Les Terres fortunées de Sarane Alexandrian

photo ;usikGroupe de théâtre musical, Bagdad, années 1920

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Un matin j’ai traversé Paris pour aller dire adieu à Sarane Alexandrian, arrivé au terme d’une longue et discrète vie de combattant pour l’art et la poésie. Il n’y a pas si longtemps, mais cela me revient maintenant comme une petite chute de film surréaliste qui viendrait s’insérer, de façon subliminale et subversive, dans la Grosse Production adorée chaque jour par des milliards d’âmes humaines.

Après un long trajet en bus j’arrive à proximité du Père-Lachaise, c’est encore tôt le matin, on sent cette fraîcheur de l’air et de la vie, y avait-il ce jour-là, à cette heure-là, la très longue queue de démunis que l’on voit régulièrement devant le cimetière, attendant la distribution de sandwiches ? Je marche dans les allées en suivant la direction du crématorium, je descends dans une salle en sous-sol où ses amis sont réunis. « Le feu va brûler le feu », dit le poète Christophe Dauphin. Puis l’artiste Anastassia Politi, toute grâce, s’approche du cercueil posé là comme un piano, ou bien le monolithe noir de Stanley Kubrik. Elle se penche, sa main esquisse une caresse au-dessus du bois, elle se dépouille de sa longue robe noire, apparaissant en longue robe blanche, pieds, épaules et bras nus ; et elle lit, entrecoupés de ses chants grecs mélancoliques, des passages d’un livre de Sarane, Les terres fortunées du songe, hommages aux quatre éléments. Avant de partir je laisse dans le cahier un mot de bon voyage et d’amitié, puis je remonte à l’air libre. Il pleut un peu, très doucement, juste le temps de rejoindre la sortie. Je descends du bus au bord de la Seine et je contemple l’eau où jamais l’on ne se baigne deux fois, en me rappelant Sarane, son sérieux enfantin, son élégance soignée, sa grâce qui s’ignorait, sa conversation toujours enjouée. Un homme élevé jusqu’à six ans à la cour du roi à Bagdad, parmi les femmes du harem et les biches des jardins, on n’en rencontre pas tous les jours. Dans sa jeunesse il a quitté cette atmosphère de Mille et une nuits pour Paris, où il n’allait pas tarder à replonger dans le rêve : à vingt ans il rejoignait Breton et s’engageait dans l’aventure surréaliste. Je reconnais l’œuvre de Breton, même s’il est trop grave et bourgeois à mon goût, si j’aime mieux la radicalité d’Artaud ou de Daumal ou des Slaves de ce siècle où le monde s’en allait à la dérive. Sans le savoir nous sommes toujours portés perdus en mer, et nous avons un besoin criant de poètes de leur trempe.

La dernière fois que j’ai rendu visite à Sarane, j’ai traversé Paris par des métros bondés, dans une alternance de nuages et chaleur qui ont fini par se mêler en grand vent, jusqu’à son immeuble d’une rue calme du XVIIème arrondissement. Solidement planté et vêtu d’un pull multicolore, il m’a reçue avec sa gaieté habituelle dans son bureau, c’est-à-dire la pièce de l’appartement que toute personne ordinaire aménage en salon. Aux murs toujours des tableaux de sa femme Madeleine Novarina, une toile de Ljuba, l’un des nombreux artistes sur l’œuvre desquels il a écrit un livre, une grande photo noir et blanc de Macha Méryl à cinquante ans, en buste, nue, toute sourire, très belle, de jolis seins frais. Et bien sûr des bibliothèques. Sur sa table une nouveauté, l’ordinateur portable.

On a bu du vin doux de Samos en se rappelant nos dernières rencontres dans des cafés avec des poètes, et puis on a parlé de Supérieur Inconnu, il m’en a donné un numéro avec son éditorial : « Il n’y a aucune autre revue au monde, assurément, disait-il, qui est financée par les lettres de Breton, Bataille, Char, Magritte et leurs pairs. Cela donne un caractère sacré à cette nouvelle série : quiconque y collabore, quiconque en achète un numéro ou s’y abonne, rend hommage à ce comité de soutien invisible qui est au-dessus de moi. »

Soufflait autour de lui un esprit de gratuité, une rare alliance de bienveillance et de rigueur, de mémoire et de goût du présent, de fidélité et d’ouverture. Sarane, continue à te rappeler à moi quand j’écris, je te prie, comme tu le faisais de temps en temps. Nous avons tant besoin de nous souvenir de la fraîcheur d’avant la Grosse Production. Je suis rentrée à pied en traversant lentement le Jardin des plantes. Le ciel était bleu, les terres fortunées songeaient par brassées de verdures parfumées, d’enfants, d’hommes et de femmes qui déambulaient dans la paix lumineuse et tendre.

extrait de Voyage, que je suis en train de réviser

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Surréalisme et surrection

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Des si belles poutres apparentes du surréalisme, j’en vois deux, l’une nommée niaiserie et l’autre dogmatisme, qui m’inspirent quelque méfiance envers la fiabilité générale de la charpente et me font préférer Dada, plus brut, le Grand Jeu, plus risqué, ou des personnalités périphériques telles Arthur Cravan ou Antonin Artaud, qui réellement vécurent la poésie au lieu de se faire plaisir à la tripoter et jouer à faire « comme si ». Comme si l’on vivait vraiment dangereusement, poétiquement, alors que l’on est fort bien installé, et surtout préoccupé de maintenir une position acquise par quelques habiles manipulations de concepts et de personnes. À cet égard, Breton n’est ni le pire ni le dernier de cette tendance française à produire de la pensée de (grande) surface – une tendance qui n’a fait que se développer et croître avec la médiatisation.

C’est bien ce que signalent ces deux poutres traîtresses, mais non maîtresses, ce qu’elles disent non des surréalistes, qui furent divers, mais du surréalisme. La tendance à la niaiserie, qui se manifeste par un foi complaisante en toute une bimbeloterie littéraire et spirituelle comme l’exaltation un peu douteuse de l’amour fou, la pratique du cadavre exquis ou l’intérêt pour l’astrologie, sent son art épate-bourgeois ; tandis que le dogmatisme guindé de Breton fleure son chef d’entreprise autoritaire, sinon paternaliste.

Breton est un révolutionnaire avec-culottes, bourgeois fin et lettré tout à la fois décidé à se libérer des carcans et à régner. Il a su reprendre Dada, l’éduquer comme on éduque un enfant turbulent, lui donner une culture originale en lui faisant redécouvrir œuvres et auteurs négligés par l’Histoire et l’Académie, en faire un jeune homme brillant, délicieusement subversif mais tout de même acceptable en société, voire très prisé dans les salons. Indéniablement la voix de son maître empêtre souvent le surréalisme dans le-surréalisme-pour-le-surréalisme, alors que son ambition proclamée est le surréalisme pour la vie.

Le phénomène se produit dans toutes les écoles – combien de situs ne voit-on faire, à leur corps et esprit défendants bien entendu, du situationnisme-pour-le situationnisme ? Pourtant le surréalisme fut et reste une aventure et une force magnifiques, grâce à la multitude de grands artistes qu’il sut inspirer, grâce à son universalisme, à sa puissance de pénétration des inconscients, puissance à la fois immédiate et durable qui en fait une expérience toujours à renouveler et réinventer, toujours actuelle. Contrairement au Nouveau Roman par exemple, le surréalisme vieillit bien parce qu’il ne vieillit presque pas, parce que malgré ses impasses il est un mouvement perpétuel, un œuf constamment prêt à éclore, un chemin toujours de nouveau à défricher. Et ceci autant du fait de ses faiblesses et de ses facilités, qui le rendent accessible par bien des voies, que par sa qualité essentielle : être une invitation permanente aux noces très intimes de l’art et de la vie.

Le surréalisme est toujours vivant, mais non pas où il perpétue les procédés qui l’ont fondé. Il est vivant là où justement l’on ne songe généralement pas à l’appeler surréalisme. Il est vivant où il se dépasse, perd ce suffixe en isme qui en fait un système vite stérilisant, vidé de ressort. Sarane Alexandrian m’offrit son amitié, m’ayant trouvée surréaliste. Mais peut-être suis-je surtout surréelle, irradiant le féminin de virilité. Mon art, nourri de mille racines et radicelles courant dans la chair des eaux, des terres, des cieux, je l’appelle surrection, car j’aime être à la fois livrée au monde et tendue en lui.

*22 avril 2017 : plus je lis ou relis Breton, plus je le trouve à relire, astringent, bénéfique. Honneur à lui, vrai combattant.

Ce que dit le nard de Marie

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Photo prise par Luc Joubert en 1998, deux ans après la naissance de mon quatrième fils, dans l’atelier de Claude Mary, l’un des sculpteurs pour qui posa mon cousin Libero, également photographié par Luc. « Tu as de belles cuisses », me dit Sarane Alexandrian quand il la vit, et je ris. Mon corps est plein d’esprit.

Il ne faut pas croire que les corps ressusciteront à partir des cadavres. C’est une image qui induit en erreur. Les corps ressusciteront à partir de leur vivant, après qu’ils seront morts et enterrés ou incinérés ou mangés ou noyés ou décomposés par n’importe quelle voie. J’expliquerai cela dans un prochain livre.

Soyez heureux, vous êtes éternels. Jusqu’au Jour du départagement.

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Présence

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« Une élève arrive la première pour allumer le poêle, puis ce petit homme à la présence étonnante enlève ses habits de rapin et grimpe sur la selle. L’atelier se remplit de sa masse et devient la forêt où se dresse l’arbre, le ciel d’où naît l’orage. La nature s’impose.

C’est la première heure de pose, Nardone est là (…) »

Bénédicte Garnier, Libero Nardone ou l’homme est un paysage, photographie de Luc Joubert, dans la revue de Sarane Alexandrian Supérieur Inconnu, juillet-décembre 1998

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