Fontainebleau et Barbizon, images et réflexion + la forêt au trésor de Stevenson

 

La vie c’est la révolution. Certains choisissent de demander des choses au monde ; d’autres, dont je suis, d’avoir des choses à ne pas lui donner. Un bon lecteur me dit que le dernier livre de Murakami semble fabriqué, ou témoigner d’une sérieuse baisse d’inspiration. Quel auteur véritable peut continuer à publier de véritables textes ? L’école tue la lecture, l’édition tue la littérature. Le problème n’est pas aussi aigu partout, mais plus la diffusion est large, plus il est inévitable.

Cette fois, O et moi sommes partis visiter le château de Fontainebleau, puis le village de peintres de Barbizon, où nous avons logé, en pleine forêt.

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En descendant du Transilien à la gare d’Avon-Fontainebleau, nous avons traversé la forêt

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pour aller déjeuner dans un bon restaurant fin, sous une belle fresque murale signée Camille Rousseau

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Puis nous sommes allés visiter le château

fontainebleau 10-mincertes grand et magnifique, mais envahi de napoléonades, horribles meubles Empire et autres souvenirs du parvenu et assassin de masse que nous célébrons en France

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Heureusement certaines parties du château gardent un cachet plus ancien, et la trace de François 1er, avec sa fameuse salamandre, dont j’ai photographié chacun des dizaines d’exemplaires, tous différents

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  Ensuite nous avons passé un bon moment au bord du plan d’eau, à contempler canards, poules d’eau, cygne et carpesfontainebleau 11-min

puis nous sommes partis à la recherche d’un bus pour Barbizon

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Et voilà l’allée intérieure du domaine de Bramefaon, où nous avons logé, dans la forêt :

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la chambre où nous étions

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avec sa salle de bains en mosaïque de tout petits carreaux assemblés un par un il y a un sièclebarbizon 3-min

et la terrasse privative donnant sur la forêt

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Le soir dans le village j’ai photographié cette œuvre que nous allons revoir au jour le lendemain matin (plus bas dans la page)barbizon 5-min

Après un excellent dîner bien terrien chez le boucher de Barbizon, qui tient aussi bonne table (boudin noir-purée et tatin aux prunes pour moi, (gros) tartare-frites et pain perdu au caramel-beurre salé pour O, accompagnés de Moulis au goût de terre et de sel), nous avons retraversé la forêt de nuit, avec les bruits d’un sanglier

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jusqu’à notre chambre où j’ai joué de la photo avec les miroirsbarbizon 7-min

et où nous avons prolongé cette délicieuse ambiance nocturne en nous plongeant ensemble dans la profonde et antique baignoire éclairée aux bougies.

Le matin, à la fraîche, j’ai fait mon yoga dans la clairière, en plein air. Quel bonheur, quelle grâce, d’ouvrir les yeux après shavasana (« posture du cadavre », relaxation finale couchée sur le dos), et de voir le ciel limpide et la lune paisible entre les cimes des hauts conifères !

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Et nous sommes de nouveau allés dans la forêt, avant de rejoindre le village.barbizon 9-min

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barbizon 12-minRobert Louis Stevenson, l’un des mes auteurs préférés, a vécu quatre étés consécutifs ici, au temps de la deuxième génération des peintres de Barbizon, après la mort de Millet. Faisons halte pour citer la fin du dernier des textes qu’il y écrivit, rassemblés en bilingue (traduits par Pierre Bordas et Jacques Chabert) sous le titre La forêt au trésorTreasure Forest, par les Editions Pôles d’images, installées à Barbizon et désormais disparues – mais leur fonds est vendu au musée Millet, où j’ai acheté le livre et dont nous verrons plus loin une image) :

« Et voici maintenant une vieille histoire propre à exalter la gloire de la forêt française, à frapper l’imagination et à vous conforter dans le projet d’une retraite loin du monde. À l’époque où le roi Charles VI chassait près de Senlis, du temps de sa folle adolescence, un vieux cerf fut capturé ; il portait autour du cou un collier de bronze sur lequel ces mots étaient gravés : Caesar mihi hoc donavit [César m’a fait ce cadeau]. Il ne fait aucun doute que l’esprit des hommes présents fut ému par cet événement et qu’ils restèrent pantois de s’être trouvés entrant ainsi en contact avec des âges oubliés, alors qu’ils poursuivaient une telle antiquité avec meute et son du cor. Quant à vous, ami lecteur, ce n’est sans doute guère par simple curiosité que vous méditez sur le nombre de siècles au cours desquels ce cerf a promené librement ses bois à travers la forêt, et sur le nombre d’étés et d’hivers qui ont brillé ou neigé sur l’impériale médaille. Si l’étendue de cette auguste forêt pouvait ainsi protéger un grand cerf des hordes et des meutes, ne pourriez-vous pas, vous aussi, jouer à cache-cache dans ces futaies avec tous les tourments et les vicissitudes de la vie humaine, et vous soustraire à la Mort, toute-puissante chasseresse, pour un temps plus long que celui qui est imparti à l’homme ? Ici aussi, ses flèches tombent comme grêle, et jusque dans la plus lointaine clairière résonne le galop de son cheval blafard. Mais la Mort ne chasse pas en ces lieux avec toute sa meute, car le gibier y est maigre et rare. Pour peu que vous soyez vigilant et circonspect, si vous vous tenez à l’abri dans les plus profonds halliers, qui sait si, vous aussi, vous ne pourrez pas vivre dans les générations futures et étonner les hommes par votre vigueur et le triomphe que peut donner un succès éternel.

Ainsi, la forêt vous retire toute excuse d’accepter de mourir. Rien en ces lieux ne peut limiter ou contrecarrer vos libres désirs. Ici, aucune turpitude du monde querelleur ne peut plus vous atteindre. Tel Endymion, vous pouvez compter les heures grâce aux coups de hache du bûcheron solitaire, aux mouvements de la lumière et de l’ombre, ou encore grâce à la position du soleil, dans son ample course à travers le ciel dégagé. Vos seuls ennemis seront l’hiver et le mauvais temps. Et si une douleur se fait sentir soudain, ce ne sera qu’un tiraillement d’estomac, signe d’un salutaire appétit. Tous les soucis qui vous harcèlent, tous les repentirs qui vous rongent, tout ce bruit que l’on fait autour de devoirs qui n’en sont pas, s’évanouiront purement et simplement dans la paix somptueuse et la pure lumière du jour de ces bois, comme une défroque dont on se débarrasse. Si, au hasard de votre course, vous atteignez le sommet d’une éminence, là où le grand vent frais vous enveloppe et là où les pins entrechoquent leurs longues ramures comme de maladroites marionnettes, votre regard pourra alors s’évader loin dans la plaine et apercevoir une cheminée noire d’usine se découper sur l’horizon pâle. Vous aurez la même impression que le sage et simple paysan qui, conduisant sa charrue, déterre des armes et harnachements anciens du sillon de sa terre. Ah ! c’est sûr, quelque combat a dû jadis avoir lieu ici et c’est sûr aussi, il existe là-bas un monde où les hommes s’affrontent dans un concert de jurons, de larmes et de clameurs hostiles. Voilà ce dont vous prendrez conscience, avec un effort d’imagination. Une rumeur vague et lointaine, qui semble se souvenir des guerres mérovingiennes ; une légende, semblant tirée de quelque religion disparue. » [a legend as of some dead religion].

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Reprenons le cours de notre visite, qui nous a menés à la Besharat Gallery, musée Besharat et à sa belle collection d’art contemporain.

O y a particulièrement aimé les œuvres de Jean Arcelin, comme celle-ci :

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  J’ai aimé y trouver des œuvres de Jean-François Larrieu, comme celle-ci :barbizon 15-min

Les sculptures d’Ugo Riva nous ont beaucoup plu :barbizon 16-min

Et voici celle de Mauro Corda, que j’avais photographiée la veille dans la nuit (voir plus haut) :

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Également impressionnantes, les sculptures de Dario Tironi, composant des figures humaines à partir d’objets récupérés :

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Il y a aussi dans le musée beaucoup de choses amusantes, comme ce petit objet : un sanglier-coquillage chevauché par un couple japonais en train de faire l’amour :

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Derrière ce taureau de Valey Shende, quel est le seul homme vivant de l’image ?   barbizon 21-minO, agenouillé en train de photographier un vélo avec bouteille de champagne en guise de gourde.

Et moi, devant une tête de Samuel Salcedo :

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Nous avons poursuivi la visite à quelques pas de là, dans un lieu de la même galerie dédié aux splendides, très humaines images du photoreporter Steve McCurry (fameux pour son portrait de la jeune Afghane aux grands yeux): barbizon 23-min

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L’église du village est en fait une grange transformée en chapelle. Une messe dans la forêt y était annoncée.barbizon 26-min

Et voici l’une des pièces du musée Millet, peintre de l’Angélus qui fascina notamment Van Gogh, installé dans ce qui fut sa maison et son atelier :barbizon 27-minHier et avant-hier à Fontainebleau et à Barbizon, photos Alina Reyes

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Centre Pompidou, images du musée et d’alentour

beaubourg 1-minLes jeunes filles et moi avons fait un tour dans le quartier, à la rencontre de son art des rues, avant d’aller voir les riches collections du musée. beaubourg 2-min

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beaubourg 4-minAprès un déjeuner en terrasse au bord de la fontaine aux sculptures de Niki de Saint-Phalle et de Jean Tinguely, devant les fresques de Jef Aérosol et de Shepard Fairey, nous avons contemplé Paris depuis les escalators qui conduisent au musée

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J’y ai photographié quelques œuvresbeaubourg 6 natalia gontcharova-minNatalia Gontcharova, Les lutteurs

*beaubourg 7 bram van velde-minBram van Velde, Neige

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beaubourg 9 sonia delaunay-minSonia Delaunay, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

beaubourg 8 robert delauney-minJean Delaunay, Rythme sans fin

*beaubourg 10 kandinsky-minDeux Kandinsky, Improvisation 3

et Jaune-rouge-bleu

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beaubourg 12-minDeux jeunes filles croquant les œuvres qu’elles aiment au long du parcours

*beaubourg 13 breton-min« Le mur », la collection de l’atelier d’André Breton

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beaubourg 14 nikki de saint phalle-minLa mariée de Niki de Saint-Phalle, avec le buste de sa robe plein de jouets

*beaubourg 15-minLes trois visiteuses dans le kaléidoscope

Du niveau 5, nous sommes ensuite allées au 6 voir l’exposition « Préhistoire » qui nous a beaucoup déçues (voir ma note d’hier, actualisée avec notamment une citation de Léonard de Vinci). Du coup les jeunes filles ont eu envie de partir (et j’étais en colère contre les commissaires qui ont si mal présenté le sujet au public, notamment aux jeunes), mais une prochaine fois je retournerai au Centre pour voir les collections du niveau 4

photos Alina Reyes

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Enki Bilal gare de Lyon en 30 images (et réflexion sur la vie et la mort)

 

J’ai découvert par hasard hier une magnifique exposition d’une trentaine d’œuvres d’Enki Bilal gare de Lyon. Je les ai toutes admirées et photographiées. Les gens passent devant sans les voir – alors que beaucoup, sur injonction publicitaire, sont prêts à payer cher et à faire la queue pendant des heures pour aller voir telle ou telle « expo » dans tel ou tel musée. Ainsi beaucoup de gens passent-ils aussi à côté de la vie, ce qui éclate au grand jour dans leur peur de la mort, comme on le voit ces jours-ci à propos de Vincent Lambert avec les religieux et autres insatisfaits qui se voient au miroir de cet homme incapacité et lui refusent le droit de mourir parce qu’ils ne se sont pas accordé le droit de vivre pleinement. Les gens qui préfèrent les positions sociales à la vie sont comme ceux qui obéissent à l’injonction d’aller voir ceci ou cela et sont incapables de voir ce qui est autour d’eux, au quotidien. Ce n’est pas pour rien que le verbe connaître dans la Bible signifie avoir des relations charnelles avec quelqu’un. Celui qui n’a pas de relations charnelles avec quelqu’un (sexuelles pour les rapports amoureux, ou d’autres formes de présence réelle, de contact, pour les autres formes de rapports) ne le connaît pas ; et s’il croit le connaître quand même, il se trompe énormément, tout le temps, profondément. Ainsi en va-t-il du macronisme, qui comme toute idéologie est une espèce de masturbation mentale stérile, passant à côté de la vérité sans la voir, sans la connaître, en se trompant constamment sur elle. Les politiques de la mort mentale et physique s’emploient à détruire la vie, et la mort naturelle qui en fait partie. Ce monde d’enfants gâtés est un monde de peureux, accrochés à la vie minimum comme aux jupes de leur mère, jusqu’à l’indignité. Enki Bilal est de ceux qui sauvent l’honneur en célébrant la beauté, l’amour, la vie entière sans peur et sans reproche.

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Enki Bilal à la gare de Lyon hier, photos Alina Reyes

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Grandes lectures d’été, annonce

eau-forte de Leonor Fini pour l'édition très incomplète du "Manuscrit trouvé à Saragosse" par Roger Caillois

eau-forte de Leonor Fini pour le « Manuscrit trouvé à Saragosse »

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L’été est propice aux grandes lectures. Grandes par la taille et par l’importance. J’aime consacrer mes étés à un grand texte ou à un grand auteur que je lis ou relis. L’été dernier j’ai lu Le Kalevala, la splendide épopée finnoise. Pour cet été, je prévois Les sept piliers de la sagesse de Lawrence d’Arabie, et le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki, que je viens de relire mais que je vais relire encore, dans une autre édition que j’ai commandée en bibliothèque. Pour Les sept piliers, j’ai l’original en ebook et une traduction française en papier. Dans sa préface au Manuscrit, René Radrizzani écrit : « Tout se passe comme si Jean Potocki, à l’instar d’un certain Ts’ui Pen dont parle Borges, avait voulu écrire un roman qui eût encore plus de personnages que le Hung Lu Meng, et construire du même coup un labyrinthe dans lequel tous les hommes se perdraient. »

Eh oui. Car il faut les faire se perdre pour leur donner une chance de (se) trouver. Voilà bien de quoi parlent, je pense, ces deux chefs-d’œuvre dont je compte parler ici au fil de ma lecture. Notons que le Hung Lu Meng, Le rêve dans le pavillon rouge, eut d’abord pour titre Les Mémoires d’un roc, ou Histoire de la pierre.

À suivre, dans le labyrinthe, toujours.

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« douce, pesante et tendre ». Marcel Brion, « La Ville de sable » (extrait)

J’ai passé mon enfance dans une ville « ressuscitée d’entre les sables » – c’est sa devise. C’est aussi à ce titre que le roman de Marcel Brion, dont j’ai donné un premier extrait il y a quelques jours, me parle – comme me parle Le livre de sable de Borges. J’ai fini de le lire à l’hôpital, ainsi que de relire Le Manuscrit trouvé à Saragosse, dont j’espère reparler. D’ici là, voici un extrait de La Ville de sable, que je donne dans la série « L’amour en livres ».

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Victor Brauner, "À la découverte de la conscience", 1956

Victor Brauner, « À la découverte de la conscience », 1956

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« Les tâtonnements de deux corps qui s’ajustent l’un à l’autre comme les deux moitiés d’un être divisé qui, depuis longtemps, aspiraient à se rejoindre, se mêlaient à la houle nocturne. Il fallait retrouver la respiration même de la terre, connaître le secret du grand serpent qui soulève les vagues de la mer en déroulant ses anneaux, nager avec le vent, se reposer sur les nuages, se balancer à la manière des arbres. S’oublier soi-même, et faire appel à toutes les puissances mystérieuses qui habitent entre le monde souterrain des métaux et le plan des étoiles. Consentir à n’être plus individu ni volonté, flotter vers les cimes des peupliers, tomber avec les cascades, glisser le long des canaux de la sève dans le tronc d’un jeune arbre, bondir hors du ciel comme une étoile filante. Se tenir nu, sur le rivage de la nuit, à la pointe d’un promontoire qui surplombe l’éternité ou le néant. Attendre, humble et vigilant, la montée des bras qui sortiront des ténèbres pour m’étreindre.

Elle s’est couchée près de moi, silencieuse, sans trouble. Lourde comme la terre, mouvante comme une fumée. J’attendais une parole, un chuchotement, pour renoncer aux songes ; on eût dit que son silence même respectait les plis de ce vêtement de rêves que la nuit avait jeté sur moi. Elle était venue non pour détruire la nuit, mais pour l’accomplir, pour la conduire à sa plus haute cime, pour m’aider à trouver la lumière qui va poindre au-delà des extrêmes ténèbres. Je me taisais, maîtrisant les bonds de mon cœur, et bientôt, conquis par cette quiétude d’ombre, je me calmai, je laissai s’élargir ce sombre bonheur qui montait de l’invisible, cette caresse qui était l’haleine de la terre et l’évidence de l’éternité.

Mes mains cherchèrent des formes dans la nuit. Elles allaient au-devant des signes qui devaient venir. Elles demandaient à l’espace les masses mouvantes d’un corps. J’avais eu, tout à coup, besoin d’une certitude charnelle. Il fallait enfermer dans un seul contour cette immense joie que la nuit – j’en avais eu la terrible angoisse – allait peut-être ramener vers elle, me laissant solitaire et désespéré, comme un naufragé que la dernière vague lance sur le sable. Mes bras se refermèrent autour d’un être invisible qui sentait l’herbe fraîche, la mousse, les fleurs naïves, la terre ouverte par la charrue. Une haleine étrangère se posa sur ma bouche, des cheveux coulaient leurs grappes fruitées le long de mes joues. Ce corps étroit et souple devint tout à coup très lourd, s’immobilisa, pareil à un jeune arbre que saisit l’appréhension de l’orage, ramena mon corps vers la terre et l’y enfonça. Ce fut comme si la nuit s’était aplanie sur moi, douce, pesante et tendre, comme si le ciel s’arquait au-dessus de mon corps, pour s’y enfoncer. J’écoutai encore le clapotement des peupliers dans le jardin, jusqu’au moment où le halètement d’une grande joie me fit trembler ; ce visage frais me brûlait, cette poitrine m’écrasait et m’attirait en même temps vers les espaces immenses. Il me sembla que notre vertige allait féconder des astres et lancer des nébuleuses nouvelles à travers un ciel non nommé.

Nous étions heureux comme si nous avions pris place parmi les constellations. Nos corps unis dérivaient, pareils à des nageurs qui s’enlacent ensemble pour descendre les grands rapides. Le même courant nous portait d’une rive à l’autre, nous roulait dans le même torrent. J’avais dans mes oreilles le bruit des cascades qui tombent des roches très hautes. L’embouchure du fleuve était proche, avec la mer plate et mouvante comme une prairie. Le vent soufflait, bousculant de larges vols d’oiseaux blancs.

L’aube vint. Alana dormait, la tête posée contre mon épaule. Son bras était étendu en travers de ma poitrine, l’étoile appuyée sur mon cœur. Son sommeil avait pris je ne sais quelle grâce enfantine. Quand l’aurore descendrait des arbres apaisés, pénétrerait dans notre chambre, il n’y aurait plus qu’une très jeune fille dont la lente respiration me faisait frissonner. Elle était entrée avec le jusant des astres, la chute des météores, la fuite des étoiles filantes. Les métaux ardents qui tombent du ciel se refroidissent lentement dans la bonne terre ; ainsi se tranquillisait-elle, maintenant, bercée par cette confiance puérile qui ignore les périls de la nuit et les trahisons du jour. Je n’éprouvais aucune surprise à retrouver cette étrangère blottie contre moi ; sans doute avait-elle été là, de toute éternité, sûre et fraîche comme un arbre en fleurs. »

Marcel Brion, La Ville de sable, Albin Michel 1959

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Joan Miro, "Femme, étoiles", 1944

Joan Miro, « Femme, étoiles », 1944

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« Jeunes Artistes en Europe. Les Métamorphoses » à la Fondation Cartier

 

Comme toujours, trouver un Vélib a pris du temps, les stations sont vides ou les vélos cassés, depuis que Anne Hidalgo a eu la fameuse idée de changer un service qui fonctionnait très bien depuis des années pour un autre qui n’a pas fonctionné pendant des mois et fonctionne désormais très mal tout en étant plus cher. Les changements et autres métamorphoses ou renaissances, comme dit l’autre, quand c’est pour que ce qui était devienne pire, on s’en passerait. L’Europe a toujours existé et elle continue à exister en-dehors des politiciens médiocres, voire mauvais, qui prétendent s’en charger. Bref, je suis allée voir l’exposition des œuvres de quelques jeunes artistes européens à la Fondation Cartier, un lieu que j’aime bien, pour avoir une plus belle vue du jour que celle des panneaux de fer et de leurs tristes affiches devant les bureaux de vote.

 jeunes artistes en europe 3-minKostas Lambridis (Athènes)

*jeunes artistes en europe 4-minKris Lemsalu (Tallinn)

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jeunes artistes en europe 6-minCharlie Billingham (Londres)

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jeunes artistes en europe 7-minKasper Bosmans (Amsterdam et Bruxelles)

*jeunes artistes en europe 8-minAlexandros Vasmoulakis (Athènes)

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jeunes artistes en europe 10-minKris Lemsalu (Tallinn)

*jeunes artistes en europe 11-minMiryam Haddad (Damas et depuis 2012, Paris)

*jeunes artistes en europe 12-minEvgeny Antufiev (Moscou)

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jeunes artistes en europe 14-minRaphaela Vogel (Berlin)

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jeunes artistes en europe 16-minMagnus Andersen (Bruxelles)

*jeunes artistes en europe 17-minTenant of Culture (Londres)

*jeunes artistes en europe 18-minNika Kutateladze (Tbilissi)

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Et d’autres encore, que je n’ai pas photographiés. Sans compter les vidéastes. Beaucoup d’œuvres très intéressantes, et parlantes sur l’état d’esprit actuel – à la librairie, j’ai vu notamment le recueil d’articles de Milena Jesenska, Vivre, qu’il reste nécessaire de lire (ici vous pouvez aussi lire gratuitement mon livre sur Kafka et Jesenska, qui en reprend l’esprit).

Si vous pouvez y aller, c’est jusqu’au 16 juin.

Pour finir, l’autoportrait du jour avec t-shirt Totoro et autres symboles, depuis le jardin de la Fondation :

jeunes artistes en europe 1-minaujourd’hui à la Fondation Cartier, photos Alina Reyes

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La Joconde et l’Homme au sable

 

Dans le conte d’Hoffmann L’Homme au sable, où tout tourne autour de la question du regard, il est dit des yeux de Clara, l’une des deux femmes de l’histoire, qu’ils ressemblaient « à un lac de Ruisdael, où se réfléchit le pur azur d’un ciel sans nuages, le bois et la plaine fleurie, tout l’aspect vivant et coloré d’un riant et frais paysage. » Si l’on songe, en le lisant, à la Joconde, le texte d’Hoffmann, établissant ici une analogie entre des yeux et un paysage, et plus généralement faisant continuellement jouer le vis-à-vis regard-regardée, figure-reflet, animé-inanimée, réel-représentation, réalité-illusion, personne-artefact, être de chair-œuvre d’art, ce texte ouvre et éclaire le portrait de Monna Lisa de perspectives sans fin.

Hoffmann poursuit avec ces phrases qui pourraient s’appliquer directement à la Joconde : « Poètes et compositeurs renchérissaient encore et disaient : « Que parlez-vous de lac, ou de miroir ! Pouvons-nous jeter un seul regard sur cette jeune fille sans être frappés des accents célestes, des mélodies merveilleuses qui rayonnent dans ses yeux et qui nous pénètrent si profondément que tout notre être en est ému et inspiré ? Si nous ne faisons rien de vraiment beau, c’est qu’en général nous ne valons pas grand’chose, et cela nous le lisons clairement dans ce fin sourire qui voltige sur les lèvres de Clara, quand nous avons l’impertinence de lui rabâcher de ces lieux communs qu’on a la prétention d’appeler de la musique ou de la poésie, bien que ce ne soit qu’un vain assemblage de sons vides et confus. »

Regard céleste et fin sourire renvoient donc l’homme, après une extase, à sa petitesse et à son ignorance, dans un monde déstabilisé par une relativisation que nous pourrions dire encore une fois digne de la théorie d’Einstein. La « quiétude naturelle de Clara, son regard clair et son sourire plein d’une finesse ironique semblaient dire : « Mes chers amis ! Comment pouvez-vous prétendre me faire considérer comme des figures réelles, douées de vie et de mouvement, vos fantômes passagers et vaporeux ?… »

Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui est illusoire ? Le texte redouble la question avec la figure de l’autre femme, Olympe, qui, apprend-on, n’est en fait qu’un automate fabriqué par un alchimiste, avec des yeux récupérés, et qu’on retrouve finalement « assise à la porte d’une jolie maison de campagne auprès d’un homme agréable, sa main dans la sienne, avec deux beaux enfants jouant devant elle. »

Qui est le plus réel ? Le mortel ou la mortelle qui regardent la Joconde, ou la Joconde qui, depuis des siècles, avec un fin sourire, plante ses yeux dans ceux des mortels et des mortelles qui passent devant elle ?

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Mon texte précédent sur la Joconde est ici.