soulève l’enthousiasme, à la traduction. Le bonheur des mots est intense dans le grec homérique (ce qui n’était pas le cas dans le latin de Virgile, par exemple, dont j’ai traduit les quand même très belles Bucoliques). Les images poétiques de ces deux vers, parmi tant d’autres, sont splendides et chatoyantes, surtout si l’on suit de près le vocabulaire d’Homère. Il y a moyen aussi de rendre le chant de la langue, dans la tonalité de sa propre langue. Et puis ces sortes de clins d’yeux envoyés par certains mots, comme ici celui qui dit littéralement que la flèche « trace sur », « écrit sur » la surface de la peau de Ménélas. En français, le verbe donnerait : épigrapher. Et le voyage du mot depuis le grec très ancien jusqu’au français contemporain, qui utilise le mot épigraphe, est en soi un poème et un sujet de méditation – et pour les amateurs de Kafka, renvoie à une correspondance avec la machine à écrire dans la peau de sa Colonie pénitentiaire.
Ensuite nous avons encore une démonstration de l’humour d’Homère – humour que beaucoup de commentateurs ont perçu de façon générale, mais sur lequel il faut se pencher dans toute sa finesse, ce qui n’a pas été fait à ma connaissance (mais je ne connais pas tout). Ici me fait rire le fait de savoir que, quelques vers plus loin, alors que le poète a bien spécifié, avec tous les détails, que la flèche n’avait fait qu’égratigner Ménélas, Agamemnon va se lamenter terriblement , « avec de lourds gémissements », suivis des mêmes gémissements de ses guerriers, imaginant déjà son frère mort, et le lui disant, évoquant devant le prétendu mourant le pourrissement prochain de ses os, et la violation de sa tombe par des Troyens moqueurs qui sauteraient dessus. Cet humour discret est quasiment constant dans le texte, et participe à rendre sa lecture réjouissante, en prenant de la distance avec le drame et paradoxalement, en le rendant plus grave et plus profond encore : si l’auteur prend ses distances, c’est justement pour ne pas succomber aux horreurs qu’il voit et qu’il décrit. Comme Kafka en effet, mais avec plus de beauté, plus de place pour la beauté, énormément de place pour la beauté. Comme dit Dostoïevski, « la beauté sauvera-t-elle le monde ? »

J’irais beaucoup plus vite si je ne m’obligeais pas à faire des fins de vers rimées ou assonancées. Mais autant les assonances et allitérations au sein des vers m’ont semblé convenir à ma traduction de l’Odyssée, autant la beauté particulière de l’Iliade, plus simplement ordonnée, me semble mieux rendue par cette formule plus régulière. Il y a par ailleurs un mouvement général et des mouvements particuliers dans l’Odyssée, et un autre mouvement général et d’autres mouvements particuliers, différents, dans l’Iliade, ce qui m’a d’ailleurs conduite à la retitrer.

En pensant à Kafka, en lisant Castaneda

street art 13-min*

Aujourd’hui je suis allée à la préfecture de Nanterre, voir un autre médecin expert pour mon arrêt de travail, après l’accueil inqualifiable du précédent. Et il m’est apparu que les romans de Kafka sont un rêve juste un peu agité par rapport à la réalité cauchemardesque de l’administration. Je ne vais pas raconter ici le détail de l’affaire, ce serait ennuyeux, on ne peut le faire décemment que dans un roman, je le ferai peut-être. J’avais rendez-vous à 13h15, je suis partie de chez moi avant midi pour avoir le temps en cas de problème (et il y a eu en effet un problème avec le RER, je ne vais pas raconter non plus mais j’y ai perdu beaucoup de temps et d’énergie), je suis arrivée pile à l’heure, je ne suis repartie que plus de deux heures après, et il était plus de 16h30 quand je suis rentrée chez moi (et que j’ai enfin pu boire et manger). J’ai beaucoup pensé aux étrangers qui doivent venir et revenir à la préfecture pour leurs papiers. J’en ai connu, ils m’ont raconté quelle épreuve c’était. L’administration me fait penser à l’Inquisition. Des hommes construisent des prisons pour eux-mêmes, puis s’emploient à y attirer d’autres hommes. Une machine infernale, avec un tas de rouages hors de l’administration aussi, le fonctionnement des hommes se produisant avec des variantes dans toutes sortes de milieux et de conditions.

Je continue à lire Castaneda, dont le but est de « stopper le monde ». Lui aussi explore pour cela le côté sombre du monde, pour y gagner le pouvoir de la liberté réelle, celle du « chasseur » et du « guerrier », qui n’a rien à voir avec la fausse liberté du « maquereau », comme don Juan appelle le narrateur, intellectuel respectable. J’ai bien fait de ne pas vouloir le lire à vingt ans, il vaut mieux le lire avec plus de distance pour éviter la lecture à la lettre à laquelle incite l’effet de documentaire du texte. Voici les passages que j’ai soulignés aujourd’hui dans ma liseuse ; d’abord des paroles de « don Juan » (cf note précédente) :

« Être inaccessible ne signifie en aucun cas se cacher ou faire des secrets. Cela ne signifie pas que tu ne puisses plus avoir affaire avec les autres. Un chasseur utilise son monde avec frugalité et avec tendresse, peu importe ce qu’est ce monde, choses, animaux, gens, ou pouvoir. Un chasseur est intimement en rapport avec son monde et cependant il demeure inaccessible à ce monde même. »

« Un chasseur qui vaut son pesant d’or n’attrape pas son gibier parce qu’il pose des pièges ou parce qu’il connaît les routines de ses proies, mais parce que lui-même n’a pas de routines. C’est là son suprême avantage. Il n’est absolument pas comme les animaux qu’il traque, ordonnés selon de pesantes routines et des astuces facilement prévisibles. Il est libre, fluide, imprévisible. »

« Chasser est une affaire étrange. On ne peut prévoir à l’avance. C’est ce qui est excitant. Cependant un guerrier agit comme s’il avait un plan parce qu’il fait confiance à son pouvoir personnel. Par expérience il sait que celui-ci le poussera à agir de la manière la plus appropriée. »

… et cette remarque du narrateur à propos de don Juan :

« Sa conduite avait quelque chose de monolithique et la manière dont il agissait ne laissait aucun doute sur son entière maîtrise »

« Monolithique ». N’ai-je pas dit la dernière fois qu’après apprendre les plantes, vient apprendre les pierres ?

 

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street art 25-minCes jours-ci à Paris 5e, 6e et 13e, photos Alina Reyes

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Twin Peaks The Return (réactualisé)

11-4-2019
J’ai fini de regarder avec beaucoup de bonheur la saison, avec ses 18 épisodes. Pour faire simple, je dirai que cette image de l’épisode 8, 55e minute :

twin peaks 8-55

m’a rappelé cette image de Man Ray

man-ray-masque-ebene

, qui pourrait un peu résumer l’inrésumable Twin Peaks.

 

5-4-19
Enfantin, somnambulique, ultralucide. Le personnage de Dale Cooper après sa sortie de la Loge noire est fantastique. Comme Kafka auquel Lynch l’a fait ressemblant, ainsi que je l’ai montré hier (cf plus bas dans cette même note), il travaille dans une compagnie d’assurances. Il y gribouille des dossiers, des documents d’affaires et son supérieur croit d’abord que cela n’a aucun sens, puis, en réfléchissant, il se rend compte que ces petits dessins révèlent en fait une vérité cachée, une probable grosse escroquerie (j’en suis à l’épisode 6). Dale Cooper voit, ainsi qu’il a vu au casino, à Las Vegas, les machines à sous prêtes à cracher. Aux innocents les mains pleines, et la vie dans la supérieure vérité, la vérité d’outre-tombe qui dépasse les basses réalités quotidiennes. Derrière la porte du même bois rouge dont fut fait le cercueil de Laura Palmer, la femme de ce Dougie, le deuxième de ses doubles, qu’il incarne et pour lequel il est maintenant pris, pourrait être une Laura Palmer qui aurait été moins fascinante, qui aurait eu une vie plus ordinaire, n’aurait pas été assassinée, se serait mariée avec Dougie-Dale au lieu que Dale cherche qui l’avait tuée, avec laquelle il aurait eu un enfant, et qui s’avèrerait posséder en fait un sacré caractère, notamment dans la scène face aux deux extorqueurs de fonds. Les jeux de miroirs dans tous les sens se poursuivent, et je terminerai pour aujourd’hui avec cette scène (ép.6, 43e minute) où Dale qui, de même que pour toute conversation il répète les derniers mots qu’on lui dit – mots ordinaires auxquels on ne prête pas attention et qui soudain, quand il les répète, acquièrent une familière étrangeté, deviennent aussi charismatiques et mystérieux qu’une Laura Palmer – alors que son boss à la compagnie d’assurances veut lui serrer la main, au lieu de la lui tendre, l’imite, lui tournant ainsi le dos. Ce qui donne un tableau rappelant La reproduction interdite de Magritte. D’un surréaliste à l’autre. Qui contemple la scène ? Le boxeur à l’affiche derrière eux, dans une position comparable sauf que ses mains sont des poings. En tournant le dos à un certain monde, Dale Cooper combat.

 

twin peaks 6 reprod interdite

René Magritte, "La Reproduction interdite"

René Magritte, « La Reproduction interdite »

 

4-4-19
Je regarde la saison 3 de Twin Peaks. J’en suis au quatrième épisode. Tant que je ne l’ai pas vue en entier, je ne peux pas lire les articles qui en parlent. Je vais donc noter ce qui me vient au fur et à mesure de mon visionnage. (Mais pas vraiment de spoil dans mon texte, car je n’évoque l’histoire que par certains de ses aspects).

Je regarde cette saison avec un grand enthousiasme, parce que j’ai adoré la première – la deuxième était un peu moins réussie. J’aime beaucoup beaucoup le travail de David Lynch, en particulier ses films Wild at Heart et Mulholland Drive, et j’étais allée voir son exposition de peinture à la Fondation Cartier. Mais je crois que ce que je préfère dans toute son œuvre, c’est Twin Peaks, conçu avec son producteur Mark Frost. Le fait que j’en ai montré le premier épisode à mes élèves de Seconde, à l’automne 2017, n’y est pas étranger. Je ne peux réentendre la musique d’Angelo Badalamenti et revoir la forêt du générique sans être transportée dans ce moment où nous avons visionné le film ensemble, sans revivre leurs réactions. Comme c’était vivant et beau. (Et j’avais choisi de consacrer à ce film les deux heures dont la dernière devait être consacrée à l’inspection de ma tutrice et d’une personne de l’académie, venues pour juger mon travail. Elles n’ont eu d’autre choix que de se tenir au fond de la classe et d’attendre la fin de l’heure et du film, c’est ainsi que j’ai torpillé leur contrôle et j’en étais ravie). Comme l’équipe pédagogique de l’année précédente les avait obligés à lire La petite Roque de Maupassant avant la rentrée, j’avais décidé de leur montrer ce chef d’œuvre de Lynch et d’établir ensuite une comparaison avec la nouvelle de Maupassant : nous avions lors de la séance suivante relevé les thèmes et motifs communs : le corps de la jeune fille assassinée retrouvé au bord de la rivière, le caractère de son découvreur, la réaction de la mère, l’accusation portée sur un vagabond, le déclenchement d’un univers fantasmatique, l’importance du bois, la forêt, l’eau…

Cette troisième saison, qui se passe vingt-cinq ans après la première, et lancée vingt-six ans après la fin de la deuxième, avec nombre des mêmes acteurs, est bien différente. Comme la première, elle constitue un choc, celui de son envoûtante poésie, qui vous transporte littéralement. Je me souviens très peu des histoires des films que j’ai lus ou des livres que j’ai lus, mais j’en garde une impression précise, quand ils m’ont fait forte impression. L’histoire n’est pas ce qui m’intéresse le plus et il ne m’intéresse pas de les résumer, d’ailleurs les histoires sont toujours un peu les mêmes, avec des variations. Ce qui m’intéresse c’est la façon dont elles sont dites ou peintes. David Lynch est un peintre de génie – avec sa caméra, bien plus qu’avec ses pinceaux.

Pour aujourd’hui, je voudrais juste signaler ce que j’ai remarqué hier soir en visionnant les épisodes 3 et 4. D’abord j’ai bien sûr été transportée de joie en voyant apparaître un portrait de Kafka dans le bureau du personnage incarné par David Lynch (l’agent sourd du FBI Gordon Cole), dans la 53e minute du troisième épisode :

 

twin peaks 3 kafka

Juste après, l’agent Albert Rosenfeld évoque « l’absurde mystère des étranges forces de l’existence ».

Un peu après encore, l’agent Dale Cooper n’est-il pas filmé de façon à ressembler à Kafka, dans son expression, ses oreilles, son costume :

 

twin peaks 4 k

 

Dans la 8e minute du quatrième épisode, la porte rouge du deuxième double de Dale Cooper, devant laquelle une limousine conduit ce dernier, rappelle, par le bois, les lignes et la couleur, le cercueil de Laura Palmer dans la première saison, filmé à l’horizontale bien sûr alors que la porte, en ce moment de résurrection de Dale Cooper est bien sûr verticale :

twin peaks cercueil laura palmer

twin peaks 4 porte agent cooper

Franz Kafka-Dale Cooper, Laura Palmer-Dale Cooper… Twin Peaks se démultiplie constamment en deux pôles, comme aussi, dans l’épisode 3, la répétition des paroles d’autrui par l’agent Cooper revenu de la Loge noire et dans l’épisode 4 la répétition de ce schéma par la répétition des paroles du doppelgänger de l’agent Cooper par Gordon Cole/David Lynch. Tout, y compris les lieux, y est jeux de miroirs et de kaléidoscope.

J’ai l’intention d’actualiser cette note, et ma réflexion, à mesure de mon avancée dans le visionnage de la série. À suivre, donc.

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Capitalisme, sexualité, mort… ces fantômes de cent ans qui hantent notre temps

kubin le saut de la mortAlfred Kubin, Le Saut de la Mort

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Alors que ce matin, de nouveau, les blindés de Macron sont dans Paris, alors que se pointe le fantôme tueur de ce monde morbide du capitalisme, du patriarcat, qui engendra au siècle dernier deux guerres mondiales, voici un texte que j’ai adapté d’un extrait de mon livre Nus devant les fantômes, Franz Kafka et Milena Jesenska (en pdf gratuit ici). Quand la sexualité malade des dominants continue, sous la façade lisse de Macron, à empuantir la société et semer les germes du pire.

 

kubin l'oeufAlfred Kubin, L’œuf

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Un homme nu, minuscule, le menton sur la poitrine, plonge vers le sexe d’une géante couchée sur le dos, également nue, genoux relevés, cuisses écartées. La fente est sombre, poilue comme un animal, à l’arrière-plan les seins et la gorge évoquent des montagnes, au premier plan l’intérieur des cuisses, jusqu’aux fesses, trace les contours d’un énorme entonnoir de chair. C’est Le Saut de la Mort.

Une jeune fille nue, repliée sur elle-même dans un coin de la pièce, refuse de voir la grande bête qui la regarde et dont le sexe démesuré, en état d’érection, laisse échapper une flaque de sperme. C’est La Lubricité.

Une femme enceinte, nue, avance, bras tendus en avant, longue chevelure flottant comme un étendard, semant (ou conduisant ?) derrière elle un chapelet de crânes humains. C’est Notre mère à tous, la Terre.

Des femmes-araignées, des femmes-œufs, des femmes nues livrées à des singes,des femmes portées en sacrifice, des femmes qui mutilent des hommes… Telles sont les visions cauchemardesques d’Alfred Kubin, dessinateur autrichien né en 1877 et mort en 1959. Il avait beaucoup souffert de l’autoritarisme de son père et de l’absence de sa mère, s’était particulièrement bien entendu avec l’une de ses sœurs mais s’était toujours senti, et de plus en plus, comme un poids mort dans sa famille, un étranger. Il avait vécu cette époque où la jeune génération avait des comptes à régler non seulement avec ses propres pères, mais avec tous les « pères » de la société, les bourgeois, les notables, tous ceux qui « marchaient » dans, ou faisaient marcher le système capitaliste en plein essor ; tous ceux qui, du petit commerçant au grand industriel, des fonctionnaires aux militaires, tout en ressentant le monde comme décadent, s’acharnaient à le perpétuer dans ses objectifs les plus médiocres. La révolte personnelle, familiale et sexuelle des jeunes était aussi et d’abord une révolte politique et philosophique. Une contestation du conformisme, de la bureaucratie, et d’un ordre extrêmement figé malgré les bouleversements économiques. Un refus ardent, mais non désespéré – ou au-delà du désespoir – qui n’était sans doute pas étranger au fait que les jeunes intellectuels étaient alors tous des lecteurs de Nietzsche.

Quelle était la place des femmes dans ce monde ? Celle d’obscurs objets de désir, intouchables ou vénales, souffrant ou jouant perversement de leur soumission. Ou bien, sujets et désirantes, réduites aux tourments et à la faillite d’Emma Bovary. Entraves, insatisfaction, dévaluation de soi… En somme, le statut des femmes n’était que la caricature, le miroir inversé mais juste de la condition des hommes. « La société a faussé les rapports des sexes : la femme est prisonnière de la convention, tandis que l’homme ne connaît plus de bornes », écrivait avec justesse Karl Kraus. Tout n’était décidément que fausseté et antagonismes dans les rapports humains, aussi bien entre les différentes cultures, nationalités, classes sociales, qu’entre les sexes et les générations.

Les femmes étaient aussi, malgré elles, du côté de la mort. Succombant fréquemment à des maladies qui étaient l’expression de dépressions mentales graves, dues à leur enfermement et à leur impossibilité de se soustraire à la tyrannie masculine. La mort rôdait aussi autour des femmes en couches, les frappant elles-mêmes ou enlevant leurs enfants en bas âge, encore étroitement liés à la chair maternelle. Et de toutes ces morts dont elles étaient victimes, elles devenaient coupables aux yeux des hommes : la femme étant celle dont on attendait bonheur et consolation, et par laquelle venaient le malheur et la douleur. Quant à celles qui ne mouraient pas physiquement, elles mouraient quand même. Elles mouraient à l’amour, devant s’accommoder des frasques de leur mari sans pour autant être autorisées aux mêmes libertés. Elles mouraient au plaisir, un continent dont l’accès leur était dénié, sinon dans la honte. Et parfois, elles mouraient à la maternité, sacrifiant leur vie à leur mari au détriment de leurs enfants. La mort sournoise était du côté de la femme, la mort violente du côté des hommes et de leurs perpétuels affrontements. La mort pesait sur les épaules de tous et toutes comme un monstrueux désir de fuite.

Les arts et les lettres s’ingéniaient à donner corps à ce fantôme pour mieux l’identifier et, cela fait, passer outre, passer au-delà et transformer l’être en cri à la manière de Munch ; ou, à la manière de Kafka, transformer ce fantôme en vermine – l’essentiel étant la métamorphose et le seul salut possible, le passage de l’homme à une autre humanité : celle du surhomme de Nietzsche ou celle de l’animal, dans l’abandon du corps humain socialisé. C’est ce mouvement qui anima l’œuvre de Kafka, ce travail de mue, cette aspiration de l’homme à se dépouiller de sa défroque sociale – celle d’une société moribonde et mortifère – pour renaître dans une nouvelle peau, éclatante de vie. Même si le combat, par trop inégal, entre l’individu et l’ordre dans lequel il évolue trouve une issue tragique, le combat, signe de vie, continue.