Respiration

Plateau de Lumière. Photo Alina Reyes

 

Notre Dame de Lumière siège

dans ma poitrine et je respire

Je sens immensément, frères,

soeurs, vos âmes frémissantes,

qui s’unissent à la mienne

dans la vaste demeure, attente

ouverte en notre coeur. Vienne

sous vos pas la splendeur que le roi

déroule pour la reine, voici le souffle

infime et infini, passant

de l’un à l’autre de nous, pauvres

bienheureux, bénir notre invisible union.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 16) La démangeaison

un village français. Photo Alina Reyes

 

On peut crier, en se grattant furieusement une furieuse démangeaison. Crier de quoi ? De rage d’assouvir son désir de réduire la démangeaison tout en éprouvant son feu. C’est ainsi que crient les personnages de Sade, enchaînés à leurs scénarios morbides et complexes, quand ils grattent via leurs sexes leurs cerveaux torturés, à si grand peine en quête de jouissance. Croyant que le grattage est l’horizon indépassable du plaisir. C’est ainsi qu’on vend aux gens des tickets de loterie et tout autre excitant à disposition dans les supermarchés, boutiques et médias. C’est ainsi que des piqûres de moustique déclenchent chez eux de nerveuses envies de « paradis ». C’est aussi ce qui se passe avec la politique, en particulier pendant les périodes d’élections, et de crise. Tout le monde se met à se gratter, voici Français le temps que vous aimez tant, le temps de la grande partouze de grattage !

En ce dix-neuvième siècle où nous sommes arrivés depuis quelque temps en suivant l’ouvrage de Lubac, nous retrouvons cet état d’esprit dans ce qui reste de l’héritage fort déformé de Joachim, à travers des oeuvres où se combinent lourdement fatras spirituel et idéologies politiques. Ce dix-neuvième siècle qui n’en finit pas de ne pas finir, dirait Muray – voyez ce qu’écrivait George Sand – sans distance critique hélas -, citée par Lubac :

« Comment s’appelle la religion ? Elle s’appelle République. Quelle est sa formule ? Liberté, Égalité, Fraternité. Quelle est sa doctrine ? L’Évangile, dégagé des surcharges et des ratures du moyen âge… Quels sont ses prêtres ? Nous le sommes tous. » (t.2, p.185)

C’est dans Consuelo, mais n’est-ce pas un discours de ce début de vingt-et-unième siècle ? Un « progressisme » de cent cinquante ans au moins… Pour cela Satan, « cette mystérieuse allégorie », doit être réhabilité. « Loin d’être l’adversaire du Christ », dit Lubac commentant et citant toujours Sand, « il mène la révélation du Christ à son terme, en luttant contre toutes les forces qui l’obscurcissent et l’empêchent de s’épanouir. C’est lui qui de siècle en siècle déroule la chaîne de l’hérésie, la chaîne unique des « saintes hérésies ». Il est « l’esprit de contestation et de liberté qui permet à l’humanité d’avancer ». Il n’est donc pas « l’ennemi du genre humain, mais au contraire son protecteur et son patron ». En un sens, il est supérieur au Christ ; en un autre sens, il n’est pourtant qu’un avec lui. » (p.183)

Dans Spiridion, voici le passage où « les vengeurs terribles », raconte Lubac,  « entrent dans l’église. Bientôt un groupe de soldats ivres force la porte, ils pillent les autels, brisent un crucifix, le foulent aux pieds en chantant ; ils tuent Alexis [le moine], qui a toutefois le temps de dire à son disciple : « Mon fils, ceci est l’oeuvre de la Providence, et la mission de nos bourreaux est sacrée, bien qu’ils ne la comprennent pas encore… C’est au nom du sans-culotte Jésus qu’ils profanent le sanctuaire… Ceci est le commencement du règne de l’Évangile éternel prophétisé par nos pères… » Sur quoi il expire. » (p.171)

Il expire dans sa jouissance morbide et abortive comme dans une sadique petite mort. Car « cette société » dont ils rêvent, comme dit Lubac « les suscitant toujours à nouveau », veut « les faire à chaque fois jouir de ses nouveaux progrès, travailler encore à des progrès nouveaux. » Jouir de chimères en vérité, et de fait ne jamais jouir, confondre jouir et courir après l’impossible assouvissement dans la démangeaison toujours répétée, le mal toujours recommencé, seul véritable objet du « progrès », laissant toujours plus amer et plus insatisfait.

Si les croyants mettaient davantage de passion à parler de Dieu et à le chercher qu’à discuter et s’échauffer de politique, ils seraient en voie de devenir vraiment libres et de répandre la liberté, au lieu de s’aliéner toujours et encore. L’un des inspirateurs de George Sand, après Lammenais dont nous avons déjà parlé, fut Pierre Leroux, qui écrivait :

« Si Jésus est l’Humanité, c’est l’Humanité qui nous sauve, ce n’est pas Jésus. » (p.143) Et : « nous ne sommes plus les fils de Jésus ni de Moïse », mais « les fils de l’Humanité ». (p.146) « Les chrétiens, pendant dix-huit siècles, écrit aussi Leroux, ont marché vers la vie future au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. La Philosophie, expliquant leur formule, nous apprendra à marcher vers l’avenir au nom de la Réalité, de l’Idéal et de l’Amour. » (p.147) Nous voici donc désincarnés, pour la satisfaction des démangés. Fils d’anonymes et anonymes nous-mêmes, débarrassés de vis-à-vis, l’autre devenant maltraitable à souhait pour la bonne cause, cette Humanité pour laquelle, nous l’avons vu, le diable se dévoue. Encore quelques mots de Pierre Leroux ? « Puissante théorie du Progrès, souffle divin de la Perfectibilité, c’est toi qui triomphes ! Les hommes ne sont rien devant toi… » (p.146) Mosquitoes, disait un très grand écrivain…

 

Vigne et sarments

Paris, 13e. Photo Alina Reyes

 

Ce n’est pas pour rien qu’hier, quand on m’a dit le mot masochisme, j’ai répondu qu’il se comprend en lisant Masoch. Plutôt que de dire « en lisant  Sacher-Masoch ». Et encore moins « en lisant Freud ». Je le dis parce que c’est la pure vérité. Le mot masochisme vient du nom Masoch. Les noms ne sont pas rien, les mots non plus. On ne peut pas faire comme s’ils étaient des choses utilitaires, ou comme si n’importe qui pouvait se les approprier selon son propre arrangement. Ils sont vivants. C’est en voyant le déploiement du nom Masoch, les mots qui sont venus de lui comme des sarments, que l’on peut comprendre le mot masochisme. Et il en est ainsi pour tous les noms, tous les mots. Ceux qui salissent les mots en les utilisant indûment insultent Dieu.

La théologie dans tous ses aspects est une science aussi sûre que les mathématiques, mais la plupart des gens n’ont aucun sens de la logique. Du Logos.  Ils vivent et raisonnent constamment selon des logiques fausses, comme les fous. Des faussetés qui bien sûr finissent en impasses, en mort ou même en crimes. C’est une atrocité à entendre, comme un concert où presque tout le monde jouerait faux. Nous n’avons pas le droit de donner un tel concert.

 

Lectures du jour, nouvelles du monde

Autoportrait à Istanbul, octobre 2009. Photo Alina Reyes

 

« Je sais, comme vous, qu’un monde a entièrement disparu, telle une ville après un tremblement de terre dévastateur, et qu’à sa place un autre monde est né. Gloire à l’Omniscient qui connaît ce qui est caché !  »
Naguib Mahfouz, Le Monde de Dieu, nouvelles traduites de l’arabe (Égypte) par Marie-Francis Saad, éd Actes Sud, 2000

 

« Du haut de la montagne sort un arc-en-ciel qui traverse le ciel, descend dans les plaines, puis disparaît.
Il arrive que certaines couleurs s’effacent de la nature. Il ne reste alors que le vert sur la montagne, le jaune sur la paille, et le bleu dans le ciel en été. Avant la fin du premier printemps il ne restait plus de crayons vert ni rouge tellement il y avait eu de prunes. Quant au crayon rose, il semblerait qu’il suffise pour de nombreux hivers. »
Adania Shibli, Reflets sur un mur blanc, roman traduit de l’arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, éd Actes Sud, 2004

 

« Et soudain, en un instant, comme après l’explosion, après avoir eu la tête qui tournait, après Kiev et tous les angles que j’avais dénombrés, je sentis que j’étais sur la route. Que j’étais de nouveau sur la route. »
Vladimir Sorokine, La voie de Bro, roman traduit du russe par Bernard Kreise, éd de l’Olivier, 2010

 

Faire l’amour

Photo Alina Reyes

 

Tout comme après un enterrement on éprouve le désir de partager un repas avec les vivants ou de faire l’amour avec une personne aimée, j’ai eu, après cette période électorale, le désir impérieux de lire un grand livre de vraie littérature. Je l’ai trouvé, je le lis. Il s’agit de La voie de Bro, un roman de Vladimir Sorokine. J’en reparlerai quand je l’aurai terminé, mais je le lis lentement, car je dois m’arrêter très souvent pour contempler, tant il m’appelle dans sa profondeur. Comme toujours en lisant un grand livre, ou comme quand je traduis un passage de la Bible,  je suis « dans un état superbe », comme il dit. Oui vraiment le verbe vivant peut tout, je l’ai toujours et sans cesse connu et reconnu dans ma vie, le verbe vivant guérit tout, donne toute béatitude, et surtout, ressuscite l’être.

En attendant de reparler de ce roman donc, je redonne ces considérations écrites il y a quelques années sur quatre livres dont La glace, de Sorokine – qui est en fait le premier d’une trilogie dont La voie de Bro est le deuxième titre.

*

La possibilité d’une île, Lunar Park, L’attentat, La glace. Quatre romans, un auteur français, un américain, un algérien et un russe.

Daniel, le personnage de Michel Houellebecq, a secrètement honte de son passé de comique sans scrupules, et ouvertement de son âge et de la dégradation de son corps par rapport à la jeunesse de son amante, Esther.
Bret Easton Ellis, qui se met lui-même en scène, a honte de son inaptitude à être père et mari, de son argent aussi sans doute, honte de la posssibilité de crime que portent ses livres, honte de son inadaptation à la vie sociale, ce rêve américain formaté par le politiquement correct.
La femme kamikaze d’Amine, le personnage d’origine palestinienne de Yasmina Khadra, a honte vis-à-vis de son peuple auquel elle se sent traître, et sa honte rejaillit sur son mari, notable de Tel-Aviv.
Quant aux « martelés » de Vladimir Sorokine, une honte innommable qui remonte à la Seconde guerre mondiale et se poursuit dans l’Histoire jusqu’à demain, leur fait rejeter l’espèce humaine en elle-même, comme il advient aussi dans le roman de Houellebecq.

Qu’en est-il de l’être humain, ici c’est-à-dire partout et en ce moment, dans un demain qui est la conséquence d’hier ? Il a honte.

« Nous vivons dans les ruines du futur », écrit Maurice G. Dantec dans le Théâtre des opérations.

« Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y rester », dit B.E.E.

Pour le néo-humain cloné de Michel Houellebecq, le futur n’est plus que le fantôme d’un passé à répétition.

Les personnages de Vladimir Sorokine se martèlent le cœur à coup de glace pour obtenir l’illusion d’un futur de communion par la désagrégation dans la lumière – illusion adorée au prix de meurtres froids, toute honte entièrement bue.

Quant à la kamikaze de Yasmina Khadra, son nihilisme, son no future est d’autant plus radical que femme, elle ne peut même pas s’accrocher à la croyance d’un paradis de houris en récompense de son sacrifice.

Sauf chez Khadra qui malgré sa descente aux enfers conserve quelques lueurs de tendresse pour l’être humain (encore que ses rares évocations d’une humanité à visage humain soient à peu près exclusivement situées dans un passé irrémédiablement révolu), la honte de soi (honte de la petite fille déportée et réduite à l’état de bétail dans La glace, petite fille qui deviendra une sorte de reine des martelés, ces néo-humains à la Sorokine), est une honte du genre humain dans son ensemble, qui débouche sur l’impasse d’une fuite en avant.

Au bout de cette impasse un mur de cristal – l’île –mirage de Houellebecq, la lunaire foire hallucinatoire de B.E.E., le paradis du martyr de Khadra, la Glace vénérée de Sorokine. Tous se précipitent dans le mur et non contents de s’y précipiter s’y agrègent, s’y fixent, s’y identifient, dans une éternité de pacotille. Les corps n’y ont plus leur place, les hommes, comme dans La glace, n’y sont plus vus que comme « machines de chair ».

Or le genre humain est aujourd’hui débordé par un verbe qui n’est même plus libérateur, le genre humain est débordé par la parole proliférante et mensongère du spectacle, le genre humain est réduit au bruit incessant, au bavardage vertigineusement creux et inefficace, aux langues de bois des médias, des politiques, des religieux, des scientifiques et des spécialistes de toute sorte, à la langue absurde et totalitariste des transactions financières, à l’incessante et compacte propagande, le genre humain tout entier n’est plus qu’un misérable insecte englué dans une toile de signes dépourvus de chair et de sens, et tout en s’autodétruisant dans les pires convulsions, anesthésié et paralysé, asphyxié dans sa honte et son impuissance, émet comme une bave d’agonisant d’ultimes rêves de lumière, semblable à cette « lumière bleue » glaciale que Leni Riefensthal fantasma dans son premier film éponyme, en 1933, avant de foncer, fascinée, dans le mur du discours hitlérien.

Que les poètes nous fassent entendre leur langue de poète, vite. Si l’être humain n’a pas de rapport légitime à la vie, il lui faut, absolument, établir et garder sans cesse un rapport poétique avec elle.

 

La vie

de gauche à droite : Jean-Paul, Robert, et Pierrot. Photo Alina Reyes

 

Dans une démocratie, c’est l’Opinion et l’état de fait des mœurs qui dictent leurs lois aux législateurs, pour le meilleur et pour le pire. Des chefs d’État factices comme ceux que nous voyons se succéder n’y peuvent rien. C’est justement pour cela qu’ils sont élus. Le peuple n’est pas plus bête que ses élites. Les uns et les autres forment l’aliment de leurs propres mensonges, esprits cannibales. Mais quelque chose est beaucoup plus puissant que tout ce monde : l’Esprit de vérité qui travaille l’histoire, laissant tomber le pire où il s’entraîne lui-même, réagençant les forces dans le monde, sauvant le vivable en l’amenant vers son nouveau visage, sa loi révélée. Vivants, notre vie, nous avons le pouvoir de la donner, et personne ne peut nous la prendre : soyons heureux, nous le sommes.

 

Heure de printemps

Photo Alina Reyes

 

Gare à l’idolâtrie des urnes. Campagne aux relents de Comité de Salut Public, pas seulement dans les gesticulations de Mélenchon, mais dans la dureté de tous. De grâce, un peu de distance. Rendons à César ce qui est à César : l’impôt, et non pas notre voix, même si nous votons. Nous ne tenons pas notre voix de la République, mais de la Vie. Notre vie ne dépend pas des institutions. L’institution est faite pour l’homme, et non l’homme pour l’institution : pas d’anathème contre celui qui ne vote pas, voter n’est pas aller à la messe. Et que l’on cesse de faire comme si le choix entre Hollande et Sarkozy était crucial, alors qu’on sait que presque rien ne changera du fait de leur maigre pouvoir. Rien d’essentiel ne changera que par notre propre conversion.