Leçons de musique : Ravel et Aloysius Bertrand ; Homère (VII, 421-441, ma traduction)


Une magnifique leçon de musique et de poésie
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mes autres notes mentionnant Maurice Ravel : ici
et Aloysius Bertrand :

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et ces vers, traduits aujourd’hui, du chant VII de l’Iliade, chant que je suis ce soir en train de finir de traduire :
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Le soleil se projette tout juste sur les champs,
Sorti des flots calmes et profonds de l’Océan,
Montant dans le ciel ; et les voici face à face,
Ceux des deux camps, peinant à distinguer les cadavres.
Mais ils lavent le sang des blessures avec de l’eau,
Et versent de chaudes larmes en chargeant les chariots.
Le grand Priam n’autorise pas les lamentations ;
En silence ils empilent les morts sur le bûcher,
Le cœur affligé ; après les avoir brûlés, ils s’en vont
Vers la sainte Troie ; pour leur part, les Achéens bien guêtrés
Empilent leurs morts sur le bûcher, le cœur affligé,
Et après les avoir brûlés, vers leurs nefs creuses s’en vont.

Ce n’est pas l’aurore, mais l’aube encore à mi-ténèbre,
Quand autour du bûcher des Achéens choisis, réunis,
Versent sur son pourtour de la terre prise à la plaine,
Pour un tombeau commun, puis construisent devant lui
De hauts remparts, pour protéger les vaisseaux et eux-mêmes.
Ils pratiquent dans le mur des portes bien ajustées,
En sorte que les attelages puissent y passer ;
À l’extérieur, tout contre, ils creusent un long fossé,
Large et profond, dans lequel ils plantent des pieux.

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Homère, Dante… journal du jour en beauté

« Ajax, bondissant, perce le bouclier ; traversant
Droit, la pique s’enfonce, repousse Hector en plein élan »
Homère, Iliade, VII, 260-261

Premier bonheur au lever : relire les quelques dizaines de vers traduits la veille. La communion avec un aussi immense poète ne donne que du bonheur. Que du meilleur. Je continue à penser à la Divine comédie, en fait je crois que je vais bel et bien la traduire, malgré les hésitations dont je faisais part la dernière fois. Peu importe si ma théologie n’est pas, loin s’en faut, celle de Dante. D’ailleurs il se peut qu’en la traduisant je la découvre autre que ce dont elle a l’air. Et puis l’essentiel c’est le poème. En écoutant hier un bon documentaire d’Arte sur cette œuvre, j’ai entendu cette phrase qui m’a convaincue de réaliser cette traduction : « l’avantage que les Italiens ont sur nous, c’est que ce texte, c’est eux ». Eh bien moi qui ai un grand-père italien, j’ai envie que ce texte, ce soit moi, aussi. Et pour cela, de le transposer dans ma propre langue, en beauté. Puis ensuite j’écrirai ma propre Divine comédie, au moins aussi belle que celle de Dante, oui, je le peux. Je suis devant toute cette perspective – mes traductions de l’Odyssée, de l’Iliade, de l’Énéide, de la Divine comédie, puis mon écriture de ma propre œuvre nourrie de tous ces prédécesseurs et de mon travail avec eux, comme lorsque, arrivé très haut dans la montagne, on se retourne pour contempler le splendide paysage, à 360 degrés et à des dizaines ou des centaines de kilomètres à la ronde, dans l’air pur et vivifiant, le corps chaud de toute la marche accomplie, bienheureux de ce qui est fait et de ce qui reste à faire, l’esprit tout de lumière, de joie, de liberté.

Quelle belle invention que la roue, décidément ! Faire du vélo est toujours euphorisant, et quand il fait trente degrés comme en ce moment, cela me convient mieux que de courir. Je peux tout faire, et je fais tout ce que je peux faire. Une autre personne dans le documentaire sur Dante, un étudiant, disait qu’il cherchait dans ce poème une expérience de la beauté qu’il ne trouvait pas à faire dans la littérature d’aujourd’hui. Belle remarque profonde. Nous vivons dans un univers de communication, où l’essentiel n’est ni le faire, donc la poésie, puisque c’est le sens premier du verbe poiein, ni la beauté, donc la grâce, mais la communication et l’utilitaire – deux domaines qui sont aussi ceux des faussaires, de la facture faussée, de l’assombrissement des esprits. La bassesse du faux est ce qui nous tue, la grandeur et la beauté du vrai ce qui nous donne vie.

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D’une convergence des luttes qui se voile la face

J’ai entendu brailler à ma fenêtre la manif anti-passe sanitaire qui passait par là, et bien que j’aime photographier les manifs, je me suis bien gardée de descendre. Ces gens m’inquiètent dans le sens où ils font resurgir une France que je voyais dans les films des années 40, bornée, fermée, France du marché noir et des égoïsmes, de la bêtise et de l’aveuglement. Le plus triste est que les pouvoirs en place, spécialement depuis Macron mais précédemment aussi, avec leurs malhonnêtetés en tous genres, ont œuvré à faire sortir du placard du vieux cinéma cette France méfiante et repliée sur elle-même. Bien sûr elle est minoritaire, même si elle se fait remarquer plus que la majorité raisonnable de nos concitoyens de France et d’Europe. Mais inquiétante quand même.

Je suis en train de finir de traduire le chant 6 de l’Iliade. J’ai fini le beau et poignant dialogue d’Hector et d’Andromaque, avec leur bébé au milieu comme signe de vie dans toute cette mort. Je continue à regarder la série Into the West sur le site d’Arte, les atrocités de la guerre contre les Amérindiens et entre Amérindiens et Américains y sont les mêmes que chez Homère, il y a trois mille ans. Qui s’étonne des atrocités commises aujourd’hui n’a jamais rien lu, sans doute. Pourtant ce n’est pas la guerre comme combat armé qui livre le plus laid visage des hommes, mais ce qui est entre la guerre et la paix, et que rend bien Homère dans l’Odyssée en peignant les bassesses des prétendants, ces princes vains. La bassesse est notre principale ennemie, et ce n’est pas seulement dans le « bas peuple » qu’elle recrute, mais tout autant, voire bien plus, dans les élites – pour en revenir aux manifs anti-passe sanitaire, il y a là, cachée et le plus souvent ignorée mais forte, une convergence des luttes entre certaines élites et certaines parties du peuple qui nuit à l’ensemble de la population et de la société.

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Iliade, VI, 119-211 (ma traduction) : écriture et lignée

Cependant Glaucos, fils d’Hippoloque, et le fils de Tydée,
Brûlant de se battre, se rencontrent entre les lignes.
Se dirigeant l’un sur l’autre, ils sont bientôt tout près,
Et Diomède au bon cri de guerre parle le premier :

« Qui es-tu, ô très brave, parmi les humains mortels ?
Je ne t’ai pas vu jusque là au combat qui confère
Gloire ; et maintenant tu fais de tous le pas le plus
Audacieux, en attendant ma lance à l’ombre longue ;
Malheureux, ceux dont les enfants vont à la rencontre
De ma fureur ! Mais si tu es un immortel descendu
Du ciel, je ne combattrai pas, moi, les dieux célestes.
Même le dur Lycurgue, fils de Dryas, n’a pas vécu
Longtemps, quand aux dieux célestes il a cherché querelle ;
Un jour il poursuivit sur le saint Nyséion les nourrices
De Dionysos ivre de délire ; alors elles jetèrent
Toutes ensemble à terre, sous l’aiguillon, leurs thyrses,
Frappées par l’assassin Lycurgue ; dans le flot de la mer,
Dionysos affolé plongea, et Thétys l’accueillit
Dans son sein, apeuré, tremblant fort à cause des cris
De l’homme. Contre lui s’indignèrent les dieux à la vie
Douce, et l’enfant de Cronos fit un aveugle de lui ;
Il ne vécut pas longtemps, de tous les dieux haï ;
Moi donc, je ne veux pas aux dieux bienheureux chercher querelle.
Mais si tu es un mortel qui mange les fruits de la terre,
Approche, et plus vite tu feras l’épreuve de la mort. »

L’illustre fils d’Hippoloque lui répond alors :

« Magnanime Tydéide, pourquoi me demander
Ma lignée ? Comme naissent les feuilles, ainsi naissent les hommes.
Les feuilles, le vent les répand sur le sol, et la forêt
Luxuriante, quand naît le printemps, en fait pousser d’autres ;
Ainsi des hommes : une génération pousse, une autre cesse.
Mais si tu veux bien savoir, et que je t’en instruise,
Quelle est ma naissance, que beaucoup d’hommes connaissent :
Il est une ville, Éphyre, tout au fond d’Argos nourrice
De chevaux, où vivait Sisyphe, entre tous hommes habile,
Sisyphe fils d’Éole ; or il eut un fils, Glaucos,
Et Glaucos engendra Bellérophon sans reproche,
À qui les dieux accordèrent beauté et mâle charme ;
Mais Proitos médita en son cœur de lui faire du mal,
Et il le chassa du pays d’Argos, étant bien plus fort,
Car Zeus avait soumis les Argiens sous son sceptre.
La femme de Proitos, la divine Antéia, s’était prise
D’un fol désir de se mêler d’amour à lui en cachette ;
Bellérophon, bon et sage esprit, ne se laissa séduire,
Alors elle dit au roi Proitos, pleine de mentir :
« Que tu meures, ô Proitos, si tu ne tues Bellérophon,
Qui a voulu se mêler d’amour à moi par effraction ! »
Elle dit, et l’entendant, la colère prit le roi ;
Il évita de le tuer, craignant en son cœur cela,
Mais l’envoya en Lycie, lui donnant des signes funestes,
Ayant écrit sur une tablette pliée maintes lettres
Tueuses, lui ordonnant de les montrer à son beau-père,
Pour qu’il en meure ; il partit pour la Lycie, bien escorté
Par les dieux ; une fois arrivé, sur les bords du Xanthe,
Le roi de l’ample Lycie l’honora, l’âme bienveillante ;
Neuf jours, immolant neuf vaches, il lui fit hospitalité.
Mais le dixième, quand parut Aurore aux doigts de roses,
Il l’interrogea et demanda à voir le message
Qu’il lui apportait de la part de son gendre Proitos.
Et quand il eut reçu de son gendre ce mauvais message,
D’abord il lui ordonna d’aller tuer l’invincible
Chimère, qui n’est pas de lignée humaine, mais divine,
Lion devant, serpent derrière, au milieu chèvre, crachant
Le feu, un feu terriblement puissant et ardent ;
Et il la tua, confiant dans les signes des dieux.
Il combattit les fameux Solymes, en deuxième lieu –
Le plus dur combat où il plongea, dit-il, parmi les hommes.
En troisième il tua, égales aux hommes, les Amazones.
À son retour, le roi lui tissa un piège fourni :
Choisissant les meilleurs hommes de la vaste Lycie,
Il tendit l’embuscade ; aucun ne revint à la maison ;
Car il les tua tous, l’irréprochable Bellérophon.
Quand le roi comprit que c’était d’un dieu le noble fils,
Il le retint près de lui en lui donnant sa fille
Et en lui donnant la moitié de tout son honneur royal ;
C’est un domaine plus grand que les autres que, pour lui,
Taillèrent les Lyciens, produisant le blé comme les fruits.
Sa femme conçut trois enfants pour Bellérophon le brave,
Qui furent nommés Isandre, Hippoloque et Laodamie ;
Aux côtés de Laodamie vint s’étendre Zeus le sage,
Et elle conçut le divin Sarpédon casqué d’airain.
Mais quand Bellérophon fut de tous les dieux pris en haine,
Alors qu’il errait seul par la plaine Aléienne,
Dévorant son cœur, évitant la route des humains,
Arès insatiable de guerre tua Isandre, son fils,
Au cours d’un combat contre les illustres Solymes,
Et Artémis aux rênes d’or, colère, tua sa fille.
Hippoloque m’a engendré, je le dis, je suis son fils.
Il m’a envoyé à Troie, me recommandant avec force
D’être toujours le meilleur et de surpasser les autres,
De ne pas déshonorer la lignée de mes pères,
Qui à Éphyre et dans la vaste Lycie se distinguèrent.
Voilà la lignée et le sang dont je m’honore d’être. »

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Plan de bataille

Homère n’a pas attendu Freud pour savoir d’où vient l’ardeur massacreuse d’Arès. Il envoie Athéna régler le problème, et Athéna le règle en lui lançant une pique dans le bas-ventre. Arès hurle horriblement, et court se réfugier auprès de son père, Zeus, en geignant, en traitant Athéna de folle, et en lui demandant s’il n’est pas indigné par tant de violence – lui qui vient de tuer des hommes en quantité sur le champ de bataille. Zeus le traite de type qui va tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, sur qui on ne peut pas compter, qui n’aime que guerroyer vainement, et lui dit qu’il est le dieu qu’il a le plus en haine. Suivez mon regard.

Fini de traduire ce matin le long chant V. Moins d’un mois pour traduire en vers les cinq premiers chants de l’Iliade, donc. Ensuite je projette de traduire l’Énéide, puis la Divine Comédie. Si tout continue à se passer comme maintenant, j’aurai terminé le tout fin 2022 à peu près. Après ce travail conséquent et cohérent, je me mettrai, inch’Allah, à mon propre chef-d’œuvre.

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